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Antoine Guillemet (1841-1918) – un grand peintre parisien sur les chemins d’Équihen

A la Belle Époque, les liens de cœur entre la Côte d’Opale et les artistes sont largement établis. Depuis plusieurs décennies, les progrès du chemin de fer associés à la « quête du pittoresque » amènent les jeunes artistes à quitter Paris pour gagner la province. Formées aux académies classiques, ces colonies d’artistes viennent parcourir le littoral boulonnais à la recherche d’endroits authentiques à la population laborieuse. Si Etaples, Berck et Wissant bénéficient d’une forte affluence, Équihen reste surtout connue pour accueillir la résidence et l’atelier de Jean-Charles Cazin, nichés au cœur des dunes protectrices. Après ses débuts de carrière à Paris, c’est d’ailleurs cet artiste renommé qui va faire découvrir Équihen à Antoine Guillemet. Si ses venues sont au début plutôt anecdotiques, rapidement, Antoine Guillemet va prendre l’habitude de venir croquer la côte et ses panoramas marins. Ainsi, jusqu’à sa mort, délaissant peu à peu considérations et distinctions parisiennes, Antoine Guillemet s’adonne à l’étude des paysages maritimes en traduisant, dans l’instant, sa vitalité et sa vérité, et en demeurant pour la postérité « un grand peintre parisien sur les chemins d’Équihen« .

Artiste célèbre de son temps, le parcours de vie de Jean-Baptiste Antoine Guillemet s’avère bien tracé. Né le 30 juin 1841 à Chantilly dans l’Oise, le jeune Antoine est le fils naturel de Louise de Rosoy, 36 ans, déclarée « rentière ». En fait, la famille maternelle vit confortablement et descend d’une lignée de riches armateurs rouennais. A l’âge de dix ans, l’enfant est finalement reconnu par son père, Arsace Guillemet, le 18 mai 1852. Cette proximité avec ses racines rouennaises va provoquer un réel intérêt de la part de Guillemet pour le monde maritime. L’enfant souhaite devenir marin, mais ses parents le destine plus raisonnablement au droit. A l’écoute de cet enfant prodigue, sa famille accepte son choix qui l’oriente vers l’art et la peinture. Il part à Paris. Cependant, toute sa vie durant, l’artiste n’oubliera pas ses origines et se partagera entre Paris, et sa vie tumultueuse, et la côte normande, plus calme et authentique.

Élève de Charles-François Daubigny (1817-1878), fameux peintre de Barbizon, Antoine Guillemet en reçoit une formation rigoureuse de peintre paysagiste. Dès 1859, sa carrière débute par la commande d’une copie de la célèbre toile de Géricault, « Le Radeau de la Méduse ». En 1861, il est présenté à Jean-Baptiste Corot (1796-1875) et à Paul Cézanne (1839-1906) par l’intermédiaire de Berthe Morisot. Dans un article qui lui est consacré en 1896, Antoine Guillemet rend hommage à ces influences : « Je suis un enfant trouvé de la peinture. Je me suis égaré dans les champs, sur les grèves, et j’ai admiré et je me suis efforcé de rendre ce que je voyais. Plus tard, respectueusement, je me suis rapproché Daubigny, de Corot notre père à tous ; j’ai reçu les conseils de Vollon…« . Dans ces années 1860, Guillemet poursuit son apprentissage en parcourant la campagne en compagnie de Karl Daubigny, le fils de son ancien maître. Sa rencontre avec Corot lui donne l’occasion de côtoyer de nombreux peintres de l’Avant-garde et de s’inscrire dans le mouvement des Impressionnistes. Il devient alors l’intime des plus Grands, d’Édouard Manet, de Camille Pissarro, de Paul Cézanne, d’Alfred Stevens, de Claude Monet et de Gustave Courbet.

Le 7 mai 1866, par l’intermédiaire de Paul Cézanne, Antoine Guillemet rencontre Émile Zola. Une longue amitié va s’installer entre les deux hommes, à travers notamment 121 lettres manuscrites, écrites de 1867 à 1901. L’écrivain possédera deux toiles de l’artiste, « Campagne d’Aix » (1866) et « Marine, Temps Gris » (1872), en qui il voit « le génie attendu« . Zola s’en inspire pour créer le personnage de Gagnière dans « L’Œuvre« , et demande à Guillemet en 1885 de le documenter sur la peinture. Cette rencontre oriente Guillemet vers le Naturalisme, mouvement artistique et littéraire qui tend à reproduire de manière objective la réalité. Dès ses premières lettres adressées à Zola, Guillemet déborde d’enthousiasme pour les jeunes artistes de la nouvelle école. Il admire Cézanne et présente, avec bonheur, la mise en œuvre de tableaux restés célèbres… Guillemet évoque Pissarro, Cézanne, Baille, Marion dans la première lettre (2 novembre 1866) si intéressante pour la biographie de ces jeunes hommes, encore inconnus à l’époque. Peintre paysagiste, Guillemet voyage alors beaucoup, à la recherche éternelle du motif inspirateur. Critique d’art et amateur de peinture paysagiste, Zola loue Guillemet à l’occasion du Salon de 1875 : « Un autre  élève de Corot, Guillemet, se distingue par une remarquable élégance… Il aime les larges horizons et les rend avec un luxe de détails qui ne nuit pas à la splendeur de l’ensemble« .

Au Salon de 1869, Édouard Manet présente « Le Balcon« , huile monumentale (170cm x 124cm), aujourd’hui accrochée aux cimaises du musée d’Orsay. La toile inspirée d’un tableau de Francisco Goya présente notamment Berthe Morisot (qui deviendra la belle-sœur de Manet) et Antoine Guillemet, représenté en costume sombre de dandy parisien, perdu dans ses pensées. Si l’œuvre est mal accueillie par la critique, encore rétive à la modernité de Manet, elle permet aujourd’hui d’appréhender la société bourgeoise et artistique de l’époque. « Le Balcon » est acquis par Gustave Caillebotte (1848-1894), puis légué à l’État après sa mort pour devenir une pièce maîtresse du musée parisien.

Durant une quarantaine d’années, Antoine Guillemet connaît un large succès qui ne se dément pas. En 1863, il passe à Villerville « ayant, après Daubigny, découvert ce trou à moules » et y revient tous les étés, sensible à la lumière tamisée de cette partie de la côte. A Villerville, Guillemet passe du temps en compagnie du peintre picard Ulysse Butin (1838-1883), qui néanmoins « ne lui permettait pas de l’observer peindre ses ciels » (1873). Après un refus en 1865, il participe au Salon de Paris régulièrement dès 1872, en croquant principalement des paysages normands (Cotentin), bretons et parisiens. De nombreux musées français accueillent ses œuvres, notamment : « Mer Basse à Villerville » (1872, mention Honorable) conservée au musée de Grenoble – « Bercy en Décembre » (1874, deuxième médaille) musée du Luxembourg à Paris – « Plage de Villerville » (1876) musée de Caen – « Village de Moret » (1876) musée des Pêcheries à Fécamp – « Falaises à Dieppe » (1877), musée de la ville – « La Plage de Villers » (1878) musée de Rouen – « Saint-Suliac » (1883) musée d’Amiens – « Le Hameau de Lendemer » (1886) musée de Bordeaux – « Carrières de Charenton » (1893) musée de Toulon – « Vue des Hauteurs de Belleville » (1897) appartient à la ville de Paris – « Le Loing à Moret » (1901) musée du Périgord – « Le Soir » (1908) musée de Nantes – « Les Rochers d’Équihen » (1910) musée de Rouen – « La Cité de Carcassonne » (1911) musée de la ville – « Les Dunes d’Équihen » (1912) musée de Saint-Denis.

Fort de ce succès, la notabilité d’Antoine Guillemet s’installe durablement. En 1880, il est fait chevalier de la Légion d’Honneur, puis officier (1896) et commandeur (1910), recommandé par le fameux maître Léon Bonnat. Le 28 décembre 1882, il épouse Blanche Cabanier, d’une santé fragile, qui lui a donné une fille nommée Jeanne (née en 1877). Largement investi dans le monde artistique, il soutient Claude Monet, puis parvient surtout à imposer la seule toile de Paul Cézanne au Salon de 1882, qui est alors qualifié « d’élève de Guillemet« ! En avril 1883, il est très affecté par la disparition de son ami Édouard Manet. En janvier 1884, Guy de Maupassant lui dédie sa nouvelle « Le Baptême« . L’année suivante, l’écrivain lui fait référence en mentionnant que chez le banquier Walter « on voyait au centre du salon une grande toile de Guillemet, une plage de Normandie sous un ciel d’orage » (« Bel Ami« , 1885).

Le 2 avril 1889, sa femme Blanche décède de la tuberculose à Mantes-la-Jolie, à l’âge de 41 ans. Très affecté par ce drame familial, il écrit à son ami Zola : « Mon cher Émile, après plusieurs mois, je me proposais de venir passer quelques jours auprès de vous. […] Le vide que m’a laissé ma femme se creuse au lieu de se combler. Je me trouve horriblement seul et ma fillette est trop jeune pour remplacer sa mère. Je n’ai goût à rien, même à me mettre au travail » (Guillemet à Zola, Mantes-la-Jolie, 13 octobre 1889). Pourtant, Guillemet reprend goût à la vie. Il se remet à peindre et reprend ses pérégrinations en Bretagne, en Normandie, sur la Côte d’Azur, dans le Périgord et sur la Côte d’Opale. En 1893, il rencontre Cécile Durand, une jeune femme divorcée de 26 ans, qu’il emmène visiter Jersey. Sa fouge amoureuse lui fait dire à Zola qu’il pourrait déjà l’épouser! Mais c’est finalement sa fille Jeanne qui lui grille la politesse. Le 25 octobre 1897, elle prend pour mari le peintre de la Marine Pierre Delaistre (1865-1931) : « A son entrée à l’église, monsieur Guillemet accompagnait la fiancée qui portait une très jolie toilette en crêpe de Chine blanc, corsage plissé à la vierge, et au lieu du voile, une mantille en point d’Angleterre. Au milieu d’une grande affluence de notabilités mondaines et artistiques, on trouvait M. Benjamin Constant, Jean-Paul Laurens, Édouard Detaille, Émile Zola, … » (L’Écho de Paris, 28 octobre 1897). Le mariage rassemble le Tout-Paris artistique.

A l’Exposition Universelle de Paris en 1900, Guillemet connaît un vrai succès. Il y expose six toiles (vues de Paris et de la Normandie, reprises des Salons de 1891 à 1897). L’artiste apparaît être sympathique, ouvert et passionné par les jeunes artistes : « C’est un gamin normand affiné par Paris. Il a le rire franc et l’esprit bon garçon. Il est très aimé des jeunes qu’il conseille et dirige amicalement. Quant à ses compagnons de vie, ils l’ont en cette particulière amitié réservée aux simples, aux bons, aux grands » (Le Petit Bleu, 27 février 1900). Installé à Paris au 59 rue des Martyrs, l’artiste voyage au printemps et à l’automne à Équihen, puis passe l’été au château de la Gotherie (commune de Mareuil, Dordogne). Hésitant entre un « Naturalisme moderne et un Impressionniste timoré« , Guillemet enseigne ou prodigue des conseils à quelques jeunes peintres qui deviennent ses élèves : Antoine Allou, Émile Cagniart, Charles Diligeon, Paul Liot (au style très proche de Guillemet), Jean-Constant Pape, Paul Schmitt. En 1914, il expose deux dernières toiles au Salon à Paris, puis s’installe durablement dans le Périgord. Le 29 janvier, il épouse Cécile Durand. Ils vivent heureux au château de la Gotherie. Vieillissant mais toujours productif, Guillemet laisse de nombreuses études des alentours, paysages périgourdins teintés de poésie. Il s’y éteint le 19 mai 1918. Le Salon lui organise une rétrospective en 1920.

Au début de sa carrière, Guillemet croque des scènes parisiennes et des sujets normands, dans une sensibilité naturaliste, influencée par Emile Zola. Ses paysages sont alors empreints de la marque de son ancien maître Jean-Baptiste Corot, chef de file de l’École de Barbizon. Après sa rencontre avec les Impressionnistes, son style évolue et devient plus libre, plus évocateur, laissant libre place aux couleurs vives et aux ambiances poétiques.

C’est Jean-Charles Cazin, rencontré à Paris en 1863, qui va faire connaître Équihen à Guillemet. Peintre « expérimental« , attaché à la liberté créative, et détaché de toute école ou groupes d’artistes, Cazin expose alors sa première œuvre au Salon des Refusés, un « Souvenir des Dunes de Wissant« , aux côtés d’Édouard Manet, du portraitiste américain James Whistler, d’Alphonse Legros et du chef de file de l’École d’Arras, Constant Dutilleux, rencontré plutôt à Barbizon. Mais, le succès est des plus mitigés, la presse ignorant presque l’exposition. Les deux artistes se croisent ensuite plusieurs fois dans la capitale, lors d’expositions.

En 1886, Cazin acquiert à Équihen un terrain sur la côte, face à la mer, et y fait construire une grande maison. Cette bâtisse, qui va devenir le « Château Cazin », est alors un véritable écrin pour un bonheur familial, « à l’endroit où le plateau terrien finit, pour insensiblement se transformer en dunes« , selon le témoignage de son ami et historien Henri Malo. Quelques années plus tard, après la mort de Cazin (1901), Guillemet écrit : « Ma rencontre avait l’ami Cazin m’avait permis de connaître, bien plus tard, Équihen, si chère à mon inspiration. Cette charmante localité de Picardie offre au visiteur une nature vierge, des landes immaculées et sauvages, battues par une brise continue. Équihen était pour moi un véritable havre de paix,[…] moi qui suis toujours en quête de pittoresque et de paysages dunaires ». Jusqu’en 1914, l’artiste présente plusieurs œuvres importantes, figurant des paysages marins croqués à Équihen. En marge des œuvres présentées au Salon, il laisse également nombre de vues équihennoises, des études de plein air, au petit format, réalisées sur panneau de bois, au trait simplifié servi d’une touche nerveuse.

La première œuvre qui atteste la présence de Guillemet dans le Boulonnais est « Chaumière à Équihen« , montrée au Salon d’art de Lyon en 1903. Après ce tableau, non localisé actuellement, l’artiste expose de nombreux sujets récurrents de dunes et de côtes de la région. Depuis la mort de Jean-Charles Cazin, il rend souvent visite à sa veuve Marie et se balade avec sa palette dans les garennes, à la recherche de sujets à croquer en plein air, à la manière de ses amis Impressionnistes. 

Trois toiles impressionnantes exécutées à Équihen sont conservées aujourd’hui au prestigieux musée d’Orsay. Elles révèlent les qualités techniques maitrisées par l’artiste : « Équihen » (Salon de 1907), « Lever de Lune » (acquis par l’État en 1914) et « Le Soir dans les Dunes à Équihen » (acquis par l’État en 1916). La plus petite, « Levée de Lune » (huile sur toile, 65cm x 92cm), montre un espace partagé entre un ciel bleu et une colline verdoyante. Sous une lune bienveillante, de petits chemins rejoignent trois quilles-en-l’air, blotties en hauteur. Scène silencieuse par excellence, cette œuvre, vide de personnages, semble animée par la seule lumière lunaire. Reprises dans plusieurs études, les quilles-en-l’air demeurent une curiosité pour l’artiste, tout comme à l’époque, pour le peintre Edmond de Palézieux (1850-1924). « Le Soir dans les Dunes à Équihen » offre un panorama dunaire divisé en son centre par un chemin, servi de camaïeux de verts et d’ocres. Le ciel accueille un croissant de lune qui se reflète au loin dans la mer, à peine visible, noyée entre deux massifs de sable. Peu abondants, la végétation et les arbres entament une courbe naturelle forcée par les vents prégnants. Perdues dans ce paysage poétique, aux frontières du Symbolisme, trois silhouettes à la peine rentrent de la moisson de la mer.

Réalisée en 1905, puis présentée au Salon de 1907, la « Falaise d’Équihen« , conservée au musée des Augustins à Toulouse, révèle la passion de l’artiste pour cette côte sauvage. Au premier plan, sur une moitié coupée en diagonale, la falaise, herbue et descendante, est servie d’un camaïeu de jaunes et de verts tendres. Des toits rouges vifs, typiques de la région, structure la scène et relève la palette chromatique sobre. Le ciel bleu, taché de gros nuages gris menaçants, amène un contraste et quelques touches lumineuses. Réduite à la portion congrue en contrebas, la mer se brise magistralement sur de sombres récifs. « La Vallée d’Équihen » est présentée au Salon de 1909, puis l’année suivante à l’Exposition Internationale de Bruxelles. Un groupe de femmes de pêcheur descend le long d’un chemin, face à la mer et au vent, pour regagner les maisons lointaines accrochées à la côte. Le tableau est conservé au musée Fabre à Montpellier.

En 1910, Antoine Guillemet participe aux expositions d’Art de Berlin et de Bruxelles et, malgré tout, présente au Salon de 1910 « Les Rochers d’Équihen« , huile monumentale (200cm x 130cm). Déjà acquise par l’historien Jules Adeline (1845-1909), conservée aujourd’hui au musée des Beaux-arts de Rouen, cette grande toile s’inscrit dans la continuité de son œuvre. Elle décrit une large côte rocheuse omniprésente, travaillée en relief, battue par les embruns marins. Au loin, on distingue les tuiles orangées des maisons abritées sur la crête. Traversant timidement ce paysage austère, un petit chemin longe la falaise et accueille quelques pêcheuses, esquissées avec leurs mannes (panier d’osier pour le transport du poisson) et leurs coiffes traditionnelles. Le ciel et la mer, mouvementé et agitée, agrémentent l’ensemble.

D’autres scènes plus champêtres se manifestent dans l’œuvre équihennoise de Guillemet, par de grandes toiles qu’il envoie au Salon, ainsi que par des études plus modestes de la campagne, de ses masures et de ses moulins. Du « 15 au 20 avril 1914, après une promenade le matin« , Antoine Guillemet fait un dernier passage à Équihen, où il laisse plusieurs études de la côte, son sujet de prédilection, dans une ambiance de plus en plus évocatrice.

Depuis sa découverte d’Équihen dans les années 1890, la passion d’Antoine Guillemet pour cette côte sauvage ne faiblit pas, et semble même grandir au fil des ans. Loin des vicissitudes de la vie quotidienne et des tracas parisiens, Guillemet vient chercher à Équihen un havre de paix propice à une inspiration féconde. Certes, les sujets sont récurrents, répétitifs, mais la poésie de l’exécution est toujours prégnante. Portée aux nues, la Nature est glorifiée dans son simple appareil, les éléments naturels apparaissent puissants et rudes, alors que la figure humaine, souvent des matelotes écrasées par le poids de paniers disproportionnés, semble anecdotique, presque absente.

Dans son œuvre, le superflu disparaît pour rendre à la Nature son seul impact. Servi par des détails précis et des couleurs sereines, dans un cadrage presque photographique, les tableaux de Guillemet se jouent de jeux d’eau, d’air et de lumière qui apportent un sentiment de pureté du monde. A la fois sobre et complexe, l’œuvre de Guillemet se montre discret par sa maîtrise et attachant par sa composition, toujours émotive. Si la Normandie a maintes fois reconnu et consacré ce grand peintre paysagiste, la Côte d’Opale doit se souvenir de cet artiste authentique qui a cheminé sur les pentes escarpées d’Équihen durant une bonne dizaine d’années. Antoine Guillemet reste aussi le témoin et l’acteur privilégié de l’époque des bons artistes, qui ont marqué et marquent toujours et encore la grande histoire de l’art.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Paul Hallez (1872-1965) – pêcheurs et vérotières à la Belle-Époque

A la fin du 19ème siècle, le Boulonnais est devenu une région tout entière vouée à la pêche. Si le port de Boulogne s’inscrit dans la grande pêche industrielle, les petits havres voisins, de Wissant à Berck-sur-mer, pratiquent une activité plus traditionnelle, marquée par les petits métiers. Différents par nature, ces deux « paysages maritimes » se côtoient et sont source d’inspiration pour nombre d’artistes, venus retranscrire ces atmosphères très pittoresques. L’un d’entre eux, fils d’un professeur d’océanographie établi à Le Portel, est séduit dès le début de son parcours par cette peinture de bord de mer. Pourtant d’origine lilloise, Paul Hallez va croquer avec passion la vie des quais et des plages, à Boulogne mais aussi dans les petits villages environnants, notamment à Le Portel. Formé à l’école académique dans les années 1890, l’artiste s’en détache quelque peu et adopte un style plus libre, très coloré, mais où le dessin garde sa place première. Artiste à la longévité exceptionnelle, Paul Hallez reste à l’écart des courants artistiques novateurs de son temps. Bien que sa carrière boulonnaise s’avère brève, suivie par un départ précoce en Corrèze, l’œuvre de Paul Hallez demeure un témoignage précis et esthétique d’une époque aujourd’hui révolue. Il laisse une création d’une variété et d’une qualité impressionnantes, enveloppée d’un sobre « naturalisme marin ».

Paul Antoine Joseph Hallez est né à Lille le 27 janvier 1872, de Paul Marie Hallez, étudiant lillois en pharmacie âgé de 25 ans, et d’Adèle Berthélémy. Viendront ensuite une fille, Antoinette, et deux fils, Pierre et Louis. En 1878, Paul Marie Hallez soutient sa thèse à partir des travaux effectués à la station marine de Wimereux. Professeur à la chaire de zoologie jusqu’en 1906, succédant à Alfred Giard, puis professeur à la chaire d’embryologie jusqu’en 1919, il est le fondateur du laboratoire de biologie marine de Le Portel (mai 1888). Bénéficiant de bâtiments neufs, à proximité de fonds marins variés, Paul Hallez va produire de nombreuses recherches et publications. C’est dans ce contexte familial protégé, à la fois intellectuel et baigné par les embruns, que va grandir le jeune Paul Antoine Hallez. Partagé entre Lille et la côte boulonnaise, Paul Hallez est donc marqué, très jeune, par cette proximité avec la mer.

Enfant, Paul Hallez montre déjà des prédispositions pour le dessin. Son milieu familial contribue à l’éveil de sa vocation, car l’art est ancré dans la famille depuis plusieurs générations. Pour son métier, son père réalise de nombreuses planches des animaux peuplant les fonds marins, à la fois précises et délicates, pour ses études universitaires. Son grand oncle, Louis-Joseph Hallez, né à Lille le 25 novembre 1804, est illustrateur de livres religieux pour les éditions Manne, installées à Tours. Par sa mère, Paul Hallez descend également de Jean-Baptiste Carré de Malberg (1749-1835), auteur et illustrateur d’un atlas réputé et de traités de cosmographie. Après l’école primaire, Paul Hallez s’engage dans de brillantes études secondaires. Bien qu’il ne fasse pas médecine, son père lui accorde le droit de partir, après le baccalauréat, à l’École des Beaux-Arts. Il rejoint tout d’abord l’atelier lillois de Pharaon de Winter (1849-1924), le maître flamand de l’époque. Directeur des cours de dessin et de peinture à l’École des Beaux-Arts depuis 1887, Pharaon de Winter inculque le « beau métier » à Paul Hallez. Portraitiste accompli, il apprend à son jeune disciple l’importance de saisir l’âme de son modèle, pour aboutir à un art intime et accompli.

De novembre 1893 à septembre 1894, il fait son service militaire. De retour à la vie civile, il parachève sa formation dans l’atelier de Léon Bonnat (1833-1922). Professeur à l’École des Beaux-Arts de Paris depuis 1880, puis membre de l’Académie des Beaux-Arts l’année suivante, et enfin directeur de l’École des Beaux-Arts en 1905, Léon Bonnat est l’un des grands maîtres classiques, portraitiste couru de la bonne société et des politiques de la Belle Époque (Léon Gambetta, Jules Ferry, Adolphe Thiers). De nombreux artistes passent entre ses mains : Gustave Caillebotte, Georges Braque, Raoul Dufy, Henri de Toulouse-Lautrec, Abel Bertram. Paul Hallez y reçoit un enseignement issu d’une longue tradition académique française, où le dessin prévaut sur la couleur et la lumière. Chaque œuvre est pensée et travaillée en atelier, rien n’est spontané : on est bien loin de l’esprit impressionniste naissant. En 1896, Paul Hallez reçoit un premier prix d’atelier. Admis à concourir pour le prix de Rome, il y présente une grande composition classique, illustrant les thèmes biblique et historique grandiloquents, demandés par l’épreuve : « Jérémie pleurant sur les ruines de Jérusalem ».

Encore étudiant aux Beaux-Arts, Paul Hallez est déjà bien intégré dans le milieu artistique de sa région. Après la première exposition tenue au Palais Rameau à Lille, du 16 février au 10 mars 1890, le groupe des 37 artistes exposants fonde la Société des Artistes Lillois. Parmi eux, aux côtés de Pharaon de Winter et de Paul Lefebvre, Paul Hallez participe à cette nouvelle aventure. Il deviendra d’ailleurs le vice-président de cette Société de 1936 à 1940, puis le président de 1940 à 1949, et enfin le président d’honneur de 1950 à 1964. Fidèle, il y expose, sans discontinuité, pendant 69 ans, de 1895 à 1963.

A l’exposition annuelle des artistes lillois de 1895, Paul Hallez montre au public « Le Retour de Pêche« , sujet maintes fois repris par des peintres comme Georges Maroniez, Charles Roussel et Francis Tattegrain. Cette même année, il reçoit une grande médaille d’argent au concours Wicar, décernée par la Société des Sciences et des Arts de Lille. Puis, en 1897, c’est la consécration : il obtient ce prix Wicar avec une médaille d’or, destinée à « encourager les efforts et les progrès de cet artiste laborieux et consciencieux, qui a envoyé dix études, méritantes à degrés différents« . C’est à cette époque que Paul Hallez réalise ses premiers portraits, avec une facilité déconcertante. L’artiste est gratifié de nombreux compliments sur son art naissant : en mars 1897, Jules Duthil de « La Dépêche » note « qu’il y a dans ce jeune peintre un incontestable talent, beaucoup de facilité de savoir« . Mais l’académisme « colle » encore à son travail car il « s’oublie un peu dans l’admiration successive des maîtres à la mode, et il en reste quelque chose dans sa peinture« . Son portrait d’une « Vieille Mendiante » est qualifié de « sainement réaliste« .

En 1898, Paul Hallez vit sa dernière année à Paris, où il habite rue du Cherche-Midi, quartier très cossu proche des jardins du Luxembourg. Cette année-là, il présente au Salon des Artistes français une œuvre intitulée « Fillette du Portel« , montrant une jeune fille en costume traditionnel, installée sur la plage, empreinte d’accents sentimentalistes. Cette toile est également exposée avec « Vieille Mendiante » et « Pêche aux Moules » (pastel) au Salon de la Société des Artistes Lillois. Le pastel est finalement acquis par la Société populaire des Beaux-Arts. Il laisse également de nombreux dessins réalisés à Audresselles et à Équihen. Dans ses œuvres, l’artiste rend l’atmosphère émouvante grâce à l’usage de ciels crépusculaires, qui bénéficient de multiples nuances rosées.

Revenu à Lille, l’artiste s’installe chez ses parents au 58 rue Jean Bart, dans une maison bourgeoise près du centre, jusqu’en 1903. A l’exposition de Roubaix en 1900, apparaît une nouvelle diversité dans les sujets présentés. A côté des pêcheurs et des matelots, Paul Hallez croque les rues et les bâtiments de Lille, notamment la basilique Notre-Dame de la Treille, « s’élevant en sombre sur les maisons ensoleillées et dorées du fond« . En février 1901, il présente deux toiles au Salon des Artistes français à Paris, toujours dans la même veine : « Brodeuse » et « Portrait de Jeune Fille« . Manque de succès ou faible envie de s’imposer dans la capitale, Paul Hallez ne soumettra plus ses œuvres au Salon et se consacrera dès lors aux expositions nordistes. Quelques mois plus tard, à l’Exposition des Artistes Lillois, tenue au Palais Rameau, il y présente neuf huiles et pastels, réitérant ses sujets préférés, marins avec « Retour de Pêche« , « Sur la Dune » et « Vieux Loup de Mer« , des portraits et des vues urbaines. Durant l’été 1901, le peintre participe à l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne-sur-mer (18 juillet au 15 septembre 1901), tenue dans les halls de la Chambre de Commerce, aux côtés de Francis Tattegrain, Victor Dupont, Georges Ricard-Cordingley, Charles Roussel, Fernand Stiévenart, Alexandre Houzé et le couple Demont-Breton. Il y présente trois marines, dont « Retour de Pêche le Soir à Étaples » (musée de la Marine à Étaples). Dans cette grande toile, l’artiste use et abuse de coloris chatoyants, dominés par des roses orangés, si typiques des ciels couchants du Nord. Sur le quai, les matelotes en costumes traditionnels et leurs enfants accueillent les marins et leurs navires chargés de poissons.

Parfois, son travail provoque auprès de la critique des avis divergents. Dans « Le Progrès du Nord« , son « Vieux Loup de Mer » est particulièrement apprécié, car les « physionomies de ses mathurins sont des plus expressives. L’effet crépusculaire est bien traité, l’enfant cherchant à aider le vieux marin virant au cabestan, en unissant ses efforts aux siens, donne une note pittoresque à une œuvre réussie« . Dans « Europe Artiste« , « Hallez a un charme tout particulier pour présenter ses marines« . Mais l’abus de pittoresque, d’un style académique marqué, pèse encore beaucoup sur l’œuvre. Il montre des « toiles d’un impressionnisme déplorable« , selon le « Réveil du Nord« , si sévère, et qui n’a pas compris que le peintre dessine et travaille ses sujets « au scalpel« , en usant au minima des effets graphiques pour un rendu réaliste. En octobre 1901, il expose à Roubaix les mêmes sujets et rencontre le succès avec sa « Brodeuse« , « sujet traité un peu à la façon des vieux maîtres hollandais, ce qui donne énormément de relief à son personnage« .

Lors de la 15ème exposition des Artistes Lillois, tenue du 10 février au 16 mars 1902 au Palais Rameau, Paul Hallez montre davantage de toiles, plus ambitieuses, dont deux d’un grand format, ce qui est plutôt inhabituel pour le peintre. Aux côtés d’Alexandre Houzé et de Louis Sauvaige, Paul Hallez « nous présente, dans la note lumineuse qui lui est particulière, une série d’études prises à Boulogne et dans les environs, qui feront la joie de ses admirateurs« . Les deux grandes toiles, « La Barque Échouée » et « La Promise » (localisation inconnue) montrent des pêcheuses en costume traditionnel. « La Promise » arbore fièrement son soleil boulonnais et attend sur la plage, nonchalamment, en lisant une lettre.

Aboutissement de plusieurs études (dessins et huiles), « La Barque Échouée » domine les cimaises de l’exposition. Devenue épave, une barque échouée au nom évocateur de Notre-Dame-de-Boulogne est posée sur l’estran. Passant près des restes de cette coque à clins, deux pêcheuses animent la scène. Une pêcheuse, vêtue d’un châle et de jupons sombres, chaussée des fameux « patins » (chaussures ouvertes à petit talon), prend la pose avec sa manne (panier typique en osier) suspendue à son épaule. A ses côtés, portant la petite coiffe traditionnelle, une fillette tient un palot (petite pelle en fer), destiné à déterrer les arénicoles (vers de sable) utilisés pour les appâts. Elle regarde d’un air distrait l’amas de bois, qui fut autrefois une barque de pêche. A l’arrière-plan, à peine esquissés, des bateaux à voile occupent une mer calme surplombée d’un ciel encore clair, perturbé par le passage enfumé d’un navire à vapeur. Dans cette œuvre pittoresque, traitée dans une palette sobre usant de tons ocres et bleus, Paul Hallez travaille le sujet de manière académique, sans fioriture. Bien détaillés, les deux personnages restent néanmoins hiératiques et bien peu naturels. Seul le traitement du ciel, élégamment rosé, laisse échapper quelques timides libertés chromatiques. Si quelques notes d’un sentimentalisme contenu transparaissent dans les regards perdus des deux pêcheuses, l’ensemble montre une scène certes convenue, mais aussi solide, d’un épisode de vie de la marine boulonnaise.

Les autres petits formats, présentés à cette exposition, semblent bénéficier d’une approche plus libre. Servi par une palette claire et harmonieuse, le charmant « Ramasseur d’Épaves » (localisé à Le Portel) montre un enfant passant devant deux bateaux échoués. Davantage suggéré que dessiné, le personnage s’occupe à ramasser des bois abandonnés sur l’estran. Très répandue sur le littoral, cette activité apporte, pour les petites gens, les femmes et les enfants, quelques faibles revenus souvent indispensables. « Oh ! Hisse ! » et « A La Mer » sont les titres évocateurs d’œuvres enlevées, décrivant des scènes typiques de matelots et de leurs embarcations, déjà croquées par Edmond de Palézieux et Francis Tattegrain. Ces deux tableaux reçoivent une bonne critique qui les trouvent « largement peints et pleins de mouvement« . Créées au début du 20ème siècle, ces œuvres ne sont pas sans rappeler également les compositions de Charles Roussel. « La Barque Échouée » est similaire aux « Pêcheurs de Crevettes » de l’artiste berckois, montrant un couple de pêcheurs devant une épave. Les thèmes des petites pochades de Charles Roussel, qui décrivent des scènes de labeur maritime, sont identiques à ceux choisis par Paul Hallez. Francis Tattegrain, Eugène Chigot, le couple Demont-Breton et bien d’autres exploitent également la veine du « naturalisme marin« . Et chacun connaît alors un parcours et une reconnaissance du public.

Le 22 juin 1902, Paul Hallez est nommé professeur de dessin à l’école des sourds-muets de Ronchin en remplacement de M. Perdreau. A cette époque, durant l’été, Paul Hallez part en Corrèze travailler ses toiles boulonnaises mais aussi, de plus en plus, de sujets du Limousin. En août 1902, il participe à la colonie d’artistes de Treignac où, « peintre bien connu des falaises boulonnaises, il choisit cette année-là notre pays comme champ d’études« . Une « Rue de Treignac » est acquise par le musée de Tulle en 1904. L’exposition des Artistes Lillois de 1904 est toujours un succès, mais Paul Hallez montre déjà des signes de faiblesse dans les sujets qu’ils traitent. Dans « La Vie Lilloise« , le critique Jean Douzy loue « son étude très fouillée du maître jardinier Saint-Léger. […] Mais quel dommage de voir Paul Hallez s’égarer dans une composition comme « Les Lavandières », où son inspiration s’essouffle« . Par contre, sa grande toile de Le Portel est « d’une belle composition et d’une couleur chaude et discrète« . C’est « un peintre de genre distingué et émérite« . Plus que jamais, toujours hermétique aux nouvelles expériences artistiques, en pleine effusions fauvistes, Paul Hallez pratique le « beau métier » des anciens maîtres, au dessin juste et précis, aux coloris sobres et réalistes.

Lors du Salon lillois de 1905, Paul Hallez se renouvelle. Il y présente six portraits, très bien accueillis, dont une « Fille de Bohème« , « aux chairs admirables et à la tête très expressive, supérieurement brossée« . En 1906, l’artiste accroche aux cimaises du Salon des portraits et des scènes d’intérieur, aux côtés de marines anciennes. Au Salon de 1907, toujours tenu au Palais Rameau, les sujets maritimes sont omniprésents et lassent le public et les critiques. Plus que jamais, Paul Hallez s’avère être un bon observateur des gens de mer et de leur travail, mais « il est un peu trop maussade et fait preuve d’une recherche souvent attrayante, mais poussée quelque peu à l’extrême« . Son art, toujours juste, devient parfois ennuyeux et vieillissant, notamment dans les grandes compositions. Les pochades et autres dessins bénéficient d’une facture plus libre et plus moderne. Les années suivantes se ressemblent, partagées entre des sujets maritimes, des portraits et des paysages du Limousin.

Durant les années 1900-1910, l’artiste continue à explorer la France et participe aux Salons de Roubaix (1900-1901), d’Angers (1901 à 1908), de Monte-Carlo (1902), de Douai, de Boulogne-sur-mer, de Nantes, de Limoges (1904), d’Arras, de Tournai et de Namur (1907). Dès lors, Paul Hallez diversifie son œuvre au gré de ses voyages, et peint des vues urbaines et campagnardes. A Boulogne, il croque le port avec le quai Gambetta et ses marins, la jetée et ses élégantes, la vieille-ville avec sa « Rue d’Aumont » (1906) réalisée dans des tonalités chatoyantes, tout comme deux vues des environs de la jetée à Le Portel. Il produit aussi des vues lilloises, notamment « Le Théâtre incendié de Lille » (1903) et d’autres monuments, sources iconographiques aujourd’hui précieuses. Il laisse du Nord des vues enneigées de Bruges, présentées à Arras (1904). Enfin, toujours portraitiste apprécié, il peint le docteur Paquet, médecin-major du bataillon des canonniers de 1870 à 1879, qui enrichit les collections du Musée des Canonniers Lillois en 1904.

En 1910, un tournant s’opère dans la vie et l’œuvre de Paul Hallez. A 38 ans, il épouse Fernande Dunaigre, seconde fille du notaire de Saint-Setiers en Corrèze. Rencontré en 1902 à Treignac, lors de sa première venue, le mariage a lieu le 23 août 1910 dans des fastes vantés par la revue « Les Beaux Mariages Limousins« . Pratiquant la peinture sur porcelaine, Fernande reçoit les conseils de son « maître-époux« . Ils exposeront ensemble. En 1911, l’artiste achète une maison au 24 rue Duhem à Lille, qu’il occupera jusqu’à sa mort. L’année suivante, le couple voit la naissance de Marie-Antoinette, puis de Jeanne en 1913. Dès lors, les vues du Massif Central prennent une place prépondérante : « Routes Ensoleillées en Corrèze« , « Soir dans les Pacages du Plateau de Millevaches » ; les sujets boulonnais deviennent plus rares. La palette de l’artiste prend également une nouvelle dimension, plus colorée et lumineuse. Les œuvres deviennent plus enlevées et dynamiques.

Malgré ce changement de vie, Paul Hallez reste professeur à Lille, et rejoint la Corrèze pendant les deux mois d’été. Passionné par la photographie, il profite de la période scolaire pour prendre en photo, sur plaques de verre, les quais boulonnais, les gens de mer et leurs bateaux. Puis, pendant les vacances, il projette dans sa propriété corrézienne, sur un grand drap tiré, ces prises marines. Toujours dans la recherche d’une vérité indiscutable, Paul Hallez construit ses compositions en prélevant sur ces clichés plusieurs éléments, qu’il recompose ensuite dans ses tableaux. Nanti d’une palette plus lumineuse, son œuvre s’affranchit quelque peu des scléroses académiques. Quand la Première guerre mondiale éclate, Paul Hallez rejoint Dunkerque (25 juin 1915), où il croque à souhait les endroits qu’il traverse. En septembre 1916, il est au cœur des combats près de Lunéville. Sa maison lilloise est occupée et saccagée par les Allemands, qui emportent nombre de petites toiles et en détruisent d’autres trop grandes pour être emportées, comme « Jérémie sur les Ruines de Jérusalem« , crevée d’un coup de baïonnette.

La paix revenue, l’artiste continue sa carrière, partagé entre la Corrèze et le Nord. En 1921, il devient sociétaire des Artistes Indépendants et des Artistes français. Son art continue son évolution, s’amende grâce à l’emploi de verts tendres, de mauves et de roses orangés plus toniques. En février 1928, dans la salle de lecture des magasins Boka à Lille, Paul Hallez montre 64 œuvres, dont seulement six lilloises et aucune marine. Fernande expose à ses côtés. L’expérience est répétée en janvier-février 1929 à la galerie Bleue à Lille, avec 74 travaux, dont un seul « Coin de Boulogne« . En octobre 1933, la galerie Montsallut accueille 41 peintures, toutes de la Creuze ou de Champagne. Les expositions collectives se poursuivent, associant maintenant Marie-Antoinette, la fille du couple, dont une importante à Lille en 1936. Dans la débâcle de 1940, la famille demeure à Lille dans la pénurie et l’inquiétude. La vie reprend son cours à la Libération. En 1950, déjà âgé, Paul Hallez présente sa dernière exposition dans une galerie lilloise. Il peint jusqu’à sa mort survenue le 7 octobre 1965 à Limoges, chez sa fille.

Durant sa longue carrière, Paul Hallez parcourt et croque à l’envi la Côte d’Opale. A partir d’un travail photographique repris en atelier, il laisse environ un millier d’œuvres. Héritier de la tradition, imperméable à tout courant avant-gardiste, il n’expose pas aux Salons des Indépendants ou d’Automne à Paris. Paul Hallez ignore aussi la modernité de l’École d’Étaples emmenée par Henri Le Sidaner et Eugène Chigot, ou encore le Groupe de Wissant rassemblé autour du couple Demont-Breton. De plus, les musées ont peu acquis ses œuvres, excepté à Lille (mairie, musée des Canonniers) et dans le Limousin. Aussi, sa notoriété, pourtant importante de son vivant, est aujourd’hui devenue bien faible. Sa vocation artistique n’est pas expérimentale : elle s’inscrit dans l’observation du monde maritime et sa représentation, la plus juste possible, par la peinture à l’huile, l’aquarelle et le pastel. Les effets de style sont limités à l’usage d’une palette colorée, qui se libère peu des contraintes académiques, et à quelques notes d’un sentimentalisme contenu. Des bleus et des roses, typiques de son style, s’épanouissent dans des crépuscules éclatants. Mais, toujours, le dessin domine le sujet.

Dans la « Revue Moderne« , en juillet 1914, un critique retrace la carrière de Paul Hallez et en résume bien l’art : « Les principales qualités de ce peintre sont la sobriété et la force, l’élégance et la simplicité. C’est un coloriste d’une rare hardiesse qui sait toujours rester dans les bornes d’un goût parfait. Dans ses paysages, aussi bien que dans ses marines, portraits, intérieurs et scènes de genre, Paul Hallez sait, au moyen d’un métier parfaitement su et d’une facture toujours appropriée au motif choisi, rendre avec force les émotions diverses suscitées en lui par les aspects divers de la nature et leurs multiples significations« . Comme beaucoup d’autres artistes de son temps, Paul Hallez exploite le « naturalisme marin » en vogue à l’époque, inspiré par les côtes, les ports et les gens de mer du Boulonnais.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Jules Adler (1865-1952) – regard social sur la marine vers 1900

Encore bien méconnu du grand public, sombré dans un injuste purgatoire à l’instar de nombreux « petits maîtres » du début du 20ème siècle, Jules Adler connaît aujourd’hui un certain regain d’intérêt. De son temps, auteur de nombreuses commandes pour l’État, notamment pour les grands édifices publiques, Jules Adler a également livré une œuvre sociale, plus intimiste, qui lui vaut le surnom de « peintre des humbles ». Ces œuvres dédiées au monde ouvrier racontent la France des petits métiers sous la Troisième République, et dénonce la pénibilité du travail et la misère des plus pauvres. Ces sujets naturalistes se déclinent aussi sur la Côte d’Opale (Boulogne, Équihen, Étaples, Berck), lors de ses passages dans le Boulonnais dès la fin des années 1890 jusqu’aux années 30. Les scènes de quai, les groupes de matelotes et les marins au labeur décrivent le monde de la pêche où l’effort dessine les corps et marque les visages. Cette production sociale tranche singulièrement avec les œuvres plus décoratives, voire insouciantes, produites par nombre d’artistes de l’époque, d’un Georges Maroniez ou d’un Myron Barlow.

Jules Adler voit le jour le 8 juillet 1865 à Luxeuil. Ses parents sont des Juifs originaires d’Alsace et tiennent une boutique de tissus. La famille est composée de cinq enfants. A l’école, le petit Jules présente déjà des prédispositions au dessin. Lors du passage du député local, Gaston Marquiset, à son école en 1879, il se fait remarquer pour son aptitude artistique. Il intègre ainsi l’école municipale de Luxeuil pour développer son talent naissant. En 1882, il gagne Paris et s’inscrit à l’École des Arts Décoratifs avec ses deux frères. L’année suivante, Jules Adler devient l’élève du fameux maître William Bouguereau (1825-1905) et de Tony Robert-Fleury (1837-1911) à l’Académie Julian ; il la fréquente jusqu’en 1890.

En 1884, il réussit le concours de professeur de dessin. L’année suivante, il participe pour la première fois au Salon des Artistes français en y présentant un portrait (dessin). Il se partage entre Marseille, où vivent ses parents, et Concarneau, station balnéaire des artistes. De 1888 à 1891, Jules Adler montre au Salon essentiellement des portraits, très appréciés du public, et des scènes de genre dont « Misère » (1891). Ensuite, les commandes de l’État s’enchainent autour d’œuvres emblématiques, comme « La Rue » (mention Honorable en 1893) destinée au musée de Castres, et « Faubourg Saint-Denis au Matin » (Salon de 1894), dont le succès lui permet d’obtenir une bourse de voyage.

Deux années durant, Jules Adler part en pérégrination artistique à travers la France. Il nourrit son art et s’affirme comme peintre naturaliste et moderne, en vogue à cette époque. A son retour, les expositions s’enchainent : le tableau « Joies populaires » (1898) lui fait remporter une médaille de deuxième classe. Son œuvre entre au musée du Luxembourg en 1899 grâce à « Mère », dont « l’aspect un peu sombre n’attire pas le regard mais le retient » (Barbedette, biographie de l’artiste, page 51). Sa peinture sociale devient prégnante avec « L’Homme à la Blouse » qui reçoit une médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1900.

A partir de cette période, sa veine artistique semble s’attacher à dépeindre essentiellement les scènes de rue, les hommes au travail, les petites gens dans leur peine quotidienne. Il s’inscrit alors comme « le peintre des humbles ». La presse de gauche, républicaine, s’intéresse à son travail qui décrit sans mièvrerie la misère et la souffrance du peuple laborieux. « La Soupe des Pauvres » en 1906 est emblématique de cet aspect, où femmes, enfants et vieillards dans leurs livrées sombres arborent des visages marqués, éclairés dans la pénombre, afin de souligner davantage la tragédie humaine.

A l’instar de Lucien Jonas (1880-1947), le pays de la mine retient également l’attention de Jules Adler et notamment les mouvements sociaux et syndicaux, nombreux à l’époque. Présentée en 1899, « La Grève au Creusot » illustre cet intérêt. Dans cette toile aux dimensions immenses (231cm x 302cm – musée de Pau), la marche des mineurs massés avec leurs familles impressionne, les visages graves aux traits expressifs animent l’œuvre, et les drapeaux tricolores s’affichent presque réduits à la couleur rouge, révolutionnaire.

En 1911, la présentation de « Gavroche » marque un tournant dans sa carrière. La couleur est prégnante dans ce marché aux fleurs que traverse l’enfant. Les visages des autres figurants sont radieux, joyeux, et donnent une teinte plus commerciale à l’ensemble. L’arrière-plan est traité par petites touches claires, presque impressionnistes. La presse accueille avec bonheur cette peinture agréable. C’est aussi en juillet de cette année que Jules Adler épouse Céline Brunschwig (1871-1952).

« Gros Temps au Large, Matelotes d’Étaples », toile présentée au Salon des Artistes français de 1913, inscrit Jules Adler dans la mouvance des « peintres régionalistes », prompts à décrire les mœurs et coutumes, les conditions de travail, les traditions et les paysages rencontrés dans les contrées françaises. En 1914, il expose « Retour de Pêche » avant d’être mobilisé par la Grande guerre. Durant le conflit, il organise une cantine place Pigalle, et réalise de nombreuses affiches pour encourager les emprunts d’État. Au sortir de la guerre, il montre ses toiles dans la galerie d’Édouard Devambez, puis voyage en Creuse où il rencontre le peintre Armand Guillaumin (1841-1927).

Depuis 1919, Jules Adler siège au comité d’organisation de la Société des Artistes français. Il démissionnera en 1940, suite aux pressions exercés contre les Juifs. En 1923, il est promu au grade d’officier de la Légion d’Honneur. En juillet 1929, il devient professeur de dessin à l’École des Beaux-Arts. Puis, en 1934, il est nommé au Conseil supérieur de l’enseignement des Beaux-Arts : la consécration de sa carrière. En marge du Salon des Artistes français, le peintre accepte d’exposer au Salon des Tuileries, quelque peu plus moderne et moins traditionnel. Dans les années 1920-1930, Jules Adler présente chaque année des œuvres décrivant des scènes parisiennes, très colorées et appréciées du public, ainsi que des portraits de paysans (Limousin, Franche-Comté). En 1933, un musée est inauguré dans sa ville natale. Luxeuil accueille le « Musée Jules Adler », parrainé par le président du Sénat, Jules Jeanneney (1864-1957). En 1940, l’établissement thermal de Luxeuil reçoit ses fresques décoratives, qui seront entièrement posées en 1945.

La guerre 39-45 n’épargne par l’artiste de confession juive lors de l’invasion allemande. En 1942, son neveu est arrêté et déporté, pour mourir à Auschwitz. En mars 1944, Jules Adler et son épouse sont dénoncés, arrêtés, et internés dans un ancien hôpital rue Picpus à Paris. A la Libération, très diminué, l’artiste retrouve le Salon et ses expositions. Le musée de Luxeuil est remis en état. Jules Adler s’éteint le 11 juin 1952 à Nogent-sur-Marne, dans sa maison de retraite. Son ancien élève, Jean-Dominique Domergue (1889-1962), le fameux peintre des mondaines parisiennes, prononce son éloge funèbre.

A la fin des années 1890, Jules Adler vient sur la Côte d’Opale et parcourt le littoral à la recherche de sujets pittoresques, comme beaucoup d’artistes avant lui. Les sujets figurant des scènes de quai animés de pêcheurs laborieux et de matelotes actives l’intéressent. Mais au-delà de la simple description, certains tableaux prennent une ampleur militante et sociale. Les attitudes des uns et les visages marqués des autres invitent le spectateur à s’interroger sur la pénibilité de la vie des sujets représentés et sur les progrès sociaux à entreprendre ou à confirmer. Ces « messages socialisants » de Jules Adler, adressés au public mais aussi aux autorités qui achètent ses œuvres de Salon, s’inscrivent dans l’idée de progrès promue par la Troisième République.

L’enfance apparaît dans le travail de Jules Adler dès 1898, à travers « Garçon sur la Plage de Berck » (huile sur toile, 36cm x 50cm, conservée au musée de Berck). Dans ce portrait, un jeune enfant, au regard perdu, presque fataliste de son destin de marin, pose en habit traditionnel devant la plage. Le bonnet berckois (le balidar) vissé sur sa chevelure flavescente inscrit la scène dans une veine régionaliste. A l’arrière-plan, esquissé dans des couleurs pastel, l’échouage des bateaux de pêche fait face aux matelotes qui attendent le produit de la marée.

Après un passage en Bretagne et notamment à Douarnenez, au tournant du siècle (1900-1903), Jules Alder revient à Boulogne croquer la vie maritime. Il y passe ses étés jusqu’en 1913. En 1904, il laisse des études sur bois notamment « Boulogne » (huile sur bois, 25cm x 40cm, conservée au musée d’Ipswich), où deux enfants présentés de dos regardent le port au soleil couchant. L’année suivante, il réalise « Les Femmes de marin sur les quais du port de Boulogne » (huile sur carton, 40cm x 50cm, musée de Dole). Particulièrement animée et très dynamique dans sa construction, la scène montre des groupes de femmes déambulant sur le quai, à la manière des manifestations qu’il affectionne. A l’arrière-plan, dans des tons plus doux et dans une touche évanescente, les grands bâtiments du quai font office de décor. Traduit dans des tons assez neutres, servi par un camaïeu de gris et de verts, l’ensemble de la palette est simplement relevé par la rousseur des chignons et des tabliers des matelotes. En 1906, l’artiste revient peindre la vie boulonnaise à travers une série d’études, dont « Le Port de Boulogne » (huile sur carton, 40cm x 56cm, musée de Lausanne), figurant un groupe de matelotes et de pêcheurs revenant de la pêche, annonçant son tableau de 1914, « Retour de Pêche à Boulogne ».

Présentée en 1908, « Pêcheuse de Crevettes » (huile sur toile, 130cm x 97cm, musée de Saint-Quentin) marque un retour aux œuvres plus classiques, au style naturaliste apprécié par le public, où le trait et le dessin s’avèrent plus structurants. Au premier-plan, une pêcheuse se dresse, tenant son filet roulé, et renforçant ainsi le « format portrait » de l’œuvre, tout en hauteur, au cadrage presque photographique. Le regard sévère, elle pose en habit traditionnel, avec sa jupe et son caraco marron capucin, et la calipette posée sur la tête. Derrière elle, se tient un groupe de matelotes à peine esquissées. L’arrière-plan est servi par le quai et ses bâtiments, baignés d’une lumière douce, qui contraste avec les personnages.

En marge d’une série de petites études et de dessins au carnet qu’il produit chaque été sur le motif, Jules Adler renoue avec les grandes toiles aux accents tragiques. En 1912, il expose « Gros temps au Large, Matelotes d’Étaples » (huile sur toile, 211cm x 196cm, musée du Petit-Palais à Paris), et s’affirme dans son goût pour la peinture événementielle, qui rassemble des groupes humains. Au premier regard, le spectateur est saisi par cette rangée de visages sévères, marqués et angoissés. Les mères, aux regards sombres, scrutent l’horizon, inquiètes de ne pas voir revenir les frêles embarcations de leurs maris pêcheurs face à la tempête. Une « veuve dont la mer avait pris le mari et les trois enfants » inspire Jules Adler pour son sujet central (Barbedette, biographie de l’artiste, page 57). Présentée toute de noir vêtu, cette femme semble symboliser la douleur, la fatalité, le deuil inéluctable, à l’instar du sujet des « Tourmentés » présenté en 1905 par Virginie Demont-Breton, à la suite d’une terrible tempête survenue à Wissant (huile sur toile, 141cm x 212cm, Palais des Beaux-Arts de Lille). Les enfants, tout aussi tristes, participent malgré eux à cette angoisse collective. La palette sombre, réduite à quelques couleurs, fait contraste avec les façades claires et les toits colorés des maisons alignées sur le quai. Attroupé autour du calvaire, le reste de la population du village participe à cet « effet de masse » et renforce l’anxiété collective mortifère.

Présenté en 1914, « Retour de Pêche à Boulogne » est emblématique de la production naturaliste et sociale de l’artiste. Acquise par l’avocat et industriel argentin Tomás de Estrada, cette imposante toile (201cm x 281cm) est conservée aujourd’hui au musée national des Beaux-Arts d’Argentine à Buenos Aires. Cette scène de quai présente un groupe d’hommes et de femmes épuisés, revenant de la pêche. Deux d’entre eux n’ont pas encore eu le temps de retirer leurs grandes bottes de pêche (les houssiaux), et la matelote, le dos cassé par la charge, peine à porter sa manne remplie de poissons. Malgré une fatigue prégnante, il s’agit d’aller vite pour vendre le produit de la marée. L’artiste a particulièrement travaillé les visages, burinés par la mer et le soleil, et les mains des hommes, rendues rugueuses par le sel et le labeur. La présence des enfants sur le quai rappelle le travail imposé, dès le plus jeune âge, dans le monde de la Marine. Ce groupe humain semble ainsi subir une vie quotidienne harassante, de manière presque fataliste. A l’arrière-plan, seul le quai Gambetta et les façades lumineuses des grands hôtels apportent un relief décoratif à l’ensemble. Essentielle dans la carrière de l’artiste, cette œuvre s’inscrit dans sa série « d’instantanés urbains », dans lesquels Jules Adler saisit les travailleurs sortant du travail, de l’usine, lors de fêtes ou de manifestations.

Après la Grande guerre, les sujets boulonnais se font plus rares, Jules Adler se concentrant sur la région parisienne, l’est de la France et Luxeuil. On peut retenir néanmoins « Enfants devant le Port de Boulogne » (huile sur toile, 60cm x 50cm, musée du Prado, Madrid), présenté en 1920, qui est une reprise du tableau de 1904. Deux jeunes enfants hiératiques, debout sur le quai, contemplent le quai Gambetta, ses grands bâtiments aux façades claires, et les rangées de bateaux à vapeur, dont le rouge des cheminées rompt le camaïeu de gris et de bleus de l’ensemble. Ce choix de prendre les quais et leurs grands bâtiments comme véritable « décorum » rappelle l’œuvre d’Edmond de Palézieux (1850-1924), qui excelle d’ailleurs également à représenter des marins au travail ou pris dans la tempête.

L’œuvre boulonnaise s’achève avec le portrait de « Mousse, Boulogne-sur-Mer » réalisé en 1935 (huile sur carton, 72cm x 60cm, musée de Saint-Quentin). Planté devant les bâtiments clairs du quai et les haubans qui rayent verticalement l’espace, le jeune enfant rappelle le « Garçon sur la Plage de Berck », peint presque quarante plus tôt : ces deux œuvres commencent et clôturent ainsi la carrière de notre peintre. Dans une touche très sobre, Jules Adler interpelle néanmoins le spectateur par le regard fixe de l’enfant, et par ses (trop) longs bras ballants, qui s’alignent tout le long de la toile, soulignant la fatigue déjà prégnante du futur matelot.

Malgré les nombreuses commandes de l’État, la reconnaissance de son vivant et la présence muséale de son œuvre, Jules Adler, comme beaucoup de « petits maîtres » est tombé rapidement dans un certain purgatoire. Depuis une quinzaine d’années, avec le retour en grâce de cette peinture sociale et naturaliste, initiée sous la Troisième République, l’artiste se fait à nouveau connaître. En marge de son travail parisien et provincial, sa peinture boulonnaise s’avère intéressante à plusieurs titres. Elle couvre une quarantaine d’années et dénonce le dur labeur de ce peuple de la mer, dont la vie modeste est traversée par les tempêtes et la précarité. Attentif aux lumières et aux couleurs, Jules Adler échappe donc à la simple description folklorique. Si son ambition est militante, l’artiste n’en n’oublie pas cependant le caractère pittoresque de la Marine boulonnaise, en croquant toujours justement les moindres costumes et attirails propres aux matelotes et aux pêcheurs de notre région. A travers cet œuvre régionaliste engagée, Jules Adler rappelle que l’Humain est soumis à un déterminisme social et local, qu’il soit mineur ou pêcheur.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Jean-Charles Cazin (1841-1901) – promenade intimiste dans les Dunes d’Équihen

Depuis trop longtemps, le nom Cazin évoque chez les Boulonnais le lycée éponyme, installé depuis longtemps en basse-ville. Bien que Jean-Charles Cazin soit un peintre reconnu de son vivant, il est de nos jours ignoré du grand public, de l’actualité artistique et des intérêts muséaux. Pourtant célébré depuis sa mort par les Américains puis, plus récemment, par les Japonais, qui apprécient sa vision artistique inclassable, les Français ont oublié son œuvre régionaliste, historique ou biblique. Trop souvent, ses tableaux croupissent lamentablement sous la poussière des réserves des musées. A l’instar des Écoles d’Étaples, de Berck et de Wissant, « retrouvées » puis étudiées, et dont  les artistes  sortent d’un injuste purgatoire depuis une trentaine d’années, il est grand temps de redécouvrir « Jean-Charles Cazin, maître intimiste des dunes et des ciels boulonnais« .

Né à Samer le 25 mai 1841, Jean-Charles Cazin grandit dans une famille de la petite bourgeoise. Son père, François-Joseph Cazin (1788-1864), est chirurgien et médecin de marine sous Napoléon. Il est aussi l’auteur d’un imposant « Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes« , considéré comme l’initiateur de la phytothérapie médicale. Son frère aîné, Henri (1836-1891), fait médecine et devient un éminent chirurgien. Il développe plus tard les hôpitaux berckois et les cures thermales.

Jean-Charles suit une voie toute différente et s’écarte de la tradition familiale. En 1846, alors âgé de cinq ans, sa famille quitte Samer et s’installe à Boulogne-sur-Mer. Il poursuit ses études au collège de la ville, sur les mêmes bancs que les frères Coquelin et que le peintre animalier et paysagiste Henry Bonnefoy (1839-1917), puis passe son baccalauréat à Lille. Montrant déjà de bonnes dispositions pour le dessin, on le destine peut-être à devenir architecte, mais finalement Cazin choisit les Beaux-Arts. En 1862, il intègre l’École de dessin d’Horace Lecocq (1802-1897), « petit maître » qui développe une méthode novatrice de l’apprentissage du dessin de mémoire, consistant à demander à l’élève d’observer un objet puis de le dessiner de mémoire. Alphonse Legros (1837-1911), Henri Fantin-Latour (1836-1904), Léon Lhermitte (1844-1925), plus tard de passage à Wissant chez les Demont-Breton, ainsi que le fameux sculpteur Auguste Rodin (1840-1917), sont alors ses camarades de classe.

Dès l’année suivante, en 1863, il montre une première œuvre au Salon des Refusés, un « Souvenir des Dunes de Wissant« , aux côtés d’Édouard Manet, du portraitiste américain James Whistler, d’Alphonse Legros et du chef de file de l’École d’Arras, Constant Dutilleux, rencontré plus tôt à Barbizon. Le succès est des plus mitigés, la presse ignorant presque l’exposition! De 1863 à 1868, Cazin exerce comme professeur à l’école de Lecocq. Le 2 juillet 1868, il épouse Marie Guillet, artiste elle-aussi, élève de Rosa Bonheur. Connue sous son nom d’artiste Marie Cazin, elle reçoit une médaille d’Or à l’Exposition Universelle de Paris en 1889. A cette époque, Cazin devient directeur du musée des Beaux-Arts de Tours. Mais quand la guerre de 1870 survient, Cazin, proche des Républicains et de Léon Gambetta, choisit l’exil. D’ailleurs, il réalise en 1882 « La Chambre mortuaire de Gambetta« , figurant un lit encombré d’un drapeau tricolore et d’une grande couronne de laurier (huile sur toile, 38cm x 46cm, musée du château de Versailles). Il quitte son poste et décide de rejoindre Londres à l’automne 1871.

Sur les conseils de son ami Alphonse Legros, établi à Londres depuis plusieurs années, Cazin y emmène sa petite famille, Marie et leur jeune fils Michel, né à Paris le 12 avril 1869. Dans la capitale anglaise, il tente d’ ouvrir une école de dessin. C’est l’échec. Dès lors, dans un esprit créatif et aussi pour subvenir à ses besoins, l’artiste travaille un temps à la Fulham Pottery en s’adonnant à la céramique dans un registre japonisant. Le musée d’Orsay conserve ainsi un plat d’apparat, en grès émaillé, ainsi qu’un vase, en grès émaillé et gravé, datant de 1872. Puis, lassé par cette activité, Cazin abandonne la production, voyage en Écosse et séjourne au château de Thornfield, dont il peint « Bruyères en Écosse » (huile sur toile, 54cm x 65cm, musée des Beaux-Arts de Reims). Il donne enfin pendant quelque temps des cours d’art au musée de South-Kensington. Mais la France lui manque.

Après cette « pause anglaise », Cazin effectue son « grand tour ». D’origine anglaise, pratiqué dès le 17ème siècle, ce voyage est destiné à parfaire l’éducation artistique. Les destinations principales sont l’Italie, mais aussi la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suisse, que le jeune artiste parcourt plusieurs mois durant. Après un passage en Toscane durant l’hiver 1874 (Florence, Pise) et en Belgique (Anvers, 1875), Cazin regagne la France en septembre 1875 et pose ses valises à Équihen. Accompagné de sa femme, il travaille encore un peu la poterie. Dans son four, installé dans une maison louée en bordure du village, l’artiste crée notamment une série de petites coupes en grès, très élégantes, décorées dans un style néo-Renaissance. Si les  arts du feu sont bien présents, la famille Cazin s’avère très éclectique et s’intéresse à l’ensemble des arts décoratifs, comme en témoigne les photos prises à la maison et dans son atelier. La production de céramiques demeure réduite, et de rares modèles sont visibles au petit musée de Samer consacré à l’artiste, et dans quelques collections privées.

Cazin installe aussi un atelier à Paris et y expose « Le Chantier » au Salon des Refusés de 1876 (huile sur toile, 76cm x 122cm, musée de Cleveland, USA). De dimensions encore modestes, cette œuvre montre le quai du bassin en face de la maison qu’il habite à l’époque à Boulogne. Elle est réalisée selon le procédé ancien de la peinture à la cire. Une belle reconnaissance pour ce tableau qui lance véritablement sa carrière. La même année, il produit son premier grand tableau figurant la région boulonnaise et plus précisément Équihen : « L’Orage » (huile sur toile, 89cm × 166 cm, musée d’Orsay), acquis par l’État en 1942. Cette large toile décrit un rivage sauvage, où se sont nichées quelques masures sur une côte escarpée et austère. Dans un camaïeu de bruns, aux tons presque monochromes, les toits rouges émergent face à la mer et au grain qui s’annonce.  Proche de ce thème, il peint également « La Plage d’Équihen » (huile sur toile, 63cm x 75cm, collection du Conseil départemental du Pas-de-Calais), décrivant la descente vers l’estran, peuplé par une nuée de bateaux d’échouage, très typiques de la région. Au loin, dans une atmosphère vaporeuse, le sable, la mer et le ciel se rejoignent pour se fondre et se confondre harmonieusement. A droite, une femme étend son linge sur le muret extérieur. Ici, déjà réduite à la portion congrue, bientôt, la figure humaine disparaîtra des œuvres de Cazin.

A la suite de ces sujets régionalistes, les œuvres bibliques et historiques s’enchaînent. L’année suivante, pratiquant toujours cette technique particulière de la peinture à la cire, il présente « La Fuite en Égypte » (localisation inconnue). En 1878, « Le Voyage de Tobie » connaît un franc succès au Art Institute of Chicago, où son art part à la conquête du public américain. Au Salon des Artistes français de 1880, composés dans des formats plus grandioses, « Tobie et l’Ange » (huile sur toile, 186cm x 142m, Palais des Beaux-Arts de Lille) et « Agar et Ismaël » (huile sur toile, 252cm × 202cm, musée des Beaux-Arts de Tours), transposition moderne de ce thème maintes fois illustré, lui font obtenir une médaille de première Classe.

Dans son atelier parisien, l’artiste fait preuve d’une émotion singulière en situant dans le Boulonnais tous ces grands tableaux bibliques, aux accents orientalistes, à la mode du moment. Ainsi, ce n’est pas dans une solitude de Palestine mais dans les dunes ocres de Condette, que s’étreignent, abandonnés, « Agar et Ismaël« . Le cadre sauvage des collines et des dunes de Camiers accueille « Tobie et l’Ange« . Certains ont pour décor naturel les hautes falaises d’Équihen, quand d’autres investissent Montreuil-sur-Mer, ceinte de ses remparts majestueux, de ses tours de briques roses (« Judith« , Salon de 1883, non localisé). Cazin choisit des proches comme modèles de ses personnages ; bien sûr sa femme Marie et son fils Michel restent souvent sollicités en premier lieu.

Pour tous ces tableaux, Cazin réalise un très grand nombre de dessins préparatoires. Les œuvres historiques sont d’abord dessinées sur papier teinté, au crayon, à la sanguine et au fusain. Afin d’organiser le contraste, l’espace, le volume et la perspective, Cazin joue avec le grain du papier ; parfois, il les rehausse à la craie. De nombreux dessins demeurent aujourd’hui conservés aux musées de Lille (ensemble de 61 dessins), de Tours, de Bormes-les-Mimosas et du Louvre (essentiellement des croquis préparatoires aux œuvres historiques et bibliques, également des paysages et des moulins).

Malgré ses succès parisiens, sa région natale lui manque. D’un caractère difficile, fuyant les honneurs et aussi peut-être pour se ressourcer, Cazin quitte Paris et part à nouveau s’installer à Équihen. Il n’expose d’ailleurs plus aucuns travaux aux Salons parisiens de 1883 à 1888, pour revenir avec « La Journée Faite » (huile sur toile, 197cm x 163cm, musée d’Orsay), présentée au salon National des Beaux-Arts et acquise directement par l’État. 

En 1886, Cazin acquiert à Équihen un terrain sur la côte, face à la mer, et y fait construire une grande maison. Celle, qui va devenir le « Château Cazin », est alors un véritable écrin pour un bonheur familial, « à l’endroit où le plateau terrien finit, pour insensiblement se transformer en dunes« , selon le témoignage de son ami et historien Henri Malo. L’artiste croque les paysages, étudie la nature et les maîtres anciens. C’est à cette époque que l’influence de Puvis de Chavannes, le peintre symboliste, s’inscrit dans sa peinture. Ainsi, Cazin entame un retour vers une peinture plus actuelle, sentimentale et humanisée. Sa région natale devient prégnante dans son art. Sa production reflète un goût sensible pour les crépuscules évanescents et spectaculaires, si bien que le fameux critique d’art, Léonce Bénédite, cite « l’Heure Cazin« , ce phénomène particulier où la lumière joue avec les contrastes. L’État achète ses toiles en nombre pour les musées ; d’autres se vendent en France et à l’étranger, notamment aux États-Unis.

Dès la fin des années 1880, l’état de santé de Cazin lui interdit de trop longues promenades. Ainsi, durant une douzaine d’années, Équihen et sa proche région lui apportent des motifs à croquer comme décors de ses paysages. Au fur et à mesure, la figure humaine s’éclipse silencieusement de ses tableaux et son art se concentre exclusivement à représenter les collines, les dunes et les moulins. Ces « paysages purs et silencieux » s’avèrent parfois difficiles d’accès pour le simple néophyte, et demandent un long regard d’analyse picturale, afin de dépasser la vision simplement évocatrice du peintre : « Lever de Lune à Équihen« , « Route près d’Équihen« , « Le Moulin au Portel« , … Conservée au musée de Reims, la « Villa Cazin à Équihen » (huile sur bois, 21cm x 26cm, 1887) montre également le talent de l’artiste dans les petits formats, empreints d’une évocation intimiste. Nichée dans les herbes hautes, la maison semble paisible et endormie ; seul, son toit rouge contraste avec le ciel étoilé, traité dans un bleu pastel monochrome. Dans « Paysage au Clair de Lune » (huile sur bois, 27cm x 26cm, musée des Beaux-Arts de Reims, 1884), Cazin excelle à représenter un halo lumineux qui inonde de lumière, presque surnaturelle et mystique, les dunes d’Équihen. Étendue sauvage de landes et de dunes, « La Garenne d’Équihen » (huile sur toile, 25cm x 34cm, musée des Beaux-Arts de Tours) entoure la maison de l’artiste et rappelle combien elle demeure l’un des motifs de prédilection de sa peinture paysagiste.

Dans « Le Dégel » (huile sur toile, 82cm x 100cm, musée des Beaux-Arts de Tours), Cazin choisit les hauteurs de Wissant, si cher au couple Demont-Breton, et nous offre un panorama enneigé plongeant sur le Cap Gris-Nez. Fidèle à sa technique, l’artiste fait onduler la végétation sous la houle maritime en hachurant l’espace d’un trait dynamique. Cet esprit apaisé est visible avec « Ruine dans la Dune » brossée en 1886 (huile sur toile, 81cm x 116cm, musée de Boulogne-sur-Mer), où l’artiste fait vibrer la végétation inscrite au milieu d’une tour écroulée.

Avec sa femme et son fils, Cazin continue ses expériences artistiques. Il travaille également quelque temps le bronze, et livre une surprenante sculpture, une « Femme de Marin« , tête inclinée et drapée, nantie d’une belle patine brunâtre (masque en bronze patiné, 27cm x 21cm x 15cm, musée d’Orsay), présentée au Salon National des Beaux-Arts en 1890. En 1892, « Maisons de Pauvres« , montrant des masures délabrées sur la côte, reçoit les faveurs du gouvernement lors du Salon National des Beaux-Arts, mais Cazin refuse la vente et garde son tableau, si précieux à ses yeux.

L’année suivante, en novembre 1893, son fils Michel, immergé dans la culture artistique de ses parents, accompagne son père aux États-Unis. Il y expose près de 180 tableaux, notamment « La Route Nationale à Samer » (huile sur toile, 105cm x 122cm), aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum de New-York. Toujours aussi sereines, « Les Garennes » font vibrer les visiteurs du Salon National des Beaux-Arts de 1894, et sont finalement acquises par l’État. La même année, Cazin entreprend un voyage en Flandre (« Terrain de culture en Flandre« , huile sur toile, 54cm × 65cm, mairie de Saint-Pol-sur Ternoise). Constant Coquelin, son ancien camarade de classe devenu ami intime, celui qui aime fréquenter l’atelier de l’artiste, lui achète « La Route » en 1899, figurant la route de Samer (huile sur toile, 73cm x 93cm, musée des Beaux-Arts de Tours). Traité dans une monochromie de tons bruns, travaillé au bistre (couleur brunâtre originellement obtenue par un mélange de suie et d’eau), ce tableau singulier rappelle d’autres œuvres proches des nombreux dessins que l’artiste a produits.

Vice-président de la Société Nationale des Beaux-Arts, Cazin est aussi membre de la Commission de l’Exposition Universelle de 1889. La consécration lui offre une médaille d’Or et le cordon de Commandeur de la Légion d’Honneur. A l’Exposition de 1900, un florilège de ses meilleures œuvres est présenté au public, notamment « L’Orage » et « Femme de Marin« . Mais, depuis 1891, Cazin passe de plus en plus de temps dans le Var, afin de soigner sa santé chancelante, à Bormes-les-Mimosas. Jean-Charles Cazin s’y éteint le 26 mars 1901. Sa femme, Marie Cazin, décède en 1924 à Équihen. Son fils Michel, devenu céramiste et sculpteur, meurt dans l’explosion du torpilleur « La Rafale » à Boulogne le 1er février 1917. Son épouse, Berthe Cazin, grièvement blessée, lui survit jusqu’en 1971, presque centenaire. En 1930, elle fait don de plusieurs dizaines de tableaux, dessins et poteries à la ville de Samer, qui lance la construction d’un premier musée en juillet 1936. Terminé en 1939, la Seconde guerre mondiale en détruit l’essentiel. A Équihen, la maison Cazin et la stèle de l’artiste (inaugurée en 1931) sont détruites par les bombardements. A la mort de Berthe  Cazin, sans descendance, le reste de l’héritage est dispersé.

Après la disparition de Jean-Charles Cazin, Léonce Bénédite lui rend un vibrant hommage : « Près de son grand ami Puvis de Chavannes, Cazin demeurera, en qualité de peintre d’histoire, une des personnifications les plus exquises de l’idéalisme contemporain« . Pourtant, artiste inclassable, ni classique, ni naturaliste ou impressionniste, Jean-Charles Cazin ne se résume pas à un simple peintre d’histoire. En nous offrant un voyage entre réalité et imaginaire, figuratif et évocation, son style unique et sa sensibilité intimiste magnifient les côtes et les paysages du Nord de la France.

Aujourd’hui, négligé voire oublié, sans avoir jamais bénéficié d’une rétrospective depuis sa mort, l’artiste est pourtant bien représenté dans les collections publiques, au musée d’Orsay, dans les musées des Beaux-Arts d’Arras, de Bormes-les-Mimosas, de Boulogne, de Berck-sur-mer, de Calais, de Douai, de Lille, de Reims, de Saint-Omer, de Tours, de Vernon et de Versailles, au musée du Louvre, et dans de nombreuses collections privées (France, USA et Japon).

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Henry-Arthur Bonnefoy (1839-1917) – peintre animalier boulonnais

Collines bucoliques, vallées fleuries et animaux rustiques ont essentiellement peuplé l’œuvre d’Henry-Arthur Bonnefoy. Pourtant, réduire son travail à ces simples peintures lucratives, destinées aux Salons officiels, serait trop réducteur. Peintre boulonnais, récompensé à maintes reprises, l’artiste connaît une carrière heureuse. En dépit de ses succès parisiens, son amour pour son Boulonnais natal ne se dément jamais. Sa palette joyeuse s’inscrit aujourd’hui dans la grande tradition de la peinture naturaliste, ode à une nature immaculée, qui prend comme théâtre chromatique nos vallées et nos paysages boulonnais.

Fils de Pierre-Amboise, un directeur d’école exerçant en haute-ville, et de Julie Lannoy, fille de tailleur, Henry-Arthur Bonnefoy est né à Boulogne-sur-Mer le 5 avril 1839. Ses oncles sont professeurs de musique et d’escrime, et enseignent tous dans l’école communale tenue par Pierre-Amboise. Dans cet entourage intellectuel et protégé, Henry Bonnefoy peut s’épanouir. Très vite, ses parents détectent chez lui de véritables dons pour le dessin. A 14 ans, il croque déjà à l’envi son environnement, la maison familiale et son jardin. Précoce, il expose ses premières œuvres qui attirent rapidement l’attention des critiques locaux. Sir Richard Wallace, le grand collectionneur anglais, le rencontre par hasard lors d’un cours d’escrime donné par l’oncle de l’artiste en herbe. Charmé, l’aristocrate lui achète son premier tableau en 1854. Trois ans plus tard, en 1857, Bonnefoy est admis au Salon des Artistes français et peut ainsi présenter régulièrement sa production à Paris. Cette année-là, il y expose une nature morte et surtout un paysage, « Vue prise de La Capelle, Effet du Matin ». En 1859, il gagne le troisième prix du concours du paysage historique, servant cette année-là à l’obtention du prix de Rome. Le 4 mai 1861, c’est la consécration. Henry Bonnefoy entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et devient l’élève du fameux Léon Cogniet (1794-1880), ami d’Auguste Delacroix et de Théodore Géricault, et ancien professeur de Léon Bonnat. Maître classique aux œuvres conventionnelles, Cogniet inculque à Bonnefoy les techniques académiques, indispensables à la poursuite d’une carrière d’artiste. 

A partir de 1863, Henry Bonnefoy part faire un long séjour en Provence. Baigné par la lumière méditerranéenne, il peint Cannes, la côte et ses alentours. Il envoie à Paris des paysages du Midi, brossés d’un pinceau libre et robuste. Sa palette s’éclaircit : « Abreuvoir aux environs de Cannes », « Pin de Provence », « Coin de Jardin à Cannes », « Entrée de Saint-Cassien » (1867), « Bord de Mer à Golfe-Juan » restent des scènes de genre classiques, très appréciées. Durant ces années, il enseigne également son art à des élèves, avant que la guerre de 1870 ne se déclare et ne précipite son retour en terres boulonnaises. Ce retour dans sa ville natale est de courte de durée. En effet,  après la défaite de Sedan, la France doit intervenir en Algérie devant les velléités d’indépendance. Jusqu’à l’été 1871, des garnisons sont envoyées de la métropole à Alger, et Bonnefoy fait alors partie du contingent. Rentré en France, il s’empresse de jeter ses souvenirs sur la toile, « Intérieur Juif de Constantine », « Berbères dans le Désert », « Vue de Ville Arabe », qui profitent d’un dessin bien construit, plongé dans une couleur chaude.

A l’automne 1871, Henry Bonnefoy est de retour à Boulogne. Au Salon de 1873, il présente « Vent du Nord, environs de Boulogne-sur-mer », et l’année suivante « La Herse, environs de Boulogne-sur-mer ». Il voyage ensuite en Angleterre où il s’épanouit à travers des aquarelles légères, au ciel gris et tourmenté. Plus tard, attiré par la renommée de l’école nordique (Golden Age), il passe par la Belgique pour rejoindre un été durant le Danemark (1880). On garde de ce passage un tableau récompensé par une médaille de 3ème classe : « Juin en Danemark ». Sur les traces de Boudin, il sillonne également la Normandie, dont on connaît de lui « Paysage avec animaux à Trouville » (1893). A cette époque, il est établi à Paris, dans une grande maison au 42 rue Fontaine, près de Montmartre, et fait souvent des aller-retours entre la capitale et Boulogne. 

Durant sa carrière, Henry Bonnefoy expose à Paris dès 1857, puis sans discontinuités de 1873 à 1904, essentiellement des scènes animalières ou bucoliques, des fleurs comme « Bouquet champêtre » (huile sur toile, 57cm x 47cm), et quelques vues boulonnaises, du sud de la France et de l’Algérie. Il y reçoit une médaille de troisième classe en 1880, une autre de seconde classe en 1884 et surtout la médaille d’argent à l’Exposition Universelle de 1889. Il fait partie de la Société des Artistes français et, en 1875, intègre l’Union Artistique d’Arras qui va lui permettre de présenter son travail jusqu’en 1904. En 1911, un comité boulonnais tente de lui faire obtenir la légion d’Honneur, qui ne semble pas lui être attribuée. Il meurt en février 1917 à Lyon, après une vie bien remplie de voyages et de bonheur chromatique, et ses obsèques à Boulogne rassemblent les notables du moment autour du peintre George Griois.

A l’instar des maîtres de la fin du 19ème siècle, Henry Bonnefoy acquiert la reconnaissance officielle ainsi que celle du public par l’intermédiaire des prix et des distinctions (médailles) qu’il reçoit surtout au Salon de la Société des Artistes français. Il débute ainsi dès 1857 avec une nature morte et une vue de La Capelle. Grâce à la reconnaissance de son talent, ses œuvres intègrent parfois les musées nationaux ou provinciaux. Ainsi, après sa présentation au Salon de 1868, une première peinture simplement nommée « Paysage » rejoint les collections nationales. En 1870, l’État achète « Vue prise à Saint-Raphaël », montrant une pinède en bordure de mer où baignent au loin quelques voiliers. Dix ans après, en 1880, Bonnefoy reçoit une médaille de 3ème classe pour « Juin en Danemark » (huile sur toile, 170cm x 200cm), acquis par l’Etat. Puis « Saint-Cassien l’hiver », vue typique du village des Alpes-Maritimes, est achetée en 1874.

Le succès ne se dément pas, mais l’aboutissement n’est pas toujours positif dans les demandes d’acquisition par l’État. En 1883, le musée de Nevers (musée Frédéric Blandin) reçoit une scène de basse-cour intitulée « Poules » (huile sur bois, 26cm x 31cm). L’année suivante, « Matinée de Septembre – Environs de Boulogne » est gratifié d’une médaille au Salon. En 1885, il expose « Au bord de l’Étang », un paysage bucolique parfait comme il sait tant faire naître. En 1888, « La Bonne Place », scène détaillant un cheval blanc et un âne (dessin à la plume et rehaut de blanc, 25cm x 32cm), intègre le musée national du Luxembourg, pour ensuite entrer au Louvre (étude préparatoire du tableau). Ensuite, les présentations s’enchaînent : « Fin Mai » un paysage allégorique (1887), « Soir de Septembre, Pleine Lune » (1890), « Le Petit Moulin » (1891), « Pendant que le Loup n’y est pas… » (1895), « La Veuve du Berger » (1902), « Un Coin du Vieux Montmartre » (1897), « L’Etoile du Berger » (1905). Sur ces œuvres, malgré l’insistance de l’artiste, l’Etat ne donne pas suite. Toujours au Salon, en 1907, Bonnefoy expose « La Favorite », étonnante vache couronnée de fleurs (localisation inconnue), presque souriante ! Toutes ces œuvres récurrentes, montrant des animaux heureux, mis en scène dans un paysage idyllique, plaisent au public et représentent une grande part du travail de Bonnefoy. Elles sont intemporelles et dénotent une époque révolue où la campagne régresse, grignotée par l’ogre de la modernité et l’accroissement des villes. 

En 1909, la ville de Bourg-en-Bresse (musée de Brou) accueille en dépôt « Les Petits Fiancés » (huile sur toile, 92cm x 134cm), travail présenté hors-concours au Salon des Artistes français (exposition au Palais des Champs Élysées, inaugurée le 1er mai 1899). A ce sujet, Étienne de La Grenille, célèbre critique du journal Le Pinceau, ne tarie pas d’éloges sur Henry Bonnefoy, « qui aime à peindre au premier plan de ses tableaux des coins de nature où jamais la serpe n’aurait émondé une branche et où l’on aurait mis la bride sur le col de la végétation. Toutes ces plantes peuvent ramper, grimper, c’est dans ce paradis abandonné que sont venus se réfugier Les Petits Fiancés. Ils ont bien raison, car dans ce réduit mystérieux, ils sont certains de n’être pas surpris. Aussi, ont-ils l’air tout heureux nos deux gentils chevreaux, à l’œil doux, à la tête élégante et fine. Et toujours au milieu de ces herbes folles, de gentils animaux sont peints avec maîtrise et viennent y jeter une note charmante et gaie, souvent humoristique. Partout on sent la légèreté et le frémissement de la nature, il y a dans toutes les œuvres de Bonnefoy, un véritable sentiment de poésie rustique ». A l’époque, la plupart de ses œuvres est publiée sous forme de gravures ou d’eaux-fortes dans des ouvrages luxueux. Avec ses basse-cours, vaches et chèvres, Bonnefoy s’inscrit dans la tradition des peintres animaliers.

Cette reconnaissance et ce succès restent surtout confinés aux grands Salons parisiens et à la région boulonnaise. Bien que sa peinture soit tonique et lumineuse, Bonnefoy reste un « petit maître » classique selon la définition de Gérald Schurr. Il ne parvient pas à surclasser les grands maîtres naturalistes, comme François Millet ou Jules Breton qui ont marqué le 19ème siècle. Ses sujets restent légers et empreints de poésie, ce qui l’empêche d’accéder à un rôle d’artiste majeur de la peinture française. Dans ces conditions, Guillaume Apollinaire, chantre du modernisme artistique, produit des mots très durs à l’encontre de notre artiste. En 1911, il commente le Salon des Artistes français et la salle 43 dans laquelle est présentée une œuvre de Bonnefoy, « qui nous montre un Robinson savetier, rôle que pourrait tenir Gnafron dans une pièce du Guignol lyonnais ». Tout est dit ! En cette période artistique révolutionnaire, Henry Bonnefoy est devenu définitivement obsolète face aux Fauves et aux Cubistes. Il est vrai, qu’après plus de 50 ans de peinture, Bonnefoy s’inscrit dans la peinture anecdotique du 19ème siècle, joyeuse et idyllique, sans revendications aucunes.

En dépit de la reconnaissance des Salons parisiens et de ses maintes expositions provinciales, Henry Bonnefoy aime son Boulonnais qu’il n’oublie jamais. Il réalise de nombreux paysages, sortes de poèmes champêtres, qui montrent une campagne pittoresque et printanière, toujours peuplée de fleurs et d’animaux de la ferme. A l’époque, la vie culturelle et artistique boulonnaise est très riche. Des Salons, très prisés, sont organisés régulièrement au casino de Boulogne, où l’on présente les productions des artistes locaux (Delacroix, Demont-Breton, …), et étrangers, notamment de nombreux anglais. Au total, plusieurs dizaines d’artistes se bousculent pour accrocher leurs œuvres aux cimaises des salles de réception du casino. 

Déjà, en 1883, le journal boulonnais l’Impartial  souligne les qualités du peintre qui expose, avec bonheur, au salon parisien deux tableaux : « Dans les Bois » et « Au Pied d’un Sapin », malheureusement perdus. En 1884, l’artiste livre une toile magistrale au Salon de Paris, conservée au musée des Augustins à Toulouse et intitulée « Matinée de Septembre – Environs de Boulogne » (huile sur toile, 170cm x 190cm). Prise sur les falaises de la tour d’Ordre, cette vue dévoile au premier plan un chien de berger en train de surveiller un groupe de moutons, qui s’activent sur des pâtures sauvages et ingrates. En contre-bas, apparaissent le port de Boulogne et les maisons de la basse-ville. Plus au loin, perdu dans la brume, la tour du vieux beffroi émerge dans une atmosphère éthérée. A la fois précise et évocatrice, urbaine et champêtre, la facture globale de l’œuvre se révèle pleinement dans le style de Bonnefoy. Pour ce témoignage du vieux Boulogne, il en reçoit une médaille au Salon. Cette même année, l’artiste réalise une série de panneaux décoratifs chez l’avocat Boyard, installé dans une grande maison boulevard Daunou. Il immortalise aussi une « Scène de Labour » (huile sur toile, 27cm x 46cm), où campent de solides chevaux boulonnais sous un soleil bienveillant. En vogue à l’époque, ce type de peintures garnit bien souvent les murs des belles demeures bourgeoises.

Bonnefoy est présent dans sa ville natale lors de l’Exposition qui a lieu l’été 1886, où près de 500 peintures, sculptures et aquarelles sont montrées au public. Il y propose alors deux œuvres remarquées : « Matinée d’Hiver » et « La Fin d’une Belle Journée ». Puis, durant dix ans, de 1893 à 1904, il présente à l’Union Artistique d’Arras nombre de toiles à l’accent rustique, qui remportent un vif succès : « Poules », « Paysages avec Animaux à Trouville », « Pâturage » et « Automne » reçoivent un bon accueil. Très rapidement, un groupe d’artistes, passionnés par leur Boulonnais vallonné et bocager, le rejoignent et fondent « l’École de la Cluse ». Avec ses élèves Albert Declercq, Léonie et Lucienne Boulanger, il pose sa palette dans cette charmante petite vallée, épargnée par l’urbanisation et l’industrie devenues dévorantes depuis la fin du 19ème siècle. Les vallées du Denacre, de la Course ou de la Cluse sont très appréciées par la bourgeoisie de l’époque, qui y fait construire de nombreux manoirs.

Plus tard, en 1899-1900, l’artiste montre à Arras une série de marines, et en mai 1902 « Baie d’Étaples » (non localisée). En 1903, Bonnefoy dépose une demande d’acquisitions pour deux œuvres qu’il destine au musée de sa ville natale : « Bonhomie » et « Les Moutons, vue du Boulonnais » (Salon des Artistes français, n°198 et 199). Seule la dernière est finalement achetée. Aujourd’hui, on peut admirer au château-musée de Boulogne-sur-Mer une étude sur panneau : « Fort d’Ambleteuse » (23cm x 36cm). Dans « Cavalier sur le Sentier des Douaniers » (23cm x 33cm), il croque les falaises au nord de Boulogne, un homme monté sur un robuste cheval boulonnais, sans manquer d’y évoquer les côtes anglaises en arrière-plan, trempées dans la brume. D’une agréable fluidité de facture, cette œuvre, tout en légèreté et en luminosité, se rapproche des quelques aquarelles qu’il produit à cette époque. Au château-musée de Boulogne, d’autres œuvres y sont conservées en réserve, venant d’achats et de dons : « Paysage aux moutons, Berger et son troupeau » (26cm x 40cm), « Paysage aux chèvres »,  « Paysage avec Vaches », « Portrait du Baron Dumont de Courset ». Bonnefoy aime illustrer la Manche, l’estran et ses pêcheurs. A la même époque, il réalise une « Scène de la vie Boulonnaise », où un chasse-marée vient chercher le poisson qu’il destine aux Parisiens (huile sur toile, 80cm x 132cm). Tout y est : le cheval boulonnais, les voiles rouges des harenguiers, les mannes en osier, et la cathédrale en arrière-plan. Au musée des Beaux-Arts de Calais, un « Pêcheur Boulonnais » (huile sur toile, 25cm x 16cm) confirme l’attrait de l’artiste pour le monde maritime. D’autres œuvres, souvent de petits formats, croquent le Boulonnais, à Le Portel avec « Berger et son Troupeau devant le Fort de l’Heurt  », et la campagne à travers « Le Petit Moulin » (1891), figurant un cheval boulonnais. Plusieurs peintres locaux le rejoignent, amoureux de leur terroir et de ses bocages et ses vallons, et formeront un temps « l’École de la Cluse ».


Si Bonnefoy ne révolutionne pas l’art à l’instar des Impressionnistes, son succès est réel sous le Second Empire et la 3ème République. Paysages et scènes bucoliques sont très appréciés de la bourgeoisie et, la plupart de ses toiles, aux tailles parfois monumentales, prend place dans les meilleures maisons boulonnaises, lilloises ou parisiennes. Mais surtout, on note chez l’artiste une volonté marquée de figer une nature, chaque jour davantage rongée par la modernité. Dégagé des influences diverses, Bonnefoy croque d’une manière très personnelle l’animal, parfois teintés d’accents anthropomorphiques, participant de la beauté de la nature. L’exposition universelle de Paris en 1900, qui rassemble plus de 50 millions de visiteurs venus contempler les progrès de la technique, marque le mouvement inexorable de l’urbanisation accompagné de la fin du monde rural. Quand Monet et ses disciples peignent avec bonheur gares et ouvrages modernes, Henry Bonnefoy s’inscrit dans son terroir de peintre animalier, peintre « écologiste » avant l’heure, empreint de nostalgie naturaliste.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Le Fort de l’Heurt par les artistes vers 1900

Pendant des siècles, la peinture obéit à une classification particulière, imposée par le sujet abordé. Ainsi, les œuvres militaires et historiques sont plébiscitées par les commandes officielles, alors que les paysages terrestres et maritimes relèvent au contraire de l’art mineur. Au 19ème siècle, la situation évolue. Les artistes diversifient leur thème et s’attardent de plus en plus à décrire leur environnement, la nature et ses paysages. Si leur travail est toujours réalisé en atelier, les croquis pris sur le motif sont de plus en plus utilisés et permettent un rendu plus objectif. D’abord issu de la littérature, le Naturalisme s’invite dans les grandes écoles académiques et accentue l’intérêt du paysage dès les années 1880. Fortement inspiré par la photographie, ce mouvement pictural accorde une importance de premier plan à la nature au détriment des scènes historiques. Dès lors, un nombre grandissant d’artistes s’attachent à décrire des endroits pittoresques peuplés de paysans à la tâche, de marins nourris d’embruns et d’ouvriers laborieux. A la fois réalistes et sociales, ces œuvres sont appréciées par la bourgeoisie et les Salons officiels de la IIIème République, qui les achètent en nombre et les envoient décorer préfectures et musées nationaux.

Bien typique de la Côte d’Opale, le fort de l’Heurt répond à cet engouement artistique du paysage : il devient le passage obligé des peintres locaux et parfois nationaux, qui viennent croquer avec enthousiasme les beautés colorées de notre littoral. 

Plutôt habituée aux vues prises à Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) fréquente l’endroit du 25 au 30 août 1888. La jeune artiste s’arrête devant le fort de l’Heurt, cette masse de pierres, tombée en ruine, animateur imperturbable de l’estran portelois. Ce 29 août 1888 est une journée d’étude, passée entre amis et artistes. En effet, Virginie Demont-Breton voyage en compagnie de son époux, le peintre paysagiste Adrien Demont (1851-1928), et leur ami Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines. Cette « Fillette sur le Rocher » est l’une « des deux études d’une petite fille, assise sur un rocher qui avance, se détachant entièrement sur l’écume« , d’après les notes de l’artiste. Attachante, cette œuvre figure une fillette bien décrite, habillée d’une manière simple, les cheveux au vent, installée sur un promontoire, les pieds dans le vide, regardant le lointain. Traitée dans un camaïeu de marrons et de gris sombres, la roche marine domine la moitié basse de la vue et s’impose naturellement. La fillette, seule, au centre du tableau, fait face aux vagues écumantes, qui se brisent sur le rocher. Les éléments déchainés sont traités par de petites touches contrastées blanches et bleues, qui apportent une perspective animée. Au loin, en haut à gauche, le fort de l’Heur apparaît. Posée sur la mer, soulignée par une écume claire qui l’inonde, sa masse grise, percée d’ouvertures sombres, est facilement reconnaissable. A l’instar de la fillette qui subit la houle, le fort de l’Heurt illustre parfaitement l’esprit darwinien de l’époque, la futilité de l’Homme face à la puissance de la Nature. 

Après ce passage à Le Portel, les trois amis artistes rentrent à Wissant. Plus tard, Virginie Demont-Breton et son mari y construisent en 1891 leur demeure, dans un style « égyptisant », le Typhonium. C’est l’époque de l’École de Wissant, qui accueille nombre d’artistes débutants (Henri et Marie Duhem, Georges Maroniez, Félix Planquette, Fernand Stiévenart, …). Jusqu’à sa mort en 1935, Virginie Demont-Breton connaît de grands succès, dans les Salons officiels et auprès des collectionneurs, français et étrangers. Durant sa carrière, elle peint de nombreux sujets maritimes, montrant des scènes de plage paisibles, où le thème de l’enfant reste récurrent, mais aussi des drames de la mer, tempêtes et naufrages meurtriers : « La Plage » (1883), « Hommes de Mer » (1898), « Les Tourmentés » (1905). En 1932, dans un tableau tardif intitulé « Devant l’Espace – Pointe du Cap Gris Nez » (huile sur toile, 56cm x 67cm), l’artiste croque une silhouette songeuse, assise sur un rocher, regardant au loin une mer formée, dans un esprit similaire à cette fillette de Le Portel, exécutée quatre décennies plus tôt. 

Ce tableau du « Fort de l’Heurt« , réalisé par Émile Maillard (1846-1926), est particulièrement descriptif et correspond bien à la formation académique de cet artiste quelque peu méconnu. Né à Amiens, Émile Maillard reçoit une formation classique à l’École des Beaux-Arts de Paris, par les maîtres de l’époque, Gustave Boulanger, Jules Lefebvre (également originaire d’Amiens et grand producteur de nus féminins), et Émile Renouf, camarade de Francis Tattegrain à l’Académie Julian. Dès 1884, il intègre la Société des Artistes français et séjourne régulièrement à Étaples. Avec sa première participation au Salon de Paris en 1888, où il reçoit une mention Honorable, Émile Maillard voit sa notoriété croître. En 1889, il y présente « Gros Temps à Boulogne« , figurant un navire dans la tempête, puis participe à l’Exposition Universelle. Puis, durant trente ans, l’artiste expose régulièrement au Salon de Paris des marines de grands formats, réalisées en atelier, notamment « A la Côte » (1890), « Pendant la Tempête » (1891), « Vapeur Échouant en Dehors des Jetées » (1893), « L’Épave » (1900), « Rentrée par Gros Temps » (1907). Présenté en 1906, « Le Remorqueur » est salué comme étant « un superbe travail, très audacieux dans la construction des vagues déchaînées » (The Collector and Art Critic, 1906). Rapidement, Émile Maillard s’inscrit comme le spécialiste, quelque peu redondant, des navires en détresse pris dans une mer déchainée, aux abords des ports de Boulogne, Calais et autres havres de la Manche. Il produit également nombre de scènes de pêche traditionnelles : « Pêcherie de Harengs » (1892), « Pêche aux Harengs » (1898), « Bateau Pêcheur » et « Les Brisants » (1905). Peintre à succès, Francis Tattegrain « inspire » parfois son ami amiénois, à l’instar de ses « Filets Volés » (Salon de 1905), repris cinq ans plus tard dans « Barque de Pêche Fuyant au Vent » (Salon de 1910).

Devenu peintre officiel de la Marine en 1891, la même année qu’Eugène Chigot, Émile Maillard réalise des œuvres d’actualité, notamment des drames retentissants comme « Naufrage du Steamer Empress à Calais » (Salon de 1895). Il exécute des scènes de visites officielles, descriptives mais figées, au regard de « L’Escadre du Nord escortant le Yacht Impérial à Cherbourg, 5 Octobre 1895 » (Salon de 1896), ou du « Cassini portant le Président de la République à Dunkerque, 17 Septembre 1901 » (Salon de 1902). La critique se veut parfois acerbe : « Monsieur Maillard a beau élargir sa toile, il n’en fait qu’accroître le vide » (Revue de l’Art Ancien, 1897). Les étendues de mer, parfois un peu faciles, ne plaisent plus. Quant aux sujets urbains ou campagnards, ils demeurent rares dans sa production, excepté « Rue Saint-Leu à Amiens » (Salon de 1901) et cette vue du fort de l’Heurt. Dans les années 1910, l’artiste évolue et se met à croquer davantage la nature. Sa palette s’éclaircit et son style devient plus libre, influencé par le postimpressionnisme et la peinture de plein air. Cette fenêtre sur le « Fort de l’Heurt » bénéficie, de manière heureuse, de cette bonification de l’artiste. L’usage de couleurs vives, mariant des tonalités chaudes et contrastées, permet d’aboutir à ce paysage marin évocateur. Pour une fois, le bateau en tant que tel n’est plus le sujet, tout comme la tempête qui laisse sa place à une mer d’huile. Si le tableau n’est pas daté, il semble bien qu’il soit réalisé durant un été des années 1910-1920. Très typiques dans la région, les lourds rochers côtiers, posés au premier plan, permettent de créer une belle perspective. Avec une légèreté de touche qui économise les détails, la mer et le ciel semblent se confondre dans un brouillard lointain naissant. Seul, le monument de pierres, servi d’ocres clairs, se détache et interpelle. La tour de pierre et ses fenêtres décrivent une bâtisse en décrépitude, mais toujours vaillante. Plus qu’un simple paysage marin ou un élément décoratif, cette œuvre demeure le témoignage d’un passé révolu. 

On trouve à la même époque cette œuvre de Paul Hallez, qui travaille essentiellement à Le Portel. Dans ce tableau, le Fort de l’Heurt est évoqué en arrière-plan, comme pour localiser l’œuvre.

Né à Boulogne en 1839, peintre animalier et paysagiste, Henry Bonnefoy est au faîte de sa gloire à la fin du 19ème siècle. Encore jeune, il est admis en 1857 au Salon des Artistes français et peut ainsi présenter régulièrement sa production à Paris. Cette année-là, il y expose une nature morte et surtout un paysage, « Vue prise de La Capelle, Effet du Matin« . Le 4 mai 1861, c’est la consécration avec son entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il devient l’élève du fameux Léon Cogniet (1794-1880), ami d’Auguste Delacroix. Maître classique aux œuvres conventionnelles, Cogniet inculque à Bonnefoy les techniques académiques, indispensables à la poursuite d’une carrière d’artiste. Après un passage en Provence (1863-1871), il revient à Boulogne et présente au Salon de 1873 « Vent du Nord, environs de Boulogne-sur-mer« . Durant sa carrière, Henry Bonnefoy expose sans discontinuités de 1873 à 1904, essentiellement des scènes animalières ou bucoliques, des fleurs et des bouquets, et quelques vues boulonnaises. Au Salon, il est récompensé par plusieurs médailles dont une d’argent, obtenue lors de l’Exposition Universelle de 1889. En 1911, un comité boulonnais tente de lui faire obtenir la légion d’Honneur, mais il meurt en 1917 sans l’obtenir.

S’il est habitué à produire des bergers et des moutons à l’envi, Henry Bonnefoy se montre plus économe dans ses œuvres boulonnaises, clairement localisées. En mai 1902, l’artiste montre à Arras une série de marines, dont « Baie d’Étaples ». L’année suivante, le musée de Boulogne acquiert « Les Moutons, vue du Boulonnais » (Salon de 1903), puis ensuite « Fort d’Ambleteuse » (23cm x 36cm) et « Paysage aux moutons, Berger et son troupeau » (26cm x 40cm). Ces petites huiles sur panneau, réalisées sur le motif, bénéficient d’une facture beaucoup plus libre que les œuvres de Salon. Elles montrent l’intérêt de l’artiste pour les troupeaux certes, mais aussi pour le paysage. A la même époque, l’artiste pose son chevalet sur la côte porteloise.

Bien sûr, « Berger et son Troupeau devant le Fort de l’Heurt » est une composition entièrement imaginaire. Mais, Henry Bonnefoy semble avoir croqué le lieu, devenu le décor naturel de sa scène champêtre, habitée par une mer voisine. Un berger et son chien font une halte sur la falaise, au milieu des herbes folles et des fleurs sauvages, servies par une touche nerveuse et arrondie, dans de subtils dégradés de verts. Dans un esprit impressionniste, le soleil vient frapper le dos de l’homme et met en exergue le troupeau tout entier. Sous le regard du berger et de quelques bêtes, le spectateur est invité à entrer dans l’œuvre et devient acteur de cet instant pittoresque. En contrebas, la plage, réduite à la portion congrue, participe à un dégradé de couleurs, rose, bleu, vert, violet et gris. Cette explosion chromatique amène doucement à découvrir un horizon calme. Sur le dernier tiers du tableau, à peine esquissé, le ciel clair reçoit la visite de quelques mouettes. Planté face au berger, au milieu d’une mer plate, le fort de l’Heurt est certes ébauché mais intrigue. Inondé par une vague étincelante, la fortification se dresse en arrière-plan et devient l’autre sujet inanimé de la scène. Cette mise en page particulière dénote d’une parfaite maîtrise. La division de l’espace réparti entre terre, mer et ciel produit un paysage maritime d’une grande qualité picturale, dans la tradition de l’École d’Arras de Corot. Plus que jamais, Henry Bonnefoy s’inscrit dans son terroir, peintre « écologiste » avant l’heure, empreint d’une nostalgie naturaliste.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Le thème de l’épave chez les peintres naturalistes 

Dans la peinture naturaliste de la fin du 19ème siècle, les peintres de la Côte d’Opale développent à l’envi leurs thèmes favoris. Les mers déchainées, les scènes portuaires, les atterrissages de navires et les familles de pêcheurs investissent les toiles des meilleurs artistes. Ces sujets répétitifs sont dictés par les aînés et la tradition, de Turner à Boudin, mais aussi par le goût d’un public bourgeois relayés par les Salons parisiens et provinciaux. En marge de ces choix picturaux, le thème de l’épave, le bateau échoué sur la plage et destiné à pourrir ou à être pillé, devient également récurrent chez ces peintres. Excepté à Boulogne-sur-Mer et à Calais, ports « industriels », les autres havres de la côte s’apparentent davantage à des baies ensablées ou à de longues plages blanches immaculées. Si les flottilles de pêche ne possèdent pas de port, ce sont dès lors des flobarts qui sont employés. Ces navires d’échouage doivent adopter une silhouette robuste, afin d’affronter les tempêtes en mer mais aussi sur terre. De Berck à Étaples, en passant par Équihen et Le Portel, Audresselles et Wissant plus au Nord, le même rituel s’instaure. A la fin de chaque pêche, échouées sur l’estran, ces petites embarcations sont tirées par des chevaux ou par des marins, qui les emmènent à l’abri des coups de vent. D’une durée de vie moyenne d’une dizaine d’années, les flobarts devenus inutilisables sont dépecés et fournissent du bois ; parfois, ils s’improvisent habitation de fortune (quille-en-l’air à Équihen). Dans ce paysage maritime complexe, où les navires de pêche côtoient sur l’estran les marins, les pêcheurs à pied, les matelotes et autres vérotières, les peintres s’intéressent à ces épaves. Ce riche décor naturel leur permet de créer des compositions emblématiques, où la mer devient prétexte à une peinture naturaliste aux accents sentimentalistes. 

Né en 1839, petit-fils d’un général de Napoléon, Ludovic Lepic intègre l’atelier de Cabanel en 1864. Il côtoie ensuite les Impressionnistes et participe à leur deuxième exposition en 1876. L’année suivante, sur les conseils de Jules Dupré, peintre de Barbizon, il s’installe à Berck et y achète un bateau. Dès son arrivée sur la Côte d’Opale, Ludovic Lepic est impressionné par les « colonies » de flobarts qui peuplent la plage. Pendant huit ans, il produit une centaine de toiles, influence de nombreux artistes et devient le « patron » de l’École de Berck. Nommé peintre officiel de la Marine, il s’éteint encore jeune en 1889. Au Salon de 1877, il présente « Le Bateau Cassé » (huile sur toile, 0,96m x 1.30m, musée de Berck), qui connaît un bon succès et paraît en illustration dans la presse. Traitée de manière assez monochrome, servie dans des tons ocres, la composition montre sur toute sa largeur une épave éventrée. Simples silhouettes hiératiques, les figures humaines passent inaperçues. Comme une large fenêtre ouverte, ce cadrage particulier invite le spectateur à poursuivre au second plan. Là, se dessine, dans  une bataille de rames, la flottille au retour de pêche, sous un ciel lumineux et apaisé.

Une rencontre avec le peintre Ludovic Lepic, sur la plage de Berck en 1876, décide Francis Tattegrain (1852-1915) à se consacrer à la peinture. Après avoir suivi les cours de Jules Lefebvre et de Gustave Boulanger à l’Académie Julian à Paris, il présente pour la première fois au Salon de Paris en 1879, « Au Large, pendant la Pêche au Hareng » (musée de Senlis). Une fois sa thèse de droit soutenue, il se consacre à peindre des œuvres historiques puis essentiellement des sujets maritimes. En 1899, son travail est couronné par l’attribution de la médaille d’Honneur. Très investi dans son ouvrage, il aime dialoguer en picard avec les habitants qu’ils fréquentent lors de ses excursions. Attaché à la peinture de plein air, il installe son atelier dans les dunes berckoises. Mais Tattegrain est aussi très friand de l’atmosphère tourmentée des deux Caps, où il vient peindre à Wissant, en compagnie d’Adrien Demont. Il y produit notamment en 1907 « Les Sauveteurs d’Épaves » (huile sur toile, 2.20m x 2.30cm, collection privée).

Dans cette même veine, son impressionnant tableau « La Ramasseuse d’Épaves », présenté en 1881, accueille aujourd’hui les visiteurs du musée de Boulogne-sur-Mer. Un autre tableau, « Chasseurs sur la Plage » (huile sur toile, 0,88m x 1.30m, musée de Berck), prétexte à peindre une épave encore bien constituée, posée au centre de l’estran, s’avère néanmoins bien plus atypique. Cette scène de chasse, activité insolite pratiquée sur la plage, permet de se nourrir l’hiver, quand la pêche est impossible. Deux adultes tirent sur les mouettes, sous le regard attentif d’un enfant et de son chien. Traité dans une palette sobre et académique, la composition est relevée par le rouge vif d’un long manteau à capuche. Par ce procédé pictural, où le pourpre exalte les couleurs, Tattegrain a bien retenu les leçons de Corot. La scène est brossée rapidement et, seule la coque déchirée reçoit un traitement plus détaillé. Artiste incontournable de la Côte d’Opale, Francis Tattegrain meurt sous les bombes à Arras le 1er janvier 1915.

Né à Tourcoing dans une famille bourgeoise, Charles Roussel (1861-1936) s’oriente rapidement vers la peinture. Après un passage chez Cabanel à Paris, il s’établit à Berck dès 1884 et y croque des sujets locaux, dans un style encore conventionnel. Les pensionnaires de l’asile maritime et les scènes de plage sont ses sujets de prédilection. D’une touche académique, l’artiste évolue tout au long de sa carrière vers une sensibilité plus impressionniste. En 1887, il présente pour la première fois au Salon de Paris « Les Apprêts pour la Pêche ». Quelque temps plus tard, dans cette même veine, « Les Pêcheurs de Crevettes » bénéficient d’une chaleur des tons et d’un détail appliqué des figures humaines et de leurs costumes traditionnels. Le couple central est bien campé dans ses habits pittoresques, la femme portant la calipette (bonnet) et l’homme sa vareuse, et dans son équipement à l’instar de la manne (panier d’osier). Représentée en arrière-plan, l’épave semble davantage destinée à occuper l’espace et à localiser l’endroit, par l’immatriculation berckoise de la coque. Pourtant, sa description est aboutie, notamment au regard de la dérive centrale et de l’overlope (barre forgée en forme d’arceau), ce qui lui confère encore une forte identité. La mise en scène des personnages et du décor semble cependant artificielle, et trahit un travail en atelier. Charles Roussel reste ici inspiré par les toiles bretonnantes d’Alphonse Legros et d’Ulysse Butin, influence qu’il va par la suite dépasser, pour acquérir davantage de spontanéité, dans une évocation postimpressionniste. 

De ces personnages figurés devant une épave, Georges Maroniez (1865-1933) s’en inspire en présentant au Salon de 1892 « L’Épave ». Issu d’une famille d’industriels, Maroniez fait ses études en droit à Douai, puis rejoint rapidement le monde l’art sous les précieux conseils de Jules Breton, Pierre Billet et Adrien Demont, son ami, chef de file du groupe de Wissant. Fort de cet apprentissage prestigieux, il expose dès 1885, multipliant les paysages maritimes qui lui valent le surnom de « peintre de la mer ». Très prolifique, son œuvre s’avère parfois documentaire, servi par sa passion pour la photographie. Son goût pour la beauté sauvage de nos côtes trouve sa plénitude dans les effets de lumière, et notamment dans « L’Épave », tableau aujourd’hui non localisé. Ici, la famille du marin est rassemblée, regardant au lointain la mer retirée. Mais immédiatement, le chef de famille interpelle le spectateur par son absence. Les questions fusent : est-il parti en mer, disparu, …? Un grand calme, baigné d’une tristesse mélancolique, pèse sur cette scène intimiste, perturbée par un groupe de mouettes rieuses et le petit enfant réclamant son jouet à son grand frère. Née en atelier de son imagination, cette composition bénéficie d’un traitement très appliqué, où chaque détail, des costumes à la coque déchirée, s’impose au regard du spectateur. Dans une grande sobriété, l’artiste exprime tout son talent à montrer la beauté mais aussi le drame inhérent de la mer, qui frappe régulièrement la communauté maritime.

Bien que né à Lille, Paul Hallez (1872-1965) est le grand interprète des scènes maritimes porteloises. Dès 1888, il suit son père, ingénieur agronome, à Le Portel. Élève de Pharaon de Winter, puis de Léon Bonnat, Paul Hallez connaît ensuite une carrière exceptionnelle, exposant de 1890 à 1963. De manière impassible, il produit des œuvres maritimes, aux forts accents naturalistes, très en vogue à l’époque. Il utilise la photographie pour exprimer, de manière fidèle, les gens de mer qu’il croque sur l’estran ou sur les quais. Son style est reconnaissable par l’usage de ciels rosés puissants, très typiques du littoral boulonnais.

Lors de la 15ème exposition des Artistes Lillois (février-mars 1902), Paul Hallez présente notamment « La Barque Échouée », qui domine les cimaises de l’exposition. Devenue épave, une barque échouée au nom évocateur de Notre-Dame-de-Boulogne est posée sur l’estran. Se promenant près des débris de cette coque à clins, deux pêcheuses animent la scène. La première, vêtue d’un châle et de plusieurs jupons sombres, chaussée des fameux « patins » (chaussures ouvertes à petit talon), prend la pose avec sa manne (panier typique en osier) suspendue à son épaule. A ses côtés, portant la petite coiffe traditionnelle, une fillette tient un palot (petite pelle en fer), destiné à déterrer les arénicoles (vers de sable) utilisés pour les appâts. Cette vérotière regarde d’un air distrait l’amas de bois, qui fut autrefois une barque de pêche. A l’arrière-plan, à peine esquissés, des bateaux à voile occupent une mer calme surplombée d’un ciel encore clair, perturbé par le seul passage enfumé d’un navire à vapeur. Dans cette œuvre pittoresque, traitée dans une palette sobre usant de tons ocres et bleus, Paul Hallez travaille le sujet de manière académique, sans fioriture. Bien détaillés, les deux personnages restent néanmoins hiératiques et bien peu naturels. Seul le traitement du ciel, élégamment rosé, laisse échapper quelques timides libertés chromatiques. Si quelques notes d’un sentimentalisme contenu transparaissent dans les regards perdus des deux pêcheuses, l’ensemble montre une scène certes convenue, mais aussi solide, d’un épisode de vie de la marine boulonnaise. 

Les scènes d’épaves demeurent également des sujets de prédilection pour d’autres artistes reconnus. Fernand Quignon (1854-1941), ami des Demont-Breton, laisse notamment « L’Épave à Wissant », témoin du naufrage de l’Eyrène (mars 1878). Au Salon de Paris de 1912, Virginie Demont-Breton (1859-1935) présente « Grande Marée d’Équinoxe » (huile sur toile, 95cm x 134cm). Domptant de larges rouleaux d’écume blanche, deux hommes tentent d’arracher à la mer un mât et quelques planches. Ces morceaux d’épaves constituent toujours une ressource appréciable pour la population maritime. Au loin, le fort de l’Heurt situe la scène.

Dans ces compositions, imaginées et imaginaires, ces artistes produisent une œuvre pittoresque et colorée servie dans une veine naturaliste très appréciée à l’époque. Le paysage marin procure alors un écrin sauvage à l’épave qui reçoit, parfois, la visite de quelques personnages ou d’une famille entière. Loin de toute amorce d’une critique sociale chère à Jules Adler, ces artistes témoignent selon leur sensibilité, et d’une manière évocatrice, de la vie laborieuse des gens de mer à l’aube du 20ème siècle.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Émile Maillard (1846-1926) – un peintre officiel de la Marine à Étaples

La Côte d’Opale, sa population maritime et son littoral pittoresque ont inspiré et inspirent toujours nombre d’artistes. A Étaples, plusieurs peintres se sont groupés autour d’Eugène Chigot et de Francis Tattegrain au sein d’une colonie d’artistes. Venus chercher conseil auprès de ces maîtres confirmés, certains connaissent plus tard une belle notoriété. Si Émile Maillard fréquente également Étaples, ses recherches picturales sont déjà engagées depuis plusieurs années. Nommé peintre officiel de la Marine dès 1891, il aime croquer Étaples et les côtes boulonnaises pour nourrir son inspiration et ses toiles aux effets grandioses. Ce sont ses passages étaplois, par trop sporadiques, qui l’ont peut-être écarté de l’intérêt nouveau porté à « l’École d’Étaples ». Bien que ses œuvres passent souvent en ventes publiques, l’artiste reste encore dans l’ombre et mérite d’être redécouvert.

Émile Maillard est né à Amiens le 2 juin 1846, au sein d’une famille de négoce de tissus, bien implantée dans la région. Ses parents, qui perdent deux enfants en bas âge, vont le choyer comme un enfant unique. Il suit l’école communale à Amiens et semble pouvoir reprendre la succession familiale, en dépit de son intérêt pour le dessin. De juillet 1870 à février 1871, Émile Maillard est incorporé dans l’armée et sert comme capitaine à la Garde nationale mobile de la Somme. Après le conflit, en décembre 1875, il est nommé lieutenant. 

En 1876, il intègre l’Académie des Beaux-Arts d’Amiens durant deux années, en compagnie de Jules Boquet (1840-1931) et d’Edmond Pointin (1836-1903), premier peintre à posséder un chalet à Le Touquet pour y croquer la Canche. Diplômé en juillet 1877, il participe à sa première exposition (peintures et dessins), organisée à Amiens par la Société des Arts de la Somme ; il y obtient une mention Honorable. L’artiste continue régulièrement à exposer dans ce Salon régional, notamment en 1879 (mention Honorable). En 1880, il entre à l’école des Beaux-Arts à Paris et suit les cours des maîtres classiques : Jules Lefebvre (1834-1912), peintre académique d’Histoire aux nombreux élèves dont Francis Tattegrain, et Gustave Boulanger (1824-1888), fameux peintre orientaliste. Il reçoit également les conseils d’Ernest Renouf (1845-1894), peintre de marines, très actif en Normandie et en Bretagne, d’Ulysse Butin (1838-1883), originaire de Saint-Quentin et également professeur de Charles Roussel, et enfin d’Ernest Duez (1843-1896), portraitiste mondain. Son apprentissage rigoureux et académique, basé sur la force du dessin et de son trait, lui permet plus tard de créer des œuvres à la construction solide. Ernest Renouf semble l’inspirer à ses débuts, notamment à travers ses scènes de tempêtes et de naufrages, aux accents dramatiques et grandiloquents. Renouf le fait également entrer en 1886 à l’Académie Julian, jugée plus moderne.

Lors du décès de sa mère Clarisse, survenu en mars 1881, Émile Maillard est encore mentionné « négociant » dans l’acte officiel. Très affecté par cette disparition, son père l’encourage à voyager sur la Côte d’Opale, de Berck à Dunkerque, pour y puiser une bonne inspiration. Il y retrouve son ancien camarade de classe Edmond Pointin. Accompagné de Marie Frion (1855-1934), jeune employée de l’entreprise familiale, qui deviendra sa femme en 1891, les deux complices parcourent joyeusement l’estran afin de piquer sur le vif la moindre silhouette de navires, le parfait mouvement de vagues. En 1884, il devient enfin sociétaire de la Société des Artistes français. Ses expositions estivales s’enchaînent à la Société des Arts à Amiens : Le Chantier d’Étaples, Vapeur remontant une goélette, Bateau d’Étaples au Large, Maisons à Vendre (1884) – Marée descendante, Entrée de ferme, Cour de ferme (médaille d’Argent, 1885) – L’embouchure de la Canche, Études (1887). En 1886, Émile Maillard expose au Salon Rouennais le Bateau de Pêche à Étaples « d’un bel aspect » (La Revue normande). Les titres des œuvres indiquent l’intérêt constant de l’artiste pour les marines, ainsi que ses visites régulières à Étaples. Les sujets ruraux demeurent très marginaux. 

En 1888, c’est la consécration. Émile Maillard participe pour la première fois au Salon des Artistes français. C’est un succès « car après Tattegrain, signalons Émile Maillard avec les Derniers Secours » (The Artist), qui remporte une mention Honorable décernée par le jury. Cette toile fait dans le gigantisme (2 mètres x 3,85 mètres) et part rejoindre les collections du musée de Picardie à Amiens. Éditée en gravure et en photographie sur carton, la scène figure une charrette, surchargée d’ancres et de cordages, emmenée par des marins et une matelote. Bousculé par les rafales, ce groupe hétéroclite chemine difficilement sur la jetée, submergée par les vagues. Ils partent ravitailler les secours en mer que l’on aperçoit au fond du tableau. En 1889, l’artiste présente Gros Temps à Boulogne ; c’est aussi l’année de naissance de son premier fils Marcel. Au Salon de 1890, le peintre dévoile plusieurs œuvres en rapport avec le littoral : Le grand bassin à Dunkerque, Les Hortillonnages, Marché aux légumes à Amiens, Un coin de Dunkerque, Dans le grand bassin de Dunkerque, Incendie de l’usine Bulot-Lhotellier, Gros temps à Boulogne ; dessin à la plume. La même année, la Société des Amis des Arts de la Somme lui décerne une médaille d’or. 

L’année 1891 conforte sa vie familiale et professionnelle. Le 16 mai 1891, sur recommandation de M. Dauphine, sénateur de la Somme, Émile Maillard est nommé Peintre Officiel de la Marine. Créé en 1830, ce titre officiel consacre les artistes au talent voué à la mer. Au Salon à Paris, il envoie Pendant la Tempête. Enfin, le 11 novembre 1891, l’artiste épouse Marie Frion, qui l’accompagne depuis quelques années déjà.

Les années qui suivent installent durablement la carrière d’Émile Maillard. Les envois au Salon se succèdent, utilisant un thème maritime récurrent, mais aussi parfois des sujets d’actualité, quand ce ne sont pas des commandes officielles : Après la Tempête, Pêcherie de harengs surprise par le grain (1892), Vapeur échouant en dehors des jetées (1893) « qui permet à Émile Maillard de sortir des rangs » (Le Salon, dix ans de peinture). Engageant un dialogue dramatique avec le spectateur, ce tableau est « d’une émotion profonde. A deux pas de la digue, couverte de monde, le navire sombre, la poupe a presque entièrement disparu. Les vagues furieuses s’élancent jusqu’au sommet de ses mâts et frappent ses flancs à coups redoublés. Un canot arrive au secours. Arrivera-t-il à temps ? Le triomphe de la mer semble fatal. La foule de la digue, à peine indiquée par des points noirs, on la devine anxieuse, et l’effort des nageurs du canot, penchés sur leurs avirons, achèvent de caractériser l’immensité du péril » (Le Panthéon de l’industrie).

Puis ce sont : Le Steamer Empress à la côte après abordage de la jetée de Calais, 4 janvier 1895, et La Maison du mort (1896) « où la plaine est couverte de neige, le ciel chargé de nuages menaçants ; derrière une montée de terrain on voit apparaître, fouettés par le vent, les porteurs de l’extrême-onction qui sont descendus de la charrette devant la maison du mort, désignée par une lanterne allumée ; un vol de sinistres corbeaux accompagne le funèbre cortège » (Figaro-Salon). Émile Maillard expose ensuite L’escadre du Nord, Cherbourg, 5 octobre 1896, Pêche aux harengs, Le Soir (1897), Après l’abordage (1899), L’Épave (1900), Le Vieil Hôtel et la rue Saint-Leu à Amiens (1901), Le Cassini et le Standard à Dunkerque passant la revue, Le Cassini portant le Président de la République, 17 septembre 1901 (1902), Bateaux pêcheurs, Les Brisants (1905). Au Salon de 1906, « Émile Maillard envoie un superbe travail, Le Remorqueur, très audacieux dans la construction des vagues déchainées » (The Collector and Art Critic). En 1907, sa toile Rentrée par gros temps ravit le public. 

En marge des œuvres envoyées au Salon à Paris, Émile Maillard n’abandonne pas pour autant la Société des artistes à Amiens. Il y expose des invendus parisiens et quelques études du littoral : Vapeur échouant en dehors des jetées, Le Soir (1894), Le soir au large, et deux marines (1896). Dans le Journal des Artistes du 21 juin 1908, qui relate l’exposition d’Amiens, « Émile Maillard nous donne, sur la mer, des pages où la réalité s’accuse apparemment très respectée. L’eau est d’un peintre en observateur accentué des transparences, des multiples colorations. C’est hautement défini dans le sens des masses où l’esthétique aime à trouver une force convaincante. Voici le titre des ouvrages : La Tempête, Après la Tempête, Gros Temps, La Nuit ».

Durant cette période faste, Émile Maillard reçoit la reconnaissance de l’État : Officier d’académie par arrêté du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (février 1899), lieutenant à la Garde nationale mobile de la Somme, et Médaille commémorative de la campagne de 1870-1871 (octobre 1912). Les envois au Salon à Paris se poursuivent : des marines en 1908, 1909, 1910, 1911, 1913 et 1914. Malgré son succès, sa plus haute récompense au Salon se limite néanmoins à une médaille de 3ème classe décernée en 1893. L’artiste est devenu le spécialiste des marines tourmentées, aux navires en détresse, à la sortie d’un port sous la tempête. Il exécute aussi des marines plus apaisées, aux mers d’huile, jouant des couleurs, pour produire des ciels saturés de roses orangés. Émile Maillard s’est lié d’amitié avec les artistes qui fréquentent Étaples. Francis Tattegrain l’inspire pour ses Filets Volés (Salon de 1905), repris cinq ans plus tard dans Barque de Pêche Fuyant au Vent (Salon de 1910). Il livre également une jolie vue du Fort de l’Heurt à Le Portel, qui bénéficie de l’usage de couleurs vives, mariant des tonalités chaudes et contrastées, permettant d’aboutir à ce paysage marin évocateur.

La Première guerre mondiale bouleverse la vie d’Émile Maillard et met en suspend ses expositions. La famille Maillard doit quitter précipitamment Amiens à la fin de l’été 1914, avant la prise de la ville par les Allemands. Début 1915, il s’installe à Morlaix. Mais, rapidement, il est rattrapé par la guerre. Le 14 juillet 1915, son plus jeune fils, Pierre, est tué au combat en Argonne. Deux ans plus tard, son fils Marcel est fait prisonnier (mai 1917). Il sera libéré en novembre 1918. Durant le conflit, l’artiste continue la peinture et produit quelques œuvres figurant les tranchées et leurs combats meurtriers. En contact avec M. Picot, galeriste à Zurich, Émile Maillard tente d’intercéder pour son fils Marcel, en vendant à bas prix des tableaux contre la promesse d’améliorer ses conditions de détention.

En 1920, le couple Maillard quitte la Bretagne pour rejoindre ses deux fils au Havre. Émile Maillard s’inquiète de sa situation financière difficile, demande de l’aide à ses enfants, et doit emprunter à la banque, tout en regrettant la fortune perdue de la famille. En octobre, il est hébergé par Marcel, ce qui lui apporte un certain réconfort. Il réalise au Havre ses dernières marines, des entrées du port et des voiliers pris sous le grain. Il y décède le 23 juillet 1926, puis il est inhumé au caveau familial du cimetière de la Madeleine à Amiens.

Artiste à la formation classique, Émile Maillard laisse une belle production de scènes solides figurant des navires en pleine mer, des vues portuaires et des paysages marins. D’une palette très sobre, aux tons bruts, l’artiste évolue vers plus de couleurs et de lumière à la fin de sa carrière. Pleines de vigueur, ses études semblent plus sincères que ses tableaux destinés au Salon, plus appliqués. Aujourd’hui, ses œuvres sont présentes dans les musées régionaux, notamment : Les Derniers Secours (acquis en 1905, musée de Picardie, Amiens), Coup de Vent en Manche (musée de la Marine, Étaples), Navire en Pêche (Musée Portuaire à Dunkerque), deux marines (musée de Berck-sur-mer), et au sein de nombreuses collections privées.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Edmond de Palézieux (1850-1924) – peintre navigateur du Boulonnais

Des eaux calmes du lac Léman aux vagues écumantes de la Manche septentrionale, Edmond de Palézieux s’est exercé à décrire les paysages maritimes trente années durant.

Navigateur passionné et réputé, l’artiste s’installe dès 1903 à Équihen où il côtoie celui qui allait devenir son ami, le peintre Jean-Charles Cazin (1841-1901). Si le théâtre de la mer demeure son sujet de prédilection, l’artiste le décline cependant de différentes manières, des tempétueux drames de la mer, aux scènes de pêche traditionnelle, sans négliger les vues portuaires détaillées. Après plusieurs décennies d’un purgatoire immérité, Edmond de Palézieux est aujourd’hui redécouvert, à l’instar des nombreux peintres naturalistes, artistes de talent, qui ont écumé la Côte d’Opale pour en tirer les meilleures études picturales. Cent plus tard, les œuvres d’Edmond de Palézieux demeurent des fenêtres ouvertes, descriptives et colorées, sur une Marine et des gens de mer inscrits dans un passé révolu.

Rien de pouvait prédestiner Edmond de Palézieux à quitter sa Suisse natale pour s’éteindre dans le Nord de la France. Né à Vevey le 20 juillet 1850, dans une famille de notables, Edmond Henri de Palézieux dit Falconnet connaît une enfance heureuse. La mer est un lointain souvenir dans la famille, puisqu’un de ses aïeux, sir Edmund Affleck, est un amiral anglais du 18ème siècle, actif notamment lors de la guerre d’Indépendance américaine. Pourtant, ses parents s’opposent à ce qu’il fasse carrière dans la Marine. Dès lors, Edmond de Palézieux se contente de courir les régates sur le lac Léman, à la découverte des sites typiques de la côte savoyarde : Bouveret, Saint-Gingolph, Amphion, … A l’âge de douze ans, il barre déjà une barque à voile. Plus tard, en 1888, il commande au baron Jules de Catus, un important architecte naval lémanique, le « Pétrel« , un voilier avec cabine, dont le peintre possède une maquette navigante de belle facture. Deux ans plus tard, il commande le « Flirt« , un navire de course, qui lui donne l’occasion de participer à de nombreuses régates sur le lac. Cette navigation de plaisance permet à Edmond de Palézieux d’étudier la mer, les éléments naturels, les navires et leurs contraintes, connaissances qu’il réinvestit dans ses œuvres picturales. Cette justesse dans la représentation des manœuvres de navigation démontre sa grande compétence navale.

Car, finalement, en marge de la navigation, Edmond de Palézieux se lance dans la peinture. Après sa scolarité, il intègre d’abord l’atelier de Barthélémy Menn (1815-1893) à Genève. Ancien élève d’Ingres, directeur des Beaux-Arts, Menn lui inculque la pratique du « plein air« , la peinture effectuée directement sur le motif. Ce premier maître classique lui laisse un souvenir ému, présent dans les nombreuses annotations retrouvées dans ses carnets de croquis. En 1872, Edmond de Palézieux laisse un premier paysage d’inspiration lémanique : « Orage sur le Lac près de Vevey« . D’autres suivront, comme « Tempête sur le Lac Léman » (1882), donné au musée Arlaud de Lausanne (1884), « Pêcheur à Saint-Gingolph » (1888). L’artiste croque également sa famille, sa mère Émilie (portrait de 1879), et réalise quelques compositions religieuses : « Prêtre à Saas-Fee » (1884), « L’Angélus en Savoie » (mention honorable au Salon des Artistes français de 1889). En 1877, il épouse Lily Olmsted, d’origine américaine, qui lui donne l’année suivante une fille nommée Renée Celia. Le couple vit à Vevey, mais déjà parcourt souvent la Bretagne, la Normandie et le sud de la France.

Dans les années 1880, l’artiste fait ses premiers voyages à Paris et fréquente les peintres suisses-romands, Eugène Burnand, Charles Giron, Paul Robert, Henri de Rodt, Evert van Muyden et Théophile Bischoff. Il suit les cours de Jean-Paul Laurens (1838-1921), fameux peintre d’histoire, et de Fernand Cormon (1845-1924), peintre d’histoire également, surnommé « Père la Rotule » pour son obsession de la justesse dans la représentation des corps. Apprécié de ses élèves, Fernand Cormon noue une relation privilégiée avec Edmond de Palézieux, qui apprécie son travail : « Palézieux, l’eau, c’est son affaire, il la connaît mieux que personne« . A cette époque, il présente ses premières œuvres au Salon des Artistes français avec un franc succès. La Normandie est évoquée en 1887 dans le « Retour de Marché« , congratulé par un critique de la Tribune de Genève : « Est-il possible de rêver quelques chose de plus doux, de plus paisible, de plus poétique que ce tableau de marine? A coup sûr, l’artiste doit être poète… Le pêcheur est étendu, fumant sa pipe. Au-dessus de lui, le vent claque dans les voiles, ridant à peine le miroir de l’eau… Tout cela est traité sans recherche, très finement, pourtant avec un souci marqué de la nature exacte, et une sincérité de couleur et de dessin vraiment remarquable…« .

Vers 1890, l’artiste s’installe à Paris rue de Clichy puis, en 1900, déménage non loin de là au 83 rue de Rome, près du boulevard de Clichy. Son arrivée dans la Capitale ne l’empêche pas de réaliser de nombreux séjours principalement en Bretagne, en Normandie, dans le Pas-de-Calais (« Quilles en l’Air à Équihen« , daté de 1900) et en Hollande. Sa passion pour la mer est toujours plus vivace. Durant plus de dix ans, il montre ses œuvres au Salon des Artistes français : « Matelot (étude) » en 1891, « Hardi, Les Gars! » en 1895, « Souvenir de Bretagne » en 1896, « Pêcheurs de Sardine à l’Aurore » en 1897, « Souvenir de Bretagne » en 1898, deux toiles en 1899 « Effet de Brume » et « Phare de Pen-March au Matin« , puis « Côtes d’Irlande » en 1900, deux tableaux en 1901 « Après la Tempête » et « Pen-March« , « Un Soir à Gennevilliers » en 1902. Dans un esprit naturaliste, parfois teinté d’un timide symbolisme à la manière d’un Ferdinand Du Puigaudeau, l’artiste croque dans une palette éclaircie et subtile ces sujets bretonnants, très en vogue à l’époque auprès d’un public bourgeois. 

L’année 1903 marque à la fois une rupture dans sa vie et un nouveau départ. En effet, l’artiste se sépare de son épouse, Lily Olmsted, puis s’installe définitivement à Équihen. En 1907, il se marie avec Suzanne Lair et s’épanouit à croquer le littoral boulonnais. Trois ans plus tard, Edmond de Palézieux est fait Chevalier de la Légion d’Honneur. Dans son œuvre, trois grands thèmes apparaissent : les paysages et les drames de la mer, les vues portuaires de Boulogne-sur-Mer, les plages et les petites pêches pratiquées à Équihen. 

Dès les années 1880, Edmond de Palézieux expose avec succès ses œuvres au Salon de la Société des Artistes français. Ce grand Salon d’expositions d’art se tient à Paris depuis 1881, et succède à celui de l’Académie des Beaux-Arts. Les meilleurs artistes du moment, d’instruction académique, présentent un ou plusieurs tableaux au public. De nombreuses œuvres sont acquises par l’État et ornent les bâtiments officiels, ministères et préfectures. D’autres se retrouvent mises en dépôt dans les musées, enfin certaines rejoignent les collections privées qui se constituent à l’époque. Les catalogues et les photographies prises des cimaises montrent un art convenu, inscrit dans des règles précises. Composées dans des formats souvent imposants, ces œuvres bénéficient d’une description précise et aboutie, qui laisse peu de place à l’innovation et aux fantaisies. A l’issue de la manifestation, les meilleurs tableaux sont récompensés par des médailles d’Honneur, de première, deuxième ou troisième classe. Dans ces conditions, Edmond de Palézieux exerce son art dans de larges formats, et exprime son talent par un dessin affirmé. Les drames de la mer ainsi que les tempêtes déchaînées prennent dès lors toute leur ampleur dans ces grandes toiles aux dimensions muséales. Même si la manière et les sujets restent communs au travail des artistes locaux célèbres, à l’instar de Virginie Demont-Breton (1859-1935) à Wissant ou encore de Francis Tattegrain (1852-1915) à Berck, Edmond de Palézieux trouve sa voie en peignant la côte d’Équihen, ses marins et leurs navires, pris dans la tourmente des éléments naturels. 

L’écrivain Robert Pugh, qui le côtoie quelques années avant sa mort, publie une biographie en 1924. Il y rapporte des détails intéressants voire intimes sur la vie d’artiste d’Edmond de Palézieux à Équihen : « Son atelier, vaste baraque dominant la mer, vacillait à chaque tempête et laissait entrer la pluie : fournaise l’été, glacière l’hiver : rien ne le rebutait. La nuit venait le surprendre à la tâche, et il restait là, assis dans le fond de son atelier, regardant l’obscurité envahir sa toile : au crépuscule, les couleurs s’atténuent peu à peu, mais les valeurs prennent toute leur importance. Le soir, il lâchait tout à coup une lecture attrayante, sa seule distraction, pour prendre un crayon et chercher quelque composition, une ligne de terrain, un mouvement d’eau, la forme d’un bateau, le geste de caractère d’une figure. La nuit n’arrêtait pas le travail de son esprit : il restait des heures sans trouver le sommeil, modifiant en pensée une forme, cherchant un effet. Son tableau terminé, il laissait entrer quelques marins dans son atelier, et rien ne lui faisait plus plaisir que de voir leurs rudes figures rayonner de satisfaction ou se creuser d’épouvante. Il recherchait leur avis sur le gréement d’un bateau, la forme d’une vague, et écoutait leurs impressions avec le plus grand intérêt« .

En 1903, le peintre présente au Salon des Artistes français « Bateaux à la Côte« , puis l’année suivante deux toiles, dont « Échouage par Gros Temps« , conservé aujourd’hui à la mairie d’Équihen. Cette huile monumentale (148cm x 223cm) décrit un navire de pêche pris dans la tempête au large d’Équihen. La masse brune qui brosse la côte se confond avec un ciel gris à peine esquissé. Emmenée par une voile gonflée à l’extrême, l’embarcation semble posée sur une grosse vague écumeuse, et abrite quelques ombres humaines accrochées à la coque. Ces marins semblent bien démunis face à la bourrasque. Mais surtout, l’artiste ne s’attache pas aux détails larmoyants, la description du sujet restant sommaire. En effet, le véritable « protagoniste » de l’œuvre demeure bel et bien cette longue lame interminable qui s’abat avec fracas sur les falaises d’Équihen. Dans ce grand paysage marin, Edmond de Palézieux réussit la prouesse à créer une intensité dramatique, dans une grande économie de moyens, en mettant en scène l’atterrissage mouvementé d’un flobart, ce petit navire à clins, typique de l’endroit.

Recueillant un franc succès de la part des critiques et du public, « Après un Naufrage » décore les cimaises du Salon de Paris de 1905. Acquise par un musée américain (non localisée aujourd’hui), l’œuvre reçoit le prix de l’atelier Cormont et une deuxième médaille qui met l’artiste « hors-concours« . Dans le National Suisse du 8 juin 1905, le critique d’art Jean-Bernard raconte, enthousiaste : « Sur la grève, des habitants d’un village attendent anxieux que la mer apaisée ait rejeté les cadavres des marins qui ne sont pas rentrés depuis plusieurs jours sans doute, et qui ont été engloutis par la tourmente. Il plane sur tout ce monde une sorte de douleur et on sent que la misère étreint tous ces braves gens. C’est là une page poignante peinte par un artiste de talent, qui sait observer« . Dans cette composition, les quelques bâtisses et le calvaire, posés sur une lande sauvage, face à la mer, plongent le décor dans une intensité palpable. La population, réduite à de petits personnages presque insignifiants, semble attendre l’arrivée d’une épave désarticulée et démembrée, prise dans les rouleaux d’une marée écumante et indomptée. Encore une fois, dans cette scène dramatique, Edmond de Palézieux exploite la fragilité de la condition humaine face à la « Nature suprême« . Ces manifestations de la croyance religieuse se retrouvent communément dans les communautés maritimes de la Côte d’Opale. Bénédictions de la mer, processions si fréquentes sur le littoral, pèlerinages pratiqués par les marins : tous ces événements contribuent à l’inspiration religieuse. De par son histoire familiale, cette « imprégnation » s’invite naturellement dans l’œuvre d’Edmond de Palézieux, sujet de prédilection également rencontré chez ses contemporains présents sur la côte, tels le couple Demont-Breton, Francis Tattegrain, Henri Le Sidaner, Louis-Antoine Leclercq, Iso Rae et tant d’autres.

En 1907, Edmond de Palézieux revient au Salon avec un tableau encore monumental intitulé « En Détresse » (190cm x 260cm). Cette huile est acquise par l’État puis déposée l’année suivante au musée de Castelnaudary. Dans une même veine tragique, l’artiste y montre un groupe de pêcheurs, enfoncés dans l’eau jusqu’à la taille, s’épuisant à sauver un équipage prisonnier d’une épave cahotée. Bien brossés dans leurs vareuses ocres traditionnelles, les marins désespérés appellent à tue-tête leurs malheureux compagnons et tentent de leur jeter des cordes, peut-être salvatrices. Traduites dans des tonalités crémeuses et verdâtres, de hautes vagues puissantes concentrent la lumière du peintre. Inexorablement, elles attirent l’œil du spectateur, inquiet d’un dénouement incertain. La parfaite mise en scène du sujet, qui évite la mièvrerie et la facilité artistiques, font de ce tableau une œuvre dynamique à la modernité ambitieuse.

Au Salon de Paris de 1908, Edmond de Palézieux apporte à nouveau un sujet semblable à ses grands drames de la mer. « Bateaux à la Côte » (130cm x 200cm), conservé aujourd’hui au musée Jenisch à Vevey, garde les thèmes emblématiques de l’artiste : des navires en détresse dans une mer déchaînée, des marins à la tâche dans des éléments « dantesques« . Sur la plage d’Équihen, des marins ont investi l’estran et tirent leurs navires afin de les faire échouer. Si les vagues sont toujours rudes, la mer n’est pas démontée, et la scène semble promise à un destin plus fortuné. Toujours dans une économie de moyens, servi par une palette réduite aux tons gris et ocres, l’artiste produit ici une œuvre plus pittoresque de la côte boulonnaise. Également dans ce Salon, « En Perdition » montre sur les bords de la falaise un prêtre qui bénit les disparus, dans le plus grand désespoir des familles presque résignées. L’année suivante, le critique d’art Émile Langlade apprécie « Perdus« , figurant un cargo à vapeur, battu par la tempête, couché sur le côté, perdant son chargement de bétail. A cette époque, Edmond de Palézieux devient « l’artiste reconnu des drames de la mer« , mais aux accents peut-être parfois trop grandiloquents, notamment dans cette composition un peu moins maîtrisée.

Après avoir reçu la Légion d’Honneur en 1910 et effectué quelques voyages en Bretagne, île d’Ouessant notamment, Edmond de Palézieux reprend ses pinceaux pour croquer les tragédies maritimes. En 1911, « Dans les Brisants » (127cm x 202cm), œuvre particulièrement réussie, l’artiste produit le plan rapproché d’un flobart, navire d’échouage du Boulonnais. Montée par une poignée de marins aguerris, l’embarcation est secouée, soulevée et projetée par de puissants rouleaux. Accrochés à leur barre, ces hommes manœuvrent pour revenir à bon port, tandis que le pilote essaie de maitriser la voile gonflée à outrance. Parfaitement décrite, avec ses gréements typiques, sa dérive centrale relevée et sa construction à clins, cette barque de pêche est bien sûr immatriculée dans le quartier maritime de Boulogne (B.12). Choix inhabituel, ce flobart s’inscrit au centre du tableau pour en devenir le sujet principal. Si la mer demeure bien présente, elle sert surtout d’écrin majestueux à cet instant de navigation périlleuse, offert par notre « peintre-navigateur« .

Le Salon de 1912 reçoit « Bateaux à la Côte d’Équihen » (65cm x 100cm), petit paysage maritime dans la même veine que « Bateaux à la Côte » présenté en 1908. L’artiste semble se concentrer toujours davantage sur ces navires à la peine, regagnant la côte balayée par la mer. Présenté au Salon de 1913, « Ho Hisse » (148cm x 223cm) se montre plus ambitieux. Ce tableau, emblématique de la région, offert par la veuve de l’artiste, est aujourd’hui visible à la mairie d’Équihen. Edmond de Palézieux y abandonne un instant l’omniprésence des flots. Il y dépeint le travail des marins qui remontent leurs navires sur la grève inondée et glissante, pour les mener vers la colline en empruntant le chemin du « Perré« , construit vers 1882. Au premier plan, les hommes arborent des visages marqués par l’effort, les corps arcboutés et pliés par la poussée extrême exercée sur l’embarcation, nantie de formes joliment arrondies. Pourtant, le drame est toujours possible au regard d’une grosse vague en approche, menaçant le groupe. Dans cette composition, aux accents plus pittoresques, l’artiste raconte une véritable histoire humaine. Cette même année, le peintre connaît la consécration en exposant vingt-deux toiles au Stadtcasino de Bâle, puis au musée Jenisch à Vevey.

La première guerre mondiale précipite Edmond de Palézieux à Vevey, puis près du lac d’Annecy et enfin dans le sud de la France. Il parcourt Collioure, Saint-Jean-de-Luz, Antibes, … où il croque de sages paysages maritimes, calmes, à la palette lumineuse et éclaircie. Ce nouveau pas vers une peinture « à l’esprit postimpressionniste » va judicieusement profiter à ses œuvres colorées de Boulogne et d’Équihen, créées dans les dernières années de sa vie. En 1919, il rentre à Équihen et produit une œuvre anecdotique figurant le « Torpillage du Bateau Amiral Ganteaume » auquel il assiste le 26 octobre 1914. Ce cargo, long de 122 mètres, de la Compagnie des Chargeurs Réunis, participe à l’évacuation de 2.500 réfugiés quand il est torpillé au large du Cap Gris-Nez par le sous-marin allemand U24. Remorqué à Boulogne, il s’échoue dans l’avant-port, causant 24 victimes. Le tableau, offert par l’artiste à la mairie de Boulogne, est conservé aujourd’hui au musée de la ville.

Déjà habitué à croquer les environs d’Équihen, l’artiste part dès 1903 explorer la ville voisine de Boulogne-sur-mer, et y descend à chaque saison harenguière, en novembre et décembre. Important centre de pêche, la cité et son port connaissent à cette époque une expansion considérable. Population en hausse grâce à l’afflux de travailleurs, flottille qui se développe avec l’arrivée de la vapeur, affluence touristique notamment des Anglais, Boulogne-sur-mer devient le grand port de pêche français. De belles affiches publicitaires, gouachées dans un esprit « Belle Époque« , peuplent les kiosques et y vantent les progrès enregistrés dans l’accueil des estivants. Vers 1900, la ville n’est plus qu’à trois heures de Londres et de Paris, grâce au développement des lignes de chemin de fer et de paquebots (inauguration en 1843). A la suite des plus anciens installés en centre-ville, de grands hôtels sont construits sur le quai Gambetta face au port, bordé ainsi d’un front presque ininterrompu d’établissements. Quelques-uns, édifiés au plus proche de la mer, à Capécure notamment, côtoient le casino qui, décoré par les meilleurs artistes régionaux, accueille jeux et diverses expositions. Enfin, un « établissement d’hydrothérapie marine » complète les bienfaits de la plage et de ses cabines hippomobiles. A l’instar des fameux peintres Édouard Manet (1868-1872) et Eugène Boudin (1891-1893), et de bien d’autres artistes français et étrangers, Edmond de Palézieux semble séduit par cette effervescence à la fois laborieuse et touristique baignée, selon les jours, par la lumière d’un soleil pâle ou écrasée par un épais brouillard grisâtre. 

Au Salon des Artistes français de 1903, le peintre présente « Boulogne-sur-mer, Le Soir » (75cm x 103cm), tableau emblématique d’une série de vues portuaires. Aujourd’hui conservée au musée Jenisch à Vevey, l’œuvre offre au spectateur un contraste marqué entre la ville et ses quais. Avant de parvenir à cette œuvre aboutie, Edmond de Palézieux travaille son sujet en croquant les scènes de vie portuaire sur de petits panneaux de bois : « Débarquement du Hareng à Boulogne« , « Boulogne, Église Saint-Pierre« , et différentes vues du havre. De facture très libre, traitées dans des tons pastels, ces pochades montrent le chenal encombré de navires aux larges voiles ocres déployées (harenguiers) et de bateaux aux fumées charbonneuses (cordiers), accordées à l’atmosphère brumeuse du petit matin. Moins primordia, le dessin et la tonalité travaillée tout en douceur apportent une atmosphère éthérée, presque mystérieuse, rappelant les brouillards de la Tamise. Ces œuvres s’installent définitivement dans « l’incertain et l’indéterminé« , pour reprendre le bon mot de Pierre Miquel au sujet de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939). Dans « Boulogne-sur-Mer, Vue de Capécure« , l’artiste construit sa composition en trois plans horizontaux : Capécure, le quartier populaire de la ville, et ses trains qui amènent marchandises et ouvriers au travail ; le chenal, réduit à une bande bleu clair ; enfin, la ville qui se dessine à l’arrière-plan, massive et compacte sur la colline, ramassée autour de l’église Saint-Pierre. Le ciel reste neutre dans cette ambiance d’aurore. A peine esquissée, cette fenêtre sur la cité jouit d’un camaïeu de mauves et de blonds, contrasté par les bruns des quais au premier plan. A peine semble-elle animée par quelques maigres silhouettes, qui s’affèrent près des locomotives fumantes, et éclairée par une poignée d’éclats lumineux. Souvent conservées au musée Jenisch à Vevey ou dans des collections particulières, ces études prises sur le motif demeurent des instantanés privilégiés de la vie maritime boulonnaise.

Plus tard, Edmond de Palézieux affiche davantage d’ambition et offre un panorama plus complet de la ville et de son port. L’artiste produit une suite de vues portuaires, dans des formats plus modestes, destinées à être vendues au public. « Bateaux dans le Port de Boulogne-sur-mer » figure un harenguier, toutes voiles sorties, avançant vers le spectateur. Au fond, comme un décor de théâtre, le quai et ses immeubles illuminés scindent la toile en deux. L’église Saint-Pierre et son quartier dominent l’ensemble, dans des tons plus sombres comme masqués par le ciel brumeux. Enfin, deux vapeurs et quelques voiliers se croisent dans le chenal, et complètent l’activité de cette journée calme. Dans « Vue du Quai Gambetta« , l’organisation spatiale de la toile demeure semblable. A peine relevée de quelques vaguelettes, l’eau claire du chenal occupe la moitié basse du tableau. Là, se croise toute l’activité économique portuaire : un cordier à vapeur s’élance à la rencontre de deux harenguiers et d’un petit paquebot. Sur le quai, s’alignent les voiles ocres des harenguiers qui détonnent avec les façades radieuses des immeubles et des grands hôtels. « De l’or pour les quais et un drap de satin mauve » pour la cité apportent du faste à ce paysage enchanteur. Surplombant la basse-ville, perchées sur la colline, l’église Saint-Pierre et les maisons du quartier des pêcheurs semblent partir à la conquête du ciel. A gauche de l’église, l’artiste esquisse le dôme de la cathédrale, qui se trouve en réalité de l’autre côté bien plus à droite ! Ce tableau semble être la toile préparatoire d’un plus grand format conservé en Australie (100cm x 72cm), où l’artiste a corrigé son erreur dans le placement de la basilique. Arrivant sur la gauche de la composition, un harenguier majestueux enrichit la scène. Dans ces vues portuaires à l’atmosphère rougissante, Edmond de Palézieux a le don d’y placer judicieusement l’animation, pour rendre la scène authentique et vivante. La maîtrise parfaite de l’opposition entre les tons froids du ciel et de la mer, et les tons chauds presque méridionaux des quais, procure à l’ensemble une dimension spectaculaire.

Jusqu’à sa mort, Edmond de Palézieux s’attache également à décrire Équihen à travers ses paysages côtiers, ses constructions typiques à toits rouges et ses gens de mer. Dès 1900, il produit de petites toiles, prises sur le motif, comme « Coucher de Soleil à Équihen » et « Équihen, Maison en Bord de Mer« , figurant une construction accrochée à la falaise. En marge de ces petits tableaux, Edmond de Palézieux présente au Salon des Artistes français de 1909 une œuvre imposante titrée « Maisons de Pêcheurs« . Le succès est tel que, comme pour d’autres de ses compositions, l’œuvre est tirée en cartes postales, très en vogue à l’époque. Aujourd’hui non localisée, cette vue pittoresque présente la rue du Battez à Équihen. Au premier plan, à l’ombre d’un muret, une fillette se repose. Montrées en plan rapproché, les maisons à toits rouges sont décrites sobrement, sans artifices. Les façades sont blanchies au lait de chaux, de manière éclatante, comme illuminées, alors que les sous-bassement, selon la tradition, ont été noircis au goudron afin de leur assurer une bonne protection. Dans le ciel, un groupe de mouettes s’affère autour du pignon de la demeure. Devant les façades, les filets de pêche sont étalés sur des tréteaux afin de sécher au soleil, pendant que quelques poules picorent la terre nue. Ce cadrage particulier, presque photographique, s’avère très moderne et invite le spectateur à entrer dans le tableau, grâce au chemin traversant qui descend vers la mer. De taille plus modeste (50cm x 75cm), un autre tableau reprend le même sujet croqué quelques mètres plus bas vers la mer. Plus que jamais, l’artiste réussit à synthétiser la vie et l’habitat des gens de mer de la côte boulonnaise.

Dans une série d’huiles d’un format accessible au public (54cm x 73cm), l’artiste peint également « Quilles en l’Air à Équihen » et « Quille en l’Air« . Anciennes coques de flobarts, petits navires d’échouage typique de l’endroit, les quilles en l’air sont retournées et réinvesties pour un habitat modeste. Les familles les plus démunies récupèrent les navires destinés à la casse pour en faire un abri de fortune, et enduisent de goudron ces carènes afin d’en assurer l’étanchéité. Ainsi, sur les hauteurs d’Équihen, une vingtaine de quilles en l’air est installée et accueille, dans des conditions sommaires, ce petit peuple de la mer. Dans ces œuvres, inhabituelles pour l’artiste, la tempête et ses vagues menaçantes ont laissé place à un paysage presque désert recouvert d’un grand manteau neigeux, où seule la vie humaine transparaît au loisir d’une fumée brune et chancelante, émanant d’une cheminée improvisée.

En marge de ces descriptions de l’habitat traditionnel, Edmond de Palézieux réalise plusieurs grandes toiles montrant l’échouage des navires ou le retour de pêche sur les plages équihennoises. Même si elles gardent un sujet proche des imposantes compositions figurant les drames de la mer, elles s’avèrent bien différentes en montrant des atterrissages de bateaux dans une atmosphère calme, sous un soleil radieux et une mer apaisée. Plus prégnant, le paysage dunaire s’impose alors que la Manche devient secondaire. Souvent réalisées après la Première guerre mondiale, ces toiles tardives bénéficient d’une palette plus colorée et lumineuse, moins austère et plus accessible, s’éloignant de l’Académisme des premières années. Dans « Équihen, La Plage« , un groupe de flobarts campe sur l’estran. Implantée sur les deux tiers de la vue, la dune servie par un camaïeu de jaunes pâles reçoit un bel empâtement. Cette petite huile sur bois (26cm x 35cm), réalisée sur le motif, bénéficie d’une facture très libre et moderne. Edmond de Palézieux semble peindre plus « naturellement« , libéré des carcans académiques.

Au salon de 1922, une dernière œuvre, particulièrement évocatrice et réussie de la côte d’Équihen, est proposée sous le titre « Départ pour la Pêche au Hareng » (75cm x 102cm). Cette scène de débarquement de la pêche se montre réaliste, décrivant deux flobarts échoués, déchargés par les marins et une charrette attelée d’un cheval gris boulonnais. En cette fin d’octobre, l’ambiance est sereine, les voiles des navires sont à peine tendues tandis que les vagues terminent leur petite course aux pieds des matelotes installées sur l’estran au milieu des mannes (hauts paniers en osier). Figures féminines rares dans l’œuvre d’Edmond de Palézieux, ces femmes de marins portent l’habit traditionnel, la « cornette » sur la tête (coiffe en dentelle traditionnelle), le jupon long et les « patins » au pied (chaussons ouverts). A