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Jules Denneulin (1835-1904) – peintre lillois amoureux de la Côte d’Opale

Fils d’un négociant en draps, Jules Denneulin est né le 16 août 1835 à Lille. Peintre de genre et paysagiste, il suit les cours aux Écoles académiques de Lille avec François Souchon (1787-1857), premier directeur de cette école, et Alphonse Colas (1818-1887), grand peintre religieux, lui-même élève de Souchon, et aussi professeur de Pharaon de Winter. L’artiste garde aussi une belle amitié avec ses camarades de l’École des Beaux-Arts, dont Carolus-Duran (1837-1917) qui lui fait son portrait (musée de Lille), et Pierre Billet (1836-1922).

En 1859, grâce à son père, Jules Denneulin rend visite à Jules Breton à Courrières. Il y reçoit les précieux conseils du maître. Puis, l’artiste débute au Salon des Artistes français en 1865 en envoyant La fille au rouet ainsi que la Dentellière, qui reçoivent un bon accueil. Le musée de Lille acquiert les deux œuvres. L’année suivant, il propose Un coup difficile (1866), puis d’autres tableaux « qui empruntent un intérêt particulier aux scènes de mœurs lilloises qu’ils représentent. M. Denneulin réussit dans le paysage : sa palette a des tons vigoureux, son pinceau sait être vrai sans tomber dans le prosaïsme. » (Presse du Nord). En 1882, les Chercheuses de Vers sont particulièrement appréciées au Salon, « scène pittoresque de grand talent« .

Au Salon des Beaux-Arts de Roubaix en 1886, son œuvre se fait remarquer : « L’Idylle de M. Jules Denneulin est pour nous le clou de l’exposition de Roubaix, l’œuvre la plus étonnante, celle où l’auteur se soit le plus surpassé. Que sont les anciens tableaux de M. Denneulin, si estimés, si recherchés par les vrais amateurs, en présence de cette toile sans précédent dans l’œuvre du peintre ? Oh ! que nous la voudrions voir au prochain Salon parisien! Avec quel regard complaisant et admiratif on s’empresserait de la contempler et de faire galerie tout autour; c’est une révélation, une transfiguration quoi ! Ah ! je sais une grande ville dont le musée a bonne réputation, qui serait merveilleusement inspirée en acquérant tout de suite ce tableau d’un de ses enfants. La scène est simple : c’est une femme assise sur la plage et tricotant; près d’elle, un gars superbe et d’un dessin solide est étendu sur le ventre, la tête appuyée dans la main; devant eux le ciel et la mer, entre lesquels se jouent les vapeurs du couchant. Ils parlent sans doute d’union, d’amour et d’espoir, ils se redisent les mots « qui, depuis cinq mille ans, se suspendent encore aux lèvres des amants » ; la femme baisse la paupière, tandis que lui la regarde de tous ses yeux. » (Jules Duthil).

En 1894, Jules Denneulin évoque, à travers son œuvre Le peintre amateur (huile sur toile 89cm x 129cm), une nouvelle pratique plus démocratique de la peinture. Dans « Autour d’un tableau de Jules Denneulin (1894) : peindre en amateur et peindre en plein air, une image du travail artistique« , Adrien Viraben développe : « Tandis que le paysage d’après nature s’établit, dès le 18ème siècle, comme le genre privilégié et emblématique des artistes amateurs, le plein air devint, dans la seconde moitié du 19ème siècle, une pratique professionnelle surexposée. Témoignage de cette cohabitation dans un même espace de deux groupes de créateurs antagonistes, Un peintre amateur, présenté par Jules Denneulin au Salon en 1894, relève précisément d’une tentative pour établir visuellement une spécificité de la pratique des amateurs. À la lumière de la « déprofessionnalisation » contemporaine du monde de l’art et de l’indistinction croissante entre artistes amateurs et professionnels, l’œuvre invite ainsi à apprécier toute la distance que son auteur voulut mettre entre deux images, celle de l’amateurisme et celle du travail artistique.« 

Cette peinture sur le motif gagne son esprit et fait sortir Jules Denneulin de son atelier, pour l’emmener peindre en plein air sur la Côte d’Opale. Avec son frère Alfred, il achète un chalet à Wimereux qui l’accueille pendant vingt ans, durant la saison estivale. Virginie Demont-Breton dans ses mémoires évoque tendrement son ami à qui elle vient rendre visite, accompagnée de son mari Adrien et de ses deux filles : « Une année où ils avaient loué un chalet à Wimereux, près de Boulogne, pour la saison chaude, je me rappelle un beau soir d’été où nous allâmes les y surprendre. Au moment où nous arrivions, Adrien, nos enfants et moi sur la plage, elle était déserte malgré l’affluence des baigneurs sur cette côte, car c’était l’heure où les cloches des hôtels rappellent leurs clients autour des tables servies. Le soleil se couchait. Il descendait tout rouge dans une brume grise, et au milieu de l’immense étendue de sable, nous ne voyions qu’un seul être vivant, un homme debout, appuyé de la hanche sur sa canne, immobile, le regard fixé sur l’astre qui semblait se plonger dans la mer. C’était Jules Denneulin. Il était si absorbé dans sa contemplation qu’il n’entendit point nos pas sur le sable. Adrien, parvenu derrière lui, lui mit tout à coup les deux mains sur les yeux. Denneulin tressaillit… puis ce fut une explosion de joie : Ah! c’est toi! c’est vous tous! Ça c’est gentil! Vous me prenez en flagrant délit d’admirer la nature… Ah! tu sais, mon cher, il n’y a encore que ça dans la vie, ça et les bons amis! Mais venez vite au chalet, Alfred sera si content de vous voir!« 

Cette amitié profonde entre cet artiste à la formation classique et le couple Demont-Breton perdure jusqu’à sa mort en 1904. Virginie Demont-Breton raconte sa disparition : « La mort l’a surpris dans la rue, pendant sa promenade journalière. se sentant troublé, il entra chez un marchand fleuriste et demanda à s’asseoir, et il mourut là, au milieu des fleurs. […] La mort l’a surpris aussi spontanément que nous l’avions fait nous-mêmes sur la plage de Wimereux, par ce beau soir d’été où, tout seul et rêveur, il regardait descendre le soleil. Comme la main amie qui ce soir-là se posa doucement sur ses yeux, la mort vint subitement lui cacher la lumière du jour et de la vie, au moment où il contemplait une autre merveille de la nature, les dernières fleurs de l’année. En apprenant à Wissant cette mort subite survenue le mardi 8 novembre 1904, Adrien partit immédiatement pour Lille. Le jeudi 10 eurent lieu les funérailles où Adrien prononça un discours d’adieu. Après ces tristes jours, Alfred ne vécut plus que de souvenirs. Il continua seul ses habitudes régulières. Comme il était idéaliste, il eut la sensation que l’âme de son frère demeurait attachée à tout ce qu’ils avaient aimé ensemble. Cela dura dix ans, puis la guerre éclata. Il resta dans sa ville de Lille et y mourut pendant l’occupation ennemie.« 

Aujourd’hui, Jules Denneulin est quelque peu oublié. Pourtant, il expose régulièrement au Salon de Artistes français à Paris dès 1865, essentiellement des scènes de genre pittoresques, aux accents régionalistes, rencontrant toujours un bon succès. Il envoie également des tableaux dans les Salons de province à Lyon en 1869, au Havre en 1880 et à Rouen en 1895. Dans le Nord, il montre ses œuvres à l’Exposition des Beaux-Arts de Roubaix (1869, 1884 à 1887, 1896 et 1897, 1901), au Salon de la Société des Arts de Douai dès 1872 jusqu’en 1897 dont Les chercheuses de moules, Pêcheuse en bord de mer et Soleil couchant. Il participe aussi au Salon lillois dès 1881 et à l’Union artistique du Nord en compagnie de Paul Hallez notamment.

Ses œuvres sont conservées essentiellement au musée des Beaux-Arts de Lille, dont Le départ du mousse, au musée de Beaune et dans les collections du département du Pas-de-Calais.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Louis Carrier-Belleuse (1848-1913) – peintre et sculpteur parisien sur la Côte d’Opale

Né à Paris le 4 juillet 1848, Louis-Robert Carrier-Belleuse est issu d’une lignée d’artistes. Il est fils du sculpteur reconnu Albert-Ernest Carrier-Belleuse, dont il est l’élève. Il est également le frère du fameux peintre-pastelliste Pierre Carrier-Belleuse. À l’École des Beaux-arts de Paris, il suit les enseignements complémentaires des deux grands maîtres de l’époque, Gustave Boulanger et d’Alexandre Cabanel.

Louis-Robert Carrier-Belleuse reçoit un prix pour l’une de ses peintures au Salon de 1881. Il est également récompensé pour une sculpture au Salon de 1889. Il travaille au côté de son père en tant qu’artiste à la Manufacture de Sèvres, où ce dernier occupe le poste de directeur artistique depuis 1875. En 1877, il se forme à la céramique auprès de Théodore Deck, puis participe au concours de Sèvres en 1882. Outre ses activités à Sèvres, Louis-Robert dessine des modèles pour la Faïencerie de Choisy-le-Roi, dont il devient le directeur artistique en 1889. Son œuvre Porteurs de farine (Salon de 1885) remporte un franc succès, et le tableau est acquis par l’État.

Louis Carrier-Belleuse présente de nombreuses œuvres, des peintures et des sculptures, au Salon des Artistes français dont :

  • Albert-Ernest Carrier-Belleuse dans son atelier, 1874, musée de New-York
  • Une équipe de bitumiers, 1883, musée du Luxembourg
  • Porteurs de farine, 1885, Petit-Palais à Paris
  • Les Petits Ramoneurs, Une petite curieuse, Marchand de journaux, musée de Rochefort
  • Projet pour une coupe d’orfèvrerie, sanguine et craie blanche, musée d’Orsay
  • Les Joueurs d’échecs, musée de Besançon

  • Nymphe et satyre, marbre, musée des Beaux-arts de Nice
  • Monument National du Costa-Rica, 1891
  • Tombeau du président Reina Barrios, Guatemala, 1892

Louis Carrier-Belleuse accompagne parfois son frère Pierre Carrier-Belleuse sur la Côte d’Opale, et notamment à Wissant. Pierre Carrier-Belleuse est en effet lié au couple Demont-Breton, célèbres artistes qui résident au Typhonium à Wissant. C’est là que Pierre emmène des danseuses de l’Opéra de Paris, afin de les peindre dénudées dans les dunes, dans une veine proche de l’Art Nouveau.

Quant à Louis Carrier-Belleuse, il s’active plutôt à peindre la plage, ses pêcheurs et ses bateaux, ses cabines et ses estivants, dans un style naturaliste aux teintes lumineuses. Sa production estivale reste réduite mais il laisse quelques vues pittoresques des plages du Nord, de Berck à Wissant, en passant par le quartier des marins de la Beurière à Boulogne-sur-Mer.

L’artiste meurt le 14 juin 1913, après une carrière riche et célébrée, à l’instar de son père et de son frère.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Pierre Gatier (1878-1944) – peintre de la Marine et graveur passionné

Pierre Louis Antoine Gatier est originaire de Toulon, où il est né le 12 janvier 1878. Après sa scolarité, il entre à l’École des Beaux-arts de Toulon, puis à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Là, sous la tutelle éclairée de Joseph Blanc, puis de Fernand Cormon, il se forge avec ardeur et dévotion.

Dans ses œuvres, il tisse un vibrant éloge à la vie foisonnante de la Belle Époque parisienne, capturant l’essence éphémère des moments avec une sensibilité exquise. Le Salon des artistes français, théâtre prestigieux des créateurs, devient son arène de prédilection, de 1903 à 1907. Toutefois, il s’en détourne, préférant se plonger dans la vie sociale des lieux à la mode, tels les Champs-Élysées, la rue de la Paix ou l’hippodrome de Longchamp.

Le tournant décisif dans le destin de Pierre Gatier survient le 30 mars 1907, lorsque le titre honorifique de peintre officiel de la Marine lui est décerné. Dès lors, il s’attèle à immortaliser sur toile les paysages de Toulon et de son environnement, saisissant la magie des instants évanescents de cette contrée maritime. Cependant, son talent ne se borne pas uniquement à la représentation paisible des côtes. Témoin attentif des tourments de l’Histoire, il dépeint avec maestria le Naufrage du Kniaz Souvorov lors de la bataille russo-japonaise de Tsushima, insufflant à ses toiles une charge émotionnelle indélébile (1905).

Élève à partir de 1900 des graveurs Lionel Lecouteux (1847-1909) et Joseph Blanc (1846-1904) à l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris, Pierre Gatier va très tôt réaliser des gravures parallèlement à sa production peinte. Il expérimente l’eau-forte et l’aquatinte en couleurs, très appréciés à l’époque et encore aujourd’hui, puis rédige en 1910 un Traité de l’aquatinte en trois couleurs, indiquant la technique, les lois d’optique, la superposition des couleurs, la gravure du dessin, … Son travail s’inscrit alors dans la continuité du renouveau de l’estampe française commencé aux alentours de 1860, notamment avec l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre, initiateur de la Société des aquafortistes (1862-1867). Ces artistes sont très appréciés des critiques, Théophile Gautier et Charles Baudelaire en tête.

Dans l’œuvre de Pierre Gatier, trois techniques de gravure différentes correspondent à trois périodes de sa vie : de 1900 à 1914, les eaux-fortes et aquatintes en couleurs qui ont pour thème principal la vie élégante parisienne ; de 1915 à 1918, les linoléums qui traduisent la dureté des temps et marquent une rupture ; et de 1922 à 1931 enfin, les pointes-sèches et burins gravés uniquement au trait et en noir, dans un style plus graphique.

Ces expériences vont inévitablement nourrir aussi, en retour, son œuvre peint, dessiné et gravé. La première guerre mondiale va marquer une rupture dans l’œuvre de Gatier. Il délaisse alors l’aquatinte en couleurs pour la linogravure en noir et blanc. Les gravures sur linoléum de cette époque sont, elles aussi, des témoignages flagrants de leur temps. Elles montrent notamment les camarades de guerre de Pierre Gatier, les activités du port de Bassens réaménagé par les troupes américaines, pour leur ravitaillement pendant le conflit, ainsi que des navires militaires.

Après la guerre, l’artiste abandonne la linogravure et se tourne vers le burin et la pointe-sèche. Les planches gravées de cette époque côtoient les peintures de la fin de sa carrière d’artiste. Il retrouve pour un temps les sujets parisiens et continue à s’intéresser au monde de la mer, mais c’est aussi à cette période qu’apparaissent les paysages de campagne et de montagne.

Après les ravages de la Première Guerre mondiale, Pierre Gatier trouve refuge à Parmain, nichée dans les bras paisibles du Val-d’Oise. À Boulogne-sur-Mer, il a l’opportunité de monter à bord d’un sous-marin commandé par son ami Paul Leygues et d’observer au périscope la surface mouvante de la mer et des navires se découpant sur l’horizon. Vision inoubliable, qui va inspirer ses recherches. Il produit à l’époque une série de peintures, de gravures et d’aquarelles à Boulogne-sur-Mer (septembre 1928) ainsi qu’à Berck.

Cependant, la grande crise de 1929 et les méventes le contraignent à abandonner momentanément son art, se voyant contraint de retourner à Toulon en 1931. Il réintègre alors la Marine pour laquelle il effectue de nouveau des recherches sur le camouflage. En effet, grâce à sa pratique de l’aquatinte et de l’eau-forte en couleurs, il a acquis une solide expérience de la juxtaposition des couleurs et des effets de leur superposition. Il gère la dissimulation des ouvrages derrière le voile trompeur du camouflage, notamment à l’île de Porquerolles. Il revient exposer avec succès à l’Exposition universelle de 1937 à Paris, en embellissant le palais de l’Air de son art subtil et raffiné.

En 1938, Pierre Gatier s’installe en Haute-Savoie, à Saint-Gervais-les-Bains. Il y peint des vues montagnardes dans des tons très lumineux et tendres, notamment des paysages de la commune (sommets, vallées, glaciers, chalets). Affaibli par le diabète, Pierre Gatier s’éteint le 15 octobre 1944 à Joigny dans l’Yonne. Ses œuvres sont visibles notamment dans les musées de L’Isle-Adam (estampes), de Toulon et de Berck-sur-mer (aquarelles), au Centre nationale des arts plastiques (eaux-fortes), et au musée du département du Pas-de-Calais.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Pierre Billet (1836-1922) – le peintre des champs et de la mer

Pierre Célestin Billet est né à Cantin dans le Nord le 2 novembre 1836. Fils d’un industriel bien établi, il fait des études brillantes au lycée de Douai. Un temps pressenti pour reprendre l’usine familiale, il est poussé par une irrésistible vocation, et abandonne définitivement le commerce vers l’âge de 30 ans, pour s’adonner à son art favori la peinture. L’illustre peintre naturaliste Jules Breton vient à Cantin durant l’été de 1867, pour la première fois, afin de peindre avec lui et de lui prodiguer des conseils.

Très vite, grâce à Jules Breton qui l’influence largement dans son art, sa technique et le choix des sujets, Pierre Billet est admis au Salon de Paris. Il présente alors des scènes champêtres, des paysannes au travail, puis des scènes maritimes, des pêcheuses à l’attente et des effets de mer, dont :

  • Les Suites d’une partie de carte, Salon de 1867.
  • L’Attente, Salon de 1868.
  • Pêcheur sur la plage d’Ambleteuse, Salon de 1869.
  • Pêcheuse des environs de Boulogne, Salon de 1870, acquis par le musée de Lille.
  • L’Heure de la marée, côte de Normandie, Salon de 1872.
  • Pêcheuses et Coupeuses d’herbe, Salon de 1873 (médaille de 3ème classe).
  • Contrebandiers et Ramasseuses de bois, Salon de 1874 (médaille de 2ème classe).
  • En hiver et Souvenir d’Ambleteuse, Salon de 1875.
  • Jeune maraîchère et Une source à Yport, Salon de 1876.
  • Pêcheuses d’équilles et Un bûcheron, Salon de 1878.
  • Avant la pêche, Salon de 1879.
  • Les Glaneuses, Salon de 1881.
  • Pêcheuse de crevettes, Salon de 1883.
  • Ânes sur la plage, Salon de 1884.
  • La Pêche des crevettes, Salon de 1888.
  • Exposition Universelle de Paris de 1889, (médaille de 2ème classe).
  • Une Bergère, Salon de 1890.
  • Femme de Pêcheur, Salon de 1892.
  • Ramasseuse de pommes de terre, Salon de 1895.
  • Souvenir du Cap d’Alprech ; Pêcheuse du Portel, Salon de 1896.
  • Marée basse, Salon de 1898.

Pierre Billet travaille souvent dans sa propriété à Cantin, dont le jardin lui sert de décor naturel. Dès 1876 et durant quelques années, il passe ses étés à Yport en Normandie, en compagnie de Jules Breton, pour croquer des pêcheuses et des bords de mer. A Cantin, les jeunes filles de l’artiste servent parfois de modèle pour camper une pêcheuse laborieuse ou une paysanne au repos. Son art est très vite reconnu par la presse et les salons d’art, car Pierre Billet « tient pleinement ce que promettaient ses débuts. Il vit avec ses modèles, il les suit dans leurs marches pénibles, lorsqu’ils reviennent courbés sous le faix. Il les regarde travailler, il étudie leurs gestes, leurs attitudes, et il nous les montre comme il les a observés. Ce bûcheron et son fils, qui s’arrêtent pour allumer leurs pipes, sont peints et composés avec une expression remarquable, et possèdent cette désinvolture familière, simple et un peu triste, qui marque le caractère des habitants de nos campagne du Nord. Les Pêcheuses d’esquilles, qui ont quelques ressemblances avec les Pêcheuses de Boulogne du musée de Lille, sont également très remarquables. Bien que peints en plein air, les personnages ont un relief saisissant » (commentaires sur le Salon de 1878, Le Progrès du Nord, juillet 1878).

A partir des années 1890, Pierre Billet engage son art vers plus de modernité. Il se détache de l’enseignement de Jules breton et adopte un style plus libre. Il fréquente les artistes d’Étaples et de Berck où il se rend souvent l’été. Il peint la plage de Berck et du Touquet, des vues panoramiques de la Canche à Étaples, dans une touche enlevée et dynamique.

Pierre Billet participe également activement aux Salons régionaux du Nord de la France. Il débute ainsi en 1881 au Salon des Arts de Lille avec Les Glaneuses, sujet emblématique du moment, acquis par le musée. Il présente ensuite à l’Exposition de la Société des Amis des Arts d’Étaples de 1892, sous l’égide d’Eugène Chigot, Le Soir à Étaples. De 1910 à 1914, il envoie au Salon des Beaux-arts du Touquet un total de onze œuvres, figurant essentiellement des dunes, des vues maritimes et de la Canche, ou encore des sous-bois. A Douai, dès 1870 jusqu’en 1911, il propose des huiles représentant surtout des scènes champêtres. En 1884, il fait une exception en envoyant une série d’œuvres orientalistes, des vues du port d’Alger et quelques portraits de bédouins.

En 1907, l’artiste achète une petite masure dans l’arrière-pays du Touquet : « Imaginez-vous, sur un petit chemins sans issue, une infime ferme délabrée ; derrière la barrière d’entrée, un fumier sérieusement avancé, au sommet duquel picorent quelques poules et un coq qui accueille avec arrogance le rare visiteur. A gauche, une petite maison proprette, c’est l’habitation […] C’est là que vit depuis six ans, hiver comme été, un vieillard robuste, estimé et aimé, le grand peintre Pierre Billet« . Pour ses déplacements quotidiens, « deux fillettes l’aident et lui servent de modèles pour les personnages dont il a besoin« . Pierre Billet travaille sans relâche, « il part le matin dans la forêt du Touquet, arrive au hasard de la promenade à un endroit où il s’arrête, jette sa canne et commence à peindre » (presse du Nord, 1913).

A partir des années 1910, ses participations aux différents salons et expositions s’estompent largement. Vieillissant, atteint d’une cataracte très invalidante, l’artiste peine à produire son art. Utilisant une bougie en transparence sur la toile, il continue à peindre des scènes plus intimistes, sa famille dans la vie quotidienne, usant d’un tracé simple et de couches picturales très estompées. Pierre Billet souffre beaucoup, comme d’autres artistes du Nord, les Duhem, les Breton, la famille Maroniez, de l’occupation allemande durant la Première guerre mondiale. Son atelier est pillé, la vie devient survie. Âgé, il s’éteint à Cantin le 26 novembre 1922.

Pierre Billet a peu dispensé son art. Il enseigne tout de même à sa fille Aline Billet-Guérin qui expose durant son vivant, également à Maurice Lévis (1860-1940), et surtout à Georges Maroniez, peintre de marines, originaire de Douai, qui rejoint ensuite Adrien Demont à l’Ecole de Wissant. L’œuvre de Pierre Billet est représenté dans plusieurs musées, notamment à Douai au musée de la Chartreuse, au Touquet, à Lille, à Glasgow et à Saint-Pétersbourg.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Paul Graf (1872-1947) – sculpteur des traditions boulonnaises

Paul Henri Graf naît Paul Henri Bonnissant le 2 décembre 1872 à Boulogne-sur-Mer d’Isabelle Marie Joséphine Bonnissant, couturière. En 1881, sa mère épouse Pierre Graf, plombier, qui donnera son nom à l’enfant d’Isabelle en le reconnaissant. Après sa scolarité primaire, il est élève dans l’atelier boulonnais des frères Blot en production de terres cuites. Paul Graf y voit naître sa vocation et, boursier, il intègre l’École municipale d’art de la ville en 1890 avec son ami le peintre Victor Dupont. Il se voit décerner alors deux médailles lors des concours annuels : une médaille d’argent de deuxième classe en 1891, suivie d’une médaille de première classe l’année suivante. En 1893, il poursuit son éducation à l’École des Beaux-Arts de Paris, où il étudie auprès des sculpteurs et médailleurs Gabriel-Jules Thomas et François-Joseph-Hubert Ponscarme.

Dès 1892, il participe activement au Salon des Artistes français, y envoyant un buste en plâtre représentant le lieutenant-colonel Attelin. Ses œuvres sont régulièrement exposées à Paris, mais seulement à deux reprises à Boulogne-sur-Mer : en 1893 et en 1903 (6 médaillons). Impliqué dans la vie artistique de Boulogne-sur-Mer, il expose également ses créations dans divers commerces de la ville. En 1891, on peut admirer son buste de M. Dewisme dans les vitrines de M. Thuillier. En 1894, un plâtre représentant un jeune homme au torse légèrement renversé et au bras levé est exposé chez M. Vibert, rue Faidherbe.

En 1895, il est officiellement admis au Salon des Artistes français, grâce à son buste du docteur Duchenne. Pour satisfaire la bourgeoisie locale, Paul Graf participe à de nombreuses réalisations de monuments funéraires, à travers des éléments de décorations ou des bustes. Lors de l’inauguration d’un monument en octobre 1901, la presse locale apprécie son travail : « Quand le voile qui recouvrait le buste surmontant le monument eut été enlevé et que la physionomie si caractéristique du spirituel caricaturiste de l’Index apparut aux regards des assistants, il n’y eut parmi eux qu’une exclamation pour en reconnaître tout à la fois le cachet éminemment artistique et surtout la parfaite ressemblance. Son buste compte au nombre des mieux réussis que possède notre grande nécropole boulonnaise ».

La ville de Boulogne-sur-Mer fait également appel à lui à deux reprises pour la création de monuments publics. En 1911, il réalise l’Aigle qui orne le monument dédié au capitaine Ferber (visible sur le quai du port). Après la Première guerre mondiale, il sculpte la Vierge nautonière de la Porte des Dunes, statue de Notre-Dame de Boulogne, commandée en 1924 par Monseigneur Lejeune et la municipalité, destinée à remplacer une statue de chêne en mauvais état. A ce sujet, Émile Langlade raconte : « cette porte était surmontée d’une niche sans caractère où avait été placée une image de la Vierge miraculeuse, qui, selon la légende, aurait abordé au temps du Roi Dagobert sur la côte boulonnaise, dans un canot conduit par des Anges, scène dont Francis Tattegrain a tiré la composition délicieuse qui se trouve dans la Cathédrale de Boulogne. Mais l’image de la porte des Dunes était fort grossière. Un archéologue des plus érudits, M. Camille Enlart, dessina donc une arcade en tiers point et l’image sans valeur de la Vierge de Boulogne fut avantageusement remplacée en septembre 1926 par une belle statue sculptée par Paul Graf, et qui est tout à fait une œuvre de style ».

Ce ne sont pas ses seules contributions dans le domaine des statues publiques. En 1901, il reçoit une commande de l’État pour la création de deux bas-reliefs allégoriques : l’un représentant l’Architecture et l’autre l’Archéologie. Deux ans plus tard, l’État lui passe à nouveau commande de deux bas-reliefs allégoriques, cette fois-ci représentant la Peinture et la Sculpture. Ces deux dernières œuvres sont ensuite exposées au Salon des Artistes français en 1904. En 1909, il y envoie un bas-relief en bronze intitulé Métallurgie et le buste en bronze de M. Vincent, maire de Desvres. Enfin, en 1923, l’État lui confie la réalisation d’une statue destinée à embellir le Pavillon Marsan à Paris. Pour cela, il crée d’abord un modèle en plâtre représentant le général Damrémont, qui est ensuite transposé dans la pierre.

En marge de cette production, Paul Graf s’allie à des fondeurs parisiens jusqu’en 1913 pour produire de petites pièces en bronze figurant des sujets religieux ou régionalistes, vendues à petit prix, pour les particuliers et les lieux de culte. Mais surtout, il envoie au Salon des Artistes français de 1907 « un buste petit et lourd de sa Boulonnaise au châle croisé » intitulé Zabelle (Les Rosati, juin 1907). Cette figure allégorique est utilisée plus tard par René Bazin dans son roman maritime populaire Gingolph l’Abandonné publié en 1914. Puis, quelques années après, cette emblématique Boulonnaise est reprise en 1923 pour la création des Géants de la ville Batisse et Zabelle.

Mais la plus émouvante des œuvres de Paul Graf s’intitule Après la Tempête. Exposée en 1912, « elle représente une femme et une fille de marin qui, les yeux pleins d’angoisse, fouillent l’horizon de la mer inquiétante. Le vent souffle encore violent et rageur bien que déjà il s’apaise. Mais au loin, pas une voile en mer. L’homme ne reviendra pas. Et ces femmes demeurent le cœur épouvanté devant la puissance de l’Océan redoutable et la profondeur de l’abîme où sombrent les morts. Le sujet n’est pas un sujet de fantaisie. Il a été croqué par l’artiste, qui au lendemain d’une tempête, ayant gravi les pentes de la Beurrière, qui mènent à ce terre-plein où l’on a érigé le Calvaire de Boulogne, se trouva en présence du motif de son œuvre. C’est une scène vécue. Dans les ports de pêche, elle est commune : La famille sait, a dit Michelet, qu’elle est nourrie des hasards de cette loterie de la vie, de la mort de l’homme. Quant à la femme du pêcheur, dont Paul Graf a reproduit l’attitude d’une façon si émouvante, elle veut espérer encore et pourtant elle n’attend plus rien de cette immensité où se culbutent les vagues écumeuses » (Émile Langlade, 1929). Réalisée en marbre blanc, l’œuvre entre dans les collections du musée de Boulogne en 1913, semble perdue lors du bombardement de 1918, mais finalement retrouvée. Aujourd’hui le marbre restauré est visible au musée de Boulogne-sur-Mer, depuis mars 2023, dans le Petit Salon.

L’artiste envoie ses œuvres au Salon des Artistes français dès 1893, des bustes en plâtres des maires de Boulogne (docteur Aigre), notamment un buste en plâtre d’Henri Malo (1899), des médailles et plaquettes en bronze doré, des bustes en bronze de gens célèbres et enfin des groupes fondus, figurant des allégories de plus ou moins grande taille. Paul Graf est très présent sur le territoire grâce à des commandes publiques et à de nombreux monuments aux morts, réalisés suite à la Première guerre mondiale :

  • Andlau : Monument au docteur Alexis Stoltz, 1901.
  • Boulogne-sur-Mer :
    • digue Sainte-Beuve : Monument au capitaine Ferber, 1911, bronze.
    • Poste des Dunes : vierge et anges, groupe.
    • hôtel des Postes : décoration de la façade.
  • Calais : La Musique et La Poésie, deux statues ornant la façade.
  • Carmaux, square Gabriel-Bousquet : Mineur, ou Monument aux victimes du travail, 1925, statue en bronze .
  • Clermont-Ferrand : La Sculpture et la Peinture et L’Architecture et l’Archéologie, deux hauts-reliefs en marbre ornant la façade.
  • Monument aux morts de Courcy.
  • Paris :
    • Le Sacré-Cœur, statue, église Saint-Pierre.
    • Un groupe en bronze à l’église de la Sainte-Trinité.
    • hôtel du service de la Garantie, 14 rue Perrée, décoration de la façade, 1925.
    • Louvre : Damrémont, 1924, statue en pierre.
  • Monument aux Morts de Nissan-lez-Ensérune – 1920 – Pierre de Taille
  • Saint-Étienne, hôtel des anciens élèves de l’École des mines :
    • La Science et Le Travail, haut-relief ornant le fronton.
    • La Mine et La Métallurgie, deux hauts-reliefs sur la façade.
  • Saint-Restitut, Métallurgistes au travail, vers 1938, bas-relief en pierre de Lavoux.
  • Terrasson-Lavilledieu, Monument aux mort.

Paul Graf est nommé officier d’Académie le 5 février 1903, puis officier de l’Instruction publique le 23 octobre 1909. Enfin, il reçoit la Légion d’Honneur en janvier 1936 au titre de chevalier.

Paul Graf meurt le 10 février 1947 à Terrasson-Lavilledieu en Dordogne.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Eugène Chigot (1860-1923) – chef de file de l’École d’Étaples

Eugène Chigot voit le jour à Valenciennes, dans la demeure qui abrite ses parents, au 4 rue des Foulons, le 22 novembre 1860. À partir de 1872, il embrasse le chemin des études à l’institut Notre-Dame de Dunkerque. C’est là qu’il croise la route d’Henri Le Sidaner, deux années son cadet, et scelle avec lui une amitié profonde. Son séjour au collège est tumultueux, car les études ne suscitent en lui aucun attrait. Son père, en revanche, désire qu’il obtienne son baccalauréat. Mais cette aspiration lui importe peu : son rêve est de devenir peintre. Ainsi, il regagne le cocon familial à Valenciennes, où il s’adonne à passer ses journées dans l’atelier paternel. Alphonse Chigot, peintre militaire, est donc son maître et en même temps celui qui tente de le dissuader de se lancer dans la voie artistique.

En 1879, Alfred Roll (1846-1919) rend visite à Alphonse Chigot et s’avère frappé par la nature morte peinte par son fils. Malgré les réticences, Roll parvient finalement à convaincre Alphonse d’envoyer Eugène à Paris. C’est ainsi qu’en 1881, Eugène Chigot intégre l’École des beaux-arts, dans l’atelier d’Alexandre Cabanel (1823-1889). Dès cette année-là, il se voit décerner la première médaille d’esquisse. Il fréquente également les ateliers de Vayson et de Bonnat de 1881 à 1886.

Après avoir achevé son parcours à l’École des Beaux-arts, Eugène Chigot consacre de nombreuses années à Étaples, où il retrouve son ami d’enfance, Henri Le Sidaner. En 1887, Eugène Chigot s’installe à Étaples, initialement dans un logement loué, probablement à proximité de l’église. Par la suite, il aménage son propre atelier sur le boulevard de l’Impératrice, à la hauteur du calvaire des marins, avant que celui-ci ne soit déplacé. Grâce à une bourse de voyage obtenue au Salon des artistes français avec son œuvre Pêche interrompue en 1887, il a l’opportunité de visiter l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas. Grâce à son tempérament jovial et audacieux, il insuffle vie à ce qui serait ultérieurement connu sous le nom de « l’École d’Étaples ». De nombreux peintres français et étrangers se joignent à lui : les Français Henri et Marie Duhem, le Norvégien Fritz Thaulow, les Américains Bohm, Couse, Tanner, l’Anglais Hankey, ainsi que les Australiens Bunny, Rae et Rix. Vivant en communion, ils s’affranchirent des contraintes de l’académisme officiel, s’efforçant de s’en libérer. Eugène Chigot organise même en 1892 une première grande exposition des œuvres de ces artistes à Étaples.

Au Salon des artistes français, il présente en 1889 Fuyant l’invasion de 1870, puis La Prière du soir, qui lui vaut la médaille de deuxième classe, hors concours. Toujours porté par les grands formats, il réalise en 1891 Perdus au large. Au salon de 1892, il expose Échouage par gros temps. À partir de 1891, il devient peintre officiel de la marine, ce qui le conduit notamment à réaliser Entrée du canot de l’amiral Avellan à Toulon, le 13 octobre 1893, présenté au Salon de 1894. Revenant vers ses terres de prédilection, Eugène Chigot entreprend en 1895 la réalisation de La Légende des barques miraculeuses, également connue sous le nom de La Légende de Saint-Josse, La Procession de Saint-Josse ou Le Pèlerinage de Saint-Josse, une toile commandée par l’État et exposée au Salon de 1896. En 1900, il achève Heure mourante, puis en 1902, Tendresses nocturnes (musée de Rouen). Pour couronner cette longue série d’œuvres magistrales, mentionnons également le tableau Pax, réalisé en 1910 pour le musée de la Paix de La Haye, figurant une scène pastorale avec couple de paysans et leur bébé, devant une paire de vaches dans une décor sublimé. Ces grands formats nécessitent un effort considérable et la réalisation de nombreuses études préliminaires, témoignant de la rigueur et de la minutie avec lesquelles Eugène Chigot aborde son travail.

À partir de 1893, Eugène Chigot séjourne à Berck, et c’est cette année-là qu’il scelle son union avec Marthe Colle, le 8 avril. Marthe, dotée d’une brillante éducation, est encore très jeune lorsqu’elle épouse Eugène, qui va rapidement se révéler un peintre d’un talent exceptionnel. Elle comprend avec une grande sensibilité les aspirations de l’artiste, l’accompagnant lors de ses fréquents voyages à la recherche de la lumière et de la couleur, que ce soit à Étaples, à Petit-Fort-Philippe, dans le Midi, le long de la Loire, ou à Honfleur. À chaque endroit, elle crée un foyer où son mari peut trouver le calme et la sérénité nécessaires après les élans passionnés du peintre, lui permettant ainsi de saisir de son pinceau les reflets de l’eau, le jeu des nuages et du soleil, l’éclat des fleurs ou le vol d’un oiseau. En 1890, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur, une reconnaissance qui témoigne de la reconnaissance de son talent artistique.

En tant que conseiller municipal d’Étaples, Eugène Chigot occupe également le poste de président de la Société des amis des arts d’Étaples, qui organise la première exposition de peinture dans la ville en 1892. En 1893, Eugène Chigot établit son atelier à Berck-sur-Mer. C’est là qu’il réalise notamment Le Soir à Merlimont, qu’il envoie au Salon de 1893. Par la suite, il revient s’installer à Étaples de 1893 à 1895, puis au Touquet de 1895 à 1898, résidant dans la villa Saint-Josse, à l’entrée de la rue de Paris. En 1898, Eugène Chigot quitte Le Touquet pour Dunkerque, où il séjourne pendant près de cinq ans, d’abord rue du Jeu de Paume, puis au 21, rue de l’Abreuvoir. Durant cette période, il se lance dans des commandes officielles du gouvernement. Pour la ville de Dunkerque, il réalise un panneau de 650 x 350 cm représentant Le Départ du président Félix Faure pour la Russie, destiné à la salle des fêtes de l’hôtel de ville.

Vers 1900, il fait la connaissance de Frantz Jourdain, le créateur infatigable et animateur du Salon d’Automne, avec qui il développe une amitié indéfectible. En 1903, il exposa aux côtés de Bonnard, Gauguin, Guillaumin, Lebasque, Marquet, Matisse, Puvis de Chavannes, Odilon Redon, Renoir, Toulouse-Lautrec et Villon. Dès lors, il devient l’un des rares artistes à exposer aux deux Salons. En janvier de la même année, il est nommé officier de l’Instruction publique et inspecteur de l’enseignement du dessin et des musées.

Durant la guerre de 1914-1918, sa fille Mathilde se trouve à Lille, en zone occupée, jusqu’au 13 décembre 1915, tandis que le reste de la famille réside à Paris. Son vieux père, Alphonse Chigot, fidèle à Valenciennes et toujours animé d’un patriotisme fervent, n’ayant jamais cessé de peindre des défaites imaginaires allemandes, s’éteint à l’âge de 93 ans. Eugène Chigot, trop âgé pour être mobilisé, se voit confier des missions auprès des armées en 1917. Il réalise de nombreuses toiles dépeignant les villes bombardées de Calais, Dunkerque, Coxyde et Nieuport. Profondément bouleversé de voir son cher pays ravagé et saccagé, il peint les ruines, les prisonniers allemands, les blessés. Cette année-là est marquée par ses « œuvres de guerre » et une audacieuse exposition au théâtre de Calais, soutenue par le général Ditte.

Prématurément vieilli, affecté par la dépression, Eugène Chigot se consacre sans relâche à la représentation de son jardin rue de Bagneux. Bien qu’il tente en vain de retrouver de nouvelles sources d’inspiration à Honfleur, qui le charme tant, il s’éteint à Paris le 14 juillet 1923. Le Salon d’Automne de cette même année lui rend hommage à travers une rétrospective émouvante.

Bien que certaines de ses toiles, notamment ses grands formats et quelques commandes officielles, se trouvent dans une vingtaine de musées et lieux publics, son œuvre, dans son ensemble, est dispersée, principalement en France, mais également en Angleterre, aux États-Unis, en Belgique et en Suisse.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Fernand Stiévenart (1862-1922) – élève des Demont-Breton à Wissant

Fernand Stiévenart est né à Douai le 21 mai 1862 dans une famille de notables. A l’adolescence, il passe ses vacances d’été sur la Côte d’Opale, à découvrir les chemins ensablés et la mer aux bleus capricieux. Au lycée, il rencontre Georges Maroniez (1865-1933) et, après des études de dessin faites de 1878 à 1880 dans sa ville natale, il part à Paris suivre les cours de Gustave Boulanger à l’École Nationale des Beaux-Arts. Mais, la mort précoce de son père en 1888 bouleverse son plan de carrière. Jeune héritier, il n’est plus assujetti aux contingences commerciales et peut désormais produire ses œuvres plus librement, à son rythme. A la fin des années 1880, Fernand fréquente l’atelier d’Émile Breton (1831-1902), qui accueille à Courrières nombre d’artistes en quête de conseils. Il y fait la connaissance d’Adrien Demont (1851-1928), époux de la peintre Virginie Demont-Breton (1859-1935). Dans leur maison à Montgeron, les Demont-Breton attirent la belle société et “reçoivent souvent, le dimanche, quinze à vingt convives autour de la table. On y rencontrait Luc Olivier Merson, Rovel, Planquette, Stiévenart, Salgado, Maroniez…”. Amitié et filiation artistique s’établissent entre Adrien Demont et Fernand Stiévenart.


A cette époque, les Demont-Breton découvrent Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, sauvage et pittoresque, nichée entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez, où ils viennent peindre l’été. Leur registre pictural bénéficie du folklore des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1890, le couple s’y installe définitivement, dans une maison-atelier cossue de style égyptisant, le Typhonium, perchée sur les hauteurs du village. Plusieurs amis et disciples les y rejoignent, à l’instar de Francis Tattegrain (1852-1915), le chantre de la marine berckoise, et du couple douaisien Henri (1860-1941) et Marie Duhem (1871-1918). Ils composent le « Groupe Demont » ou « l’École de Wissant ». Parmi les élèves, Félix Planquette (1873-1964), peintre animalier de renom, Georges Maroniez, spécialiste des marines au clair de lune et des retours de pêche mouvementés, et Fernand Stiévenart, reçoivent les conseils d’Adrien Demont : « Les jours où le grand vent du large nous empêchait de peindre sur la plage ou quand il pleuvait, le rustique hangar de madame Lefebvre-Duval nous servait d’abri et d’atelier de plein air. Fernand Stiévenart et Henri Duhem, logés à l’hôtel Duval, y venaient aussi. L’École Demont se met au vert disait Maroniez”. Tous ces artistes s’influencent mutuellement, partant peindre en petits groupes, protégés du soleil par des parasols, sous la férule du maître Adrien Demont.


Au tout début des années 1890, Fernand rencontre Juliette de Reul, une jeune fille de dix ans sa cadette, qui le rejoint à Douai, malgré l’opposition de son père, le romancier belge Xavier de Reul (1830-1895). Le couple loge dans la maison familiale à Douai, mais fréquente de plus en plus Wissant durant la saison estivale. C’est le temps des pochades réalisées en groupe sur le motif, au pied du Mont de Couple, le promontoire dominant le bourg, ou à l’entrée de l’Herlen, la petite rivière qui serpente au milieu du village. Une amitié sincère s’instaure entre tous ces peintres, qui deviennent modèles à tour de rôle, s’offrant des œuvres dédicacées. Fernand croque à plusieurs reprises sa compagne, au milieu des champs de fleurs ou assise, sublimée d’une robe à crinoline, dans les herbes folles. En 1893, quand Virginie Demont-Breton prépare son œuvre magistrale Jean Bart enrôlant ses matelots, présentée au Salon des Artistes français de 1894, certains élèves posent pour elle : “La ville de Dunkerque l’avait définitivement acquis pour son musée. L’artiste, pour composer ce tableau, s’était documentée sur l’aspect de la ville sous Louis XIV, au moyen d’anciennes gravures. Ce fut le peintre Félix Planquette qui posa pour Jean Bart et Fernand Stiévenart pour le scribe enrôleur. Ce tableau eut un grand succès au Salon”. Cette “toile à sensation” brûlera dans l’incendie du musée des Beaux-Arts de Dunkerque durant l’été 1940 et, à présent, seules sont connues la toile préparatoire de l’écrivain ainsi que quelques études éparses. 


Dès 1893, Fernand et Juliette louent la Villa Siame, une solide longère typique de la région, ornée de pannes flamandes, aux murs de torchis blanchis à la chaux, souvent brossée sous leurs pinceaux. Le couple Demont-Breton apprécie leur présence, car “deux artistes seulement, logés dans le village, restent encore, aimant comme nous à voir ce petit coin de France dans toute sa sauvagerie, ce sont nos élèves Fernand Stiévenart et Félix Planquette, qui exposent chaque année au Salon des Champs-Elysées”. A l’instar de Virginie Demont-Breton, qui chérit ses jeunes modèles choisis au village, les Stiévenart se désespèrent également des disparitions en mer, des mousses arrachés à la vie trop jeunes. Ils s’investissent avec les Demont-Breton, Félix Planquette et d’autres artistes à travers « L’Épave », une association destinée à aider les victimes, organisant des collectes de fonds et des ventes caritatives d’œuvres.


En 1895, le couple fait construire sa maison-atelier, une grande demeure située à l’écart du village, baptisée Sainte-Marie-des-Fleurs. Puis, l’année suivante, à la mort de Xavier de Reul, il s’unit à Saint-Gilles-lez-Bruxelles. En 1902, Juliette y met au monde leur fils unique, Emmanuel. Durant ces années wissantaises, le couple expose au Salon des Artistes français à Paris, participe à l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne et aux salons du Nord de la France, à Douai, Roubaix-Tourcoing et Lille. Mais, Fernand Stiévenart se détache progressivement de l’influence de ses maîtres, les carcans des salons officiels ne répondant plus à ses inspirations. En 1909, la famille déménage à Bruxelles, dans un bel hôtel particulier que le couple s’est fait construire au 80 avenue de Bel Air (quartier d’Uccle). Fernand Stiévenart peut ainsi exposer plus facilement aux salons belges, à Gand et à Bruxelles, et se livrer à de nouvelles expériences, de la gravure à l’estampe.


Ces années de bonheur s’achèvent brutalement à l’été 1914. Lors de la Première Guerre mondiale, les troupes allemandes entrent à Bruxelles. Pris d’inquiétude, les Stiévenart abandonnent leur hôtel particulier le 28 novembre 1914, pour rejoindre Wissant. Pourtant, malgré une occupation de 51 mois, “la capitale n’est pas le théâtre d’engagements militaires violents et un calme relatif règne”. Rassurée par la situation, la famille Stiévenart regagne Bruxelles dès le 26 février 1915, de manière définitive.


La paix revenue, les destructions dans le Nord de la France s’annoncent incommensurables. Les Demont-Breton ont perdu leur maison familiale à Courrières. Pire, les Duhem sont décimés, Rémy est tué au combat en juin 1915, sa mère Marie décède en juillet 1918 de chagrin. Seul rescapé, Henri Duhem se retrouve dans une grande précarité à Saint-Amand. En octobre 1918, Fernand Stiévenart l’invite à venir se réfugier chez lui à Bruxelles ; les amitiés d’artistes restent bien vivaces en ces temps sombres. Plus tard, Sainte-Marguerite-des-Fleurs est vendue à l’artiste Paule Crampel (1864-1964). Dispersée et meurtrie, l’École de Wissant s’éteint doucement. Dans les années 1920, la vie reprend son cours, les expositions redémarrent. Mais Fernand meurt brutalement à Bruxelles le 22 janvier 1922. Juliette y décède encore jeune, trois ans plus tard, le 26 janvier 1925.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Francis Tattegrain (1852-1915) – le maître naturaliste de Berck


Francis Tattegrain, le troisième fils de Charles-Louis Tattegrain (1806-1879), président du Tribunal d’Amiens, et de Thérèse Marie Voillemier (1819-1881), est issu d’une famille de magistrats et de l’une des plus anciennes familles de Péronne, dont le bisaïeul était mayeur de la ville en 1781. Malgré son désir de se consacrer à la peinture, il obtient l’approbation de son père pour poursuivre des études de droit en échange. Il obtient son doctorat en droit avec brio, mais ne se consacre ensuite plus qu’à la peinture.

Le jeune Francis découvre Berck avec ses parents dès 1865, où son père fait construire un chalet au 28, rue de l’Entonnoir. Ce lieu de vacances deviendra le cadre principal de son œuvre picturale. Un peuplus tard, Francis Tattegrain rencontre Napoléon Lepic, artiste peintre de passage qui va le conforter dans sa vocation. Le 2 septembre 1882, il épouse Eugénie Joséphine Anne Deleviéleuse. Le couple a trois enfants : Robert (né en 1883), Thérèse (née en 1886) et Jeanne (née en 1890).

Son terrain de prédilection est la baie d’Authie, où il acquiert 100 hectares de dunes et construit un atelier qui lui permet de travailler sur de grands formats en lumière naturelle. Il travaille également sur toute la côte d’Opale, d’Audresselles à Wissant, où il retrouve souvent ses amis Virginie Demont-Breton et son mari Adrien Demont. La rencontre avec Ludovic-Napoléon Lepic à Berck en 1876 est décisive : « ce qui m’a décidé à m’adonner complètement à la peinture, ce fut, en 1876, ma rencontre à Berck avec le comte Lepic qui travaillait sur la plage en plein vent… ».

Pendant l’hiver, il séjourne à Senlis dans la maison de son grand-père maternel, le docteur Jean-Baptiste Voillemier (1787-1865), qui est également un proche parent du sculpteur Edmé Bouchardon et le premier président du Comité Archéologique de la ville depuis sa fondation en 1863. Encouragé par son frère, le sculpteur Georges Tattegrain, et incité par Ludovic-Napoléon Lepic, Francis Tattegrain poursuit sa formation artistique à Paris tout en étudiant le droit. Il intègre l’Académie Julian en 1877 où il bénéficie de l’enseignement de Jules Lefebvre et Gustave Boulanger.

Deux de ses tableaux sont admis au Salon des artistes français en 1879, événement qui marque le début d’une présence ininterrompue jusqu’en 1914 :

  • 1879 : Retour de la pêche à Berck.
  • 1881 : La Femme aux épaves, mention honorable.
  • 1882 : Débarquement de harengs.
  • 1883 : Les Deuillants à Étaples, médaille de 2e classe.
  • 1887 : Les Casselois, dans les marais de Saint-Omer, se rendant à merci au duc Philippe le Bon (4 janvier 1430).
  • 1889 : Louis XIV visitant le champ de bataille de Dunes.
  • 1892 : Entrée de Louis XI à Paris (dessin) ; Étude pour l’entrée de Louis XI à Paris, portrait de Robert Tattegrain, huile sur toile.
  • 1894 : Jeune Garçon en vareuse à mi-corps ; Débarquement de vérotiers dans la baie d’Authie.
  • 1896 : Les Bouches inutiles.
  • 1899 : Saint-Quentin pris d’assaut, médaille d’honneur.
  • 1905 : Les Filets volés, saison du hareng.
  • 1906 : Désemparé.
  • 1907 : Mouillage de détresse, falaise du Cran aux œufs.
  • 1909 : Attendant marée basse.
  • 1910 : Soir de naufrage.
  • 1911 : Batterie de côte engagée, dernière période du Blocus continental.
  • 1912 : Sauveteur d’épaves.
  • 1913 : Sur la côte à noyés ; L’Orémus.
  • 1914 : Marie la Boulonnaise.

Son talent lui vaut de nombreuses commandes, comme celle de « L’Entrée de Louis XI à Paris » pour l’hôtel de ville de Paris en 1892, et plus tard, de « La Cérémonie des récompenses » à l’Exposition universelle de 1900 en 1904. Francis Tattegrain fut peintre d’histoire, aquafortiste et portraitiste pendant une brève période vers la fin des années 1870 et le début des années 1880. En 1894, Léon Coutil, un passionné d’histoire, invite Tattegrain aux Andelys, où il réalise son tableau « Les Bouches inutiles » présenté au Salon des artistes français en 1896 et à l’Exposition universelle de 1900. Il en fera au moins huit études. Cette œuvre représente le siège de Château-Gaillard en 1204 par les troupes de Philippe-Auguste, roi de France.

En 1899, il reçoit la médaille d’honneur pour « Saint-Quentin pris d’assaut » au Salon, témoignant de la faveur dont jouit l’un des peintres les plus honorés de la Troisième République. Depuis près de vingt ans, il bénéficie de nombreuses commandes publiques, et Édouard Herriot le décrit comme ayant « le crayon d’Ingres, la palette de Delacroix ».

En 1881, « La Femme aux épaves » lui vaut une mention honorable au Salon, suivi de la médaille de deuxième classe en 1883 pour « Les Deuillants » à Étaples, ce qui le met dès lors hors-concours. Tattegrain est reconnu comme un maître du naturalisme dans le domaine marin, avec des compositions souvent d’un réalisme audacieux mais harmonieux. Son style franc et son coloris juste soulignent les drames qui sont souvent mis en scène dans de grandes compositions. Sa série de petits portraits des pensionnaires de l’Asile de Berck est exceptionnelle et reflète la grande humanité, la sincérité et le charisme de l’artiste (à admirer au superbe musée de Berck-sur-Mer).

Tattegrain offre en 1888 un « Débris du Trois-Mâts Majestas » exceptionnel au musée Alfred-Danicourt et à ses concitoyens péronnais. Bien qu’il soit connu pour son traitement virtuose des sujets dramatiques, tragiques, voire sinistres, traités avec simplicité et émotion, il a également produit de nombreux tableaux traitant de la vie quotidienne des pêcheurs de Berck. Son tableau de 1912 représentant un couple de naufrageurs au Cran aux œufs (près d’Audresselles) et intitulé « Sauveteurs d’épaves ».

En 1882, Francis Tattegrain devient sociétaire de la Société des artistes français. Il reçoit le titre de Rosati d’honneur en 1899. En 1910, il conseille la veuve d’Eugène Thirion de faire don du tableau « Persée vainqueur de Méduse » au musée d’art et d’archéologie de Senlis.

Il meurt au champ d’honneur dans le Pas-de-Calais pendant la Première Guerre mondiale. Le général Boichut nous éclaire sur sa mort dans ses Mémoires : « Le 1er janvier 1915, la palette à la main, l’illustre peintre Francis Tattegrain mourait à 63 ans, au champ d’honneur, alors qu’il reconstituait, sous les obus, l’esquisse du beffroi d’Arras. »

Représenté dans de nombreux musées, notamment à Boulogne-sur-Mer, Berck, Etaples, Cassel, Péronne, Saint-Quentin, Senlis, Dijon, Dieppe, Valenciennes, Caen, Le Mans, Vernon, Nantes, au château de Versailles, aux musées du Louvre et d’Orsay, et dans de nombreuses collections privées.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Jeux et détente – les joies de la mer

La pratique des bains en bord de mer est assez ancienne. Débutée en Angleterre à des buts curatifs, elle apparaît en France en 1785 avec Michel Cléry de Bécourt qui fonde à Boulogne-sur-Mer le premier établissement des Bains. Grâce au développement du chemin de fer et à l’inauguration de la ligne Boulogne-Folkestone en 1843, la mode des bains se développe et la population bourgeoise commence à investir la plage. A cette époque, la peintre Julie Gobert retranscrit ces premiers baigneurs sur la plage boulonnaise à travers plusieurs œuvres, montrant les cabines hippomobiles. Sur la Côte d’Opale, des stations balnéaires voient le jour comme Le Touquet-Paris-Plage, quand d’autres villages de pêcheurs doivent « cohabiter » avec cette nouvelle population estivante, à Etaples, Audresselles et Wissant. A Berck, la fondation de l’hôpital maritime en 1861 permet de profiter de cette « mer curative ». Pourtant, il ne s’agit pas encore de se baigner de manière frénétique. La pratique du bain est réduite, et le coup de soleil prohibé. Accoutré d’un costume de plage, le touriste préfère occuper l’estran à diverses activités de loisirs avec ses enfants, du château de sable à la promenade à dos d’âne. Dès lors, toute une iconographie apparaît autour de cette pratique nouvelle. Les affiches colorées et les cartes postales attirent le public, et des artistes y croquent leur famille au milieu des vacanciers. Les fils et filles de pêcheurs rencontrent alors, sur la plage ensoleillée, cette population privilégiée.

Célèbre pour ses scènes normandes et ses ciels omniprésents, Eugène Boudin (1824-1898) fréquente la Côte d’Opale dès 1873 à Berck. Jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste laisse de nombreuses scènes de plage. Il vient à Boulogne et à Le Portel dès 1882, puis régulièrement à Etaples et Berck de 1886 à 1892. Il produit également de larges scènes portuaires, où il décrit les navires qui passent dans des couleurs et des lumières très dynamiques. En 1866, il laisse cette jolie scène de plage prise à Berck. Durant cet été, apparaissent les coques sombres et goudronnées des navires de pêche échoués sur l’estran au milieu des cabines de plage et des chalets bourgeois qui bordent la plage.

Cette mode des bains transparaît dans les œuvres de Virginie Demont-Breton. C’est à Wissant dès les années 1880, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages », qu’elle peint durant sa carrière de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur la plage ou dans l’eau. Ces moments de bonheur fugaces tranchent avec le dur labeur des pêcheurs et les dangers de la mer. Forte de son grand succès avec La Plage en 1881, l’artiste utilise le décor naturel wissantais et prend ses « modèles d’enfants qui sont d’ici, de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds ». Si les petits marins sont déjà habitués à se mouiller, ils ne savent pas pour autant nager. Les études prises sur le vif sont des témoignages de cette plage devenue un nouvel espace pour l’enfance. Dans les Petits Goëlands (1908), trois futurs marins sont installés au milieu d’un mont de sable. En 1923, Gamins de Wissant montre un fils de pêcheur s’amusant avec son chien au milieu des flots. Mais c’est un enfant favorisé, un ami de la famille, que l’artiste représente avec son Enfant Jouant sur la Plage en 1890. En 1919, une baignade s’improvise joyeusement avec deux enfants dans Matin Bleu. En dépit de ces scènes insolites, la plage devient l’objet d’un tourisme estival.

Vers 1900, les affiches figurant les stations balnéaires fleurissent en ville. Imposantes et bariolées de tons brillants et intenses, elles sont installées sur les kiosques et les panneaux publicitaires. Très graphiques, aux accents structurés, elles attirent l’œil et vantent l’accès rapide par le train, et la qualité de la plage et de l’hébergement. Elles racontent que la station de Le Touquet, « l’Arcachon du Nord », bénéficie de 800 hectares de forêts de pins, et qu’elle se trouve à trois heures de Paris et à quatre heures de Londres. En 1905, la digue-promenade y est aménagée. A Berck, la longue plage de sable fin est accessible pour les Parisiens à trois heures de train. Les joies maritimes de la Belle Epoque trouvent ici leur meilleure expression, stylisées par des artistes souvent anonymes ou peu connus. En même temps, ces affiches sont souvent reprises sous forme de gravures dans les magazines d’actualité et dans les guides touristiques. Autre support publicitaire, les cartes postales participent aussi à la communication sur ce tourisme naissant. Certaines sont « scénarisées » et font poser les enfants, jouant sur le sable, ou barbottant dans la mer.

Enthousiastes, les familles urbaines favorisées débarquent sur la Côte d’Opale à la recherche d’un temps de repos, de loisirs et de découvertes pittoresques. Au milieu des bateaux, les cabines de plage s’installent pour s’abriter du vent. Ernest Péron livre en 1907 une belle vue de La Plage de Boulogne assiégée par les tentes en toile et les chaises pliantes. Au premier plan, heureux, des enfants montent un château de sable. Un peu plus tard, c’est en famille que Victor Dupont (1873-1941) décrit cette journée du 14 juillet 1912, passée sur La Plage de Boulogne, traitée dans des tons très doux et apaisés, presque « silencieux ». Fernande, la femme de l’artiste, se repose à l’ombre, tout en observant ses enfants. Au contraire, Louis Carrier-Belleuse (1848-1913) étonne par sa description presque « excessive » des activités pratiquées sur La Plage de Berck vers 1900. Les dames en crinoline, larges chapeaux vissés sur la tête, surveillent les enfants qui creusent le sable, quand d’autres se promènent sur la grève. Les cabines et les toiles de tente, dessinées aux couleurs crues, s’accoquinent avec les coques rondes et brunes des barques de pêche. Au lointain, l’hôpital maritime de Berck témoigne de la vocation première de la station balnéaire.

La démocratisation et la « portabilité de la photographie » sont établis à la fin du 19ème siècle. D’ailleurs, Georges Maroniez, passionné de photographie, invente en 1891 le « Sphinx », un appareil instantané à main. Il peut ainsi capter les vues de bord de mer, utilisées parfois pour peindre en atelier. Toutes les photographies ainsi prises livrent des témoignages intimistes de ces familles, de ces tranches vie enchantées passées à la plage. Les albums photos deviennent alors de véritables trésors du temps passé. Les nombreuses activités estivales y apparaissent et les gamins rivalisent de leur talent pour réaliser des pâtés de sable. L’estran est largement occupé par les jeux car le bain en lui-même est encore peu pratiqué. La nudité des enfants, surtout des marins, est souvent visible dans les œuvres de Virginie Demont-Breton et de Georges Maroniez. Au contraire, les enfants de la ville portent des tenues qui unifient les genres, notamment avec la barbotteuse de plage qui permet d’avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Leurs parents s’avèrent bien plus pudiques encore, et s’accoutrent de costumes de bain rayés, bien couvrants, qui protègent du soleil et la pudeur. Tous ces accessoires de mode et de jeu sont vendus dans des boutiques qui pullulent dans chaque ville de la côte. Un singulier vestiaire de plage transparaît ainsi à travers les photographies de l’époque. Et, la cabine hippomobile, nantie de ses larges roues, représentée par Louis Carrier-Belleuse à Berck, permet d’avancer dans la mer à l’abri du regard de tous.

Au-delà du château de sable, qui demande au vacancier de s’équiper en seaux, pelles, râteaux et autres moules en tôle, le rivage devient une vaste aire de jeux. En famille, certains s’amusent à la pêche à la crevette et au crabe, en déambulant dans une laisse d’eau. D’autres montent à dos d’âne dans des éclats de rire nourris. Habituellement utilisé pour tirer la charrette de poisson, le pauvre bourricot reçoit les terribles assauts des garnements intrépides qui veulent faire un tour. Parfois même, c’est une petite cariole tirée par une chèvre qui épate le public. Tout est bon pour utiliser cet espace ludique au grand air ! A Berck, les estivants exaspèrent Marthe Chigot, l’épouse du peintre. Dans une lettre adressée à sa mère en juillet 1893, elle déplore : « La plage devient insipide avec tous ses baigneurs, les cabines, les baudets, les petits pâtissiers et mon cher mari ne peut plus peindre au milieu de cette agitation et de cette mondanité ».

Autre jeu, la maquette de bateau remporte un énorme succès. Prisé depuis longtemps par les enfants de marins, qui le fabriquent eux-mêmes, le bateau-jouet s’avère également convoité par les jeunes touristes. Fabriqués en grande série, les modèles manufacturés apparaissent dans les catalogues des magasins et représentent la réduction fidèle d’un navire existant. A Etaples, Achille Caron-Caloin (1888-1947), d’abord acteur patoisant, reprend l’atelier photographique de son père et laisse de superbes clichés de la vie étaploise. Dans Les enfants se distrayant à marée haute sur la grève, boulevard de l’Impératrice Eugénie, l’artiste pose son regard sur un moment de détente, où des gamins lancent leur petit voilier au fil de l’eau. Derrière, un marin surveille la scène. Dans un cliché d’Edouard Lévêque (1857-1936), les parents accompagnent leurs deux garçons se distrayant avec leur bateau-jouet, sur la plage de Le Touquet. Sur une laisse de mer, les vacanciers profitent d’un bain d’eau salée jusqu’au mollet, habillés en costumes de mer et protégés d’un chapeau de paille. Cet épisode de bonheur partagé est repris par Virginie Demont-Breton (1859-1935) dans Les Petits Bateaux, Effet Bleu près du Cap Blanc-Nez à Wissant. Dans un camaïeu de bleus, comme l’artiste sait si bien le brosser, elle présente au premier plan, posés sur le sable blanc, deux enfants à la tête blonde, occupés à faire glisser leur maquette sur les vagues. Prise sur le vif, cette étude revêt les habits simples de la tendresse des instants éphémères.

Entre ciel et mer, l’espace balnéaire se construit et s’impose à la fin du 19ème siècle. Si les enfants des gens de mer pratiquent les jeux sur l’estran et la baignade ponctuelle depuis longtemps, la mode des loisirs de plage crée de nouvelles pratiques et une iconographie dédiée. La massification touristique est encore à ses balbutiements, mais elle concurrence déjà les pratiques de pêche ancestrales. Si les congrès médicaux de 1894-1895 confirment les bienfaits de la mer, c’est surtout un prétexte médical destiné à éveiller les communes littorales à de nouvelles ressources financières. L’industrie hôtelière et les casinos se développent et, à la veille de la Première guerre mondiale, la bourgeoisie apprécie toujours davantage les vacances en bord de mer. Nombreux à travailler sur la grève, les petits marins y rencontrent naturellement des petits citadins plus fortunés. Des liens amicaux se créent, et la photographie immortalise cette empreinte de cordialité enfantine et ludique, sous le soleil de la Côte d’Opale.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Les enfants de la mer au travail

A la fin du 19ème siècle, la vie de l’enfant est bien différente de celle d’aujourd’hui. A la campagne ou en ville, il se retrouve souvent au travail durant de longues journées. Différentes lois essaient de le protéger, mais celui-ci demeure une main d’œuvre docile et économique, notamment dans la communauté maritime. Ainsi, les jeunes garçons de huit ans se retrouvent souvent embarqués en mer comme mousse, avec les risques inhérents à l’activité, du naufrage à la noyade, trop fréquents. Ils apprennent aussi d’autres métiers à terre comme la réparation des filets, appelée ramendage, ou encore le « tainage » qui vise à goudronner les coques des barques pour les rendre imperméables. La transmission du geste par le père permet d’apprendre le métier. Les fillettes ne sont pas en reste. Beaucoup d’entre elles arpentent l’estran et les rues des villes côtières, à vendre le poisson fraîchement pêché, transporté dans les paniers appelés mannes. Les vérotières passent leur journée à chercher des vers de plage pour agrémenter les hameçons, indispensables à la pêche. D’autres, plus misérables, ramassent les épaves et tout ce qui peut se revendre.

Ces activités de rivage alimentent la bonne marche de l’économie halieutique locale, de la pêche à la vente de la marée. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la Côte d’Opale. Certains artistes produisent de jolis portraits d’enfants à la tâche, mais sombrent parfois dans un certain misérabilisme. Au contraire, d’autres plus subtiles dénoncent cette terrible condition humaine infligée aux plus jeunes.

Pendant longtemps, l’enfant ne retient pas l’intérêt des artistes. Eugène Lepoittevin (1806-1870), Alexandre Colin (1798-1873) et Pierre-Marie Beyle (1838-1902) sont les premiers grands peintres à s’intéresser au sujet. Très actifs en Normandie et en Bretagne, ils accrochent, aux cimaises des Salons à Paris, des enfants à la peine présentés sur une grève, et permettent ainsi de diffuser ce genre de peinture. D’ailleurs, la presse du moment reprend sous forme de gravures ces représentations emblématiques. Sur la côte boulonnaise, Auguste Delacroix (1809-1868) et Philippe-Auguste Jeanron (1808-1877) suivent ces maîtres parisiens. Ils ouvrent la voie en décrivant des plages peuplées de familles entières, parées de leurs habits traditionnels. Parfois teintées de maladresses ou encore de sentimentalisme à outrance, ces œuvres permettent néanmoins d’appréhender la vie de ces enfants à cette époque.

En dépit de l’arsenal législatif qui est censé protéger les plus jeunes (loi de 1881 pour l’école obligatoire, loi de 1894 pour limiter la durée du travail), les enfants participent à pérenniser le foyer, grâce à l’appoint que représente leur travail quotidien, et sont pleinement intégrés à la filière professionnelle de la pêche. Ainsi, il n’est pas rare de voir de jeunes garçons et de frêles fillettes parcourir la ville, les quais et l’estran, équipés comme de petits adultes, afin de ramener quelque argent à la famille, souvent nombreuse. Principale ressource pour les familles du littoral, la pêche mobilise toute la communauté. L’embarquement des garçons à bord des navires, pratique courante dès le Moyen-Age et durant tout l’Ancien Régime, se révèle au 19ème siècle sur les photographies, les cartes postales et les regards picturaux des artistes. Sur les côtes du Nord, les mousses accompagnent père, frère et autres membres de la fratrie pour les campagnes au poisson frais, au hareng et au maquereau. Les petits bateaux d’échouage, typiques de la Côte d’Opale, accueillent toujours leur mousse. Âgé de huit à douze ans, celui-ci est inscrit sur le rôle d’équipage et reçoit la plus petite part de salaire.

Artiste très sensible à la condition humaine, Jules Adler (1865-1952) livre de nombreuses scènes et des portraits intimistes du peuple de la mer, de Boulogne à Berck, en passant par Etaples. Ce « le peintre des humbles » esquisse sur le motif. Entre 1910 et 1913, il passe ses étés sur la Côte d’Opale et saisit l’occasion pour montrer la dureté de la vie de pêcheur. En 1914, dans Retour de Pêche à Boulogne-sur-Mer, la famille tout entière rentre à la maison. Cette toile rend compte de la place de l’enfant au port. Alors que les adultes ont le dos cambré, les jambes lourdes et les yeux tombant, les enfants ne portent pas. Même s’ils travaillent, et le plus tôt possible, le législateur et l’équipage veillent à limiter la contrainte sur les plus jeunes en leur confiant les tâches les moins pénibles. Il n’est donc pas surprenant que Jules Adler ait pu observer des mousses au repos. A l’arrière-plan, un enfant aux pieds nus regarde vers le port, le menton posé sur ses bras, l’air rêveur. Le métier de marin est associé à l’aventure. Les plus jeunes ont un véritable désir de naviguer.

Dans Retour de Pêche à Boulogne, daté de 1894, Eugène Vail réinterprète une ancienne œuvre présentée au Salon de Paris en 1888 et intitulée Mon Homme ! L’artiste est habitué à proposer des scènes de pêche et des portraits de marins, depuis sa médaille d’or obtenue avec Paré à Virer à l’Exposition Universelle de 1889. Installé à Etaples vers 1883, le peintre rencontre pourtant des difficultés à vendre sa production, malgré un talent reconnu. Réalisée en automne, durant la saison du hareng, cette œuvre reçoit des tons froids, des camaïeux de gris et de marron. Seules l’écume de la vague tempétueuse et la « calipette » de la matelote éclairent la toile. Debout sur la jetée, la mère et sa jeune fille regardent le ballet incessant des navires de pêche, le visage marqué par une anxiété palpable. Au premier plan, presque centrée, la fillette emmitouflée dans un châle accompagne sa mère. Toute menue, elle paraît bien fragile dans cette atmosphère venteuse et glaciale, et semble faire face aux éléments naturels en se réfugiant contre des jambes maternelles plus solides. D’une image pittoresque, Eugène Vail parvient, sans fioritures, à attendrir le spectateur, ému par la précarité de cette frêle silhouette enfantine.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. A Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». En marge de ses toiles figurant des gamins à la plage, l’artiste produit en 1890 le fier portrait de Jacques Pourre, dans Jeune Mousse, posant contre une voile de navire durant sa journée de travail. Jacques décède dans la nuit du 19/20 novembre 1893, dans un terrible naufrage au large de Wissant. Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton et l’incite à présenter au Salon de 1895 Stella Maris, qui représente les derniers instants du mousse et de son patron, assistés par la Vierge des marins. Détail essentiel s’il en est, puisqu’il focalise désormais sur l’enfant dont le souvenir n’a jamais quitté Virginie. Dans la tempête, les marins s’attachaient à leur bateau car cela représentait la meilleure chance de survie. Le cordage qui entoure le torse suffit à évoquer dans quel drame on se trouve pris. Mais l’atmosphère a changé, la Vierge et ses consolations ne sont plus là et le mât héroïquement dressé au milieu des vagues a laissé la place aux clins bien reconnaissables d’un flobart wissantais. Le scandale de l’enfant « victime » se lit sur ce visage délicat que les couleurs de la vie abandonnent. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux.

Si les drames de la mer sont légion, la plupart des enfants de marins n’embarquent pas. Ils se contentent d’être les petites mains pour aider leurs parents, et réaliser des tâches secondaires ou ingrates. L’école attendra ! Ainsi, une kyrielle de petits métiers occupe cette masse laborieuse et soumise. Sur la grève, femmes et enfants sont souvent mobilisés pour « bouter » le navire quand c’est nécessaire, c’est-à-dire le mettre à flot ou le sortir de l’eau (renflouage). Hector Caffieri (1847-1932) aime croquer ces scènes pittoresques de halage, qui convoquent beaucoup de monde sur l’estran. Sur la plage de Berck, marins, matelotes et enfants participent au Retour de Pêche, si bien décrit par Charles Roussel (1861-1936). Placés au centre de la composition, de jeunes enfants débarquent avec leurs mère les lourdes mannes de poissons, rapportées par les bateaux.

Les photographes de l’époque apprécient également les enfants en situation de travail sur les quais ou l’estran. Dans une photographie, prise durant l’été 1910, toute la famille Bourgain est réunie sur une butte devant sa maison, rue du Battez à Equihen. Une atmosphère heureuse, presque insouciante, semble planer sur cette scène posée devant l’objectif. Philomène, la mère, allaite son bébé, une manne à ses pieds, le temps d’une petite pause. Jean-Baptiste, le père, patron de pêche, apprend à son fils le ramendage ou « ravaudage », c’est-à-dire la réparation du filet de pêche, maîtrise indispensable pour tout marin. Il a étendu le filet entre deux poteaux et recoud ses mailles à l’aide d’une aiguille en bois ou d’une « navette ». Les deux hommes portent une vareuse à manches courtes, dépourvue de boutons, pour éviter les pièges des filets, ainsi qu’un « balidar », le typique bonnet aux côtés rabattables sur les oreilles. Le jeune garçon est concentré sur la précision de ce geste paternel, il semble prêt pour la relève. Mais, les terribles contingences de la mer en décident autrement. Peu de temps après, Jean-Baptiste et son fils, mousse à bord du Saint-Jean, périssent avec tout l’équipage de leur navire, lors de la tempête survenue en Manche le 11 novembre 1910.

Utilisés durant six ou sept ans, les navires de pêche, ces embarcations robustes, subissent au fil du temps les assauts meurtriers des flots, du sable et du vent. Elles inspirent les peintres qui en font parfois le sujet principal de leurs compositions, même réduites à l’état de carcasses pathétiques. Après leur abandon, ces masses sombres et imposantes deviennent un enjeu économique. Présentée au Salon de 1881, la Femme aux Epaves de Francis Tattegrain (1852-1915) semble bien chargée, presque écrasée par le poids de ses trouvailles. La tête basse, le dos courbé, le visage marqué par l’effort, la jeune fille en haillons ramène des morceaux de bois, un aviron brisé, une voile, une lanterne cassée et quelques pièces de filet. La vente de ce trésor disparate viendra agrémenter le quotidien de la famille. Le Ramasseur d’Epaves de Paul Hallez (1872-1965) figure un jeune garçon sur la plage de Le Portel. Il y prélève le bois, précieux, destiné au chauffage ou à la revente pour la réparation d’autres barques. Au fil de ses pérégrinations, sa manne se remplit de menues planches et de bois flottés.

Certains métiers sont réservés entièrement aux plus jeunes. Si porter les paniers de poisson rythme la journée des fillettes, c’est qu’elles restent indispensables pour le transport et la vente de la pêche du jour. Ces petites mains invisibles se rencontrent sur le port et en ville. Dans « Retour de Pêche » de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939), femmes et enfants s’affairent pour décharger le poisson. A l’écart, un enfant, la manne tirant sur le dos, attend avec sa mère le reste du groupe. Jeune Pêcheuse à l’Attente, peinte en 1896 par Pierre Billet (1836-1922), décrit une jeune fille à la fin de sa journée à Equihen. Son air triste s’accorde avec sa silhouette ramassée. Récurent et apprécié chez les peintres, ce sujet sombre parfois dans un certain misérabilisme. Ainsi, Victor Lainé (1853-1920) se fait spécialiste des œuvres marquées par une empathie par trop appuyée, mais néanmoins très appréciée par la clientèle des Salons. Dans Jeune Pêcheuse au Panier, la gamine est rentrée à la maison avec sa manne et s’accorde un moment de repos. Sa tête inclinée, sa chevelure désordonnée et sa mine accablée interpellent le spectateur. Ses Mains et ses pieds, sales et gonflés, concluent l’impression d’un mal-être palpable chez cette laborieuse encore enfant.

A une époque où les loisirs de bord de mer prennent leur ampleur, et où la peinture envahit les intérieurs bourgeois, tous ces enfants déjà au travail intéressent le public. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes, véritables petites mains du monde halieutique, inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la côte. Mais, au-delà de toute cette iconographie, ces activités de rivage se montrent essentielles à la bonne marche de la pêche et de la vente du poisson. A leur manière, ces gamins et ces fillettes de l’estran affirment l’identité locale de la Côte d’Opale, forte de ses activités traditionnelles.

Auteur : Yann Gobert-Sergent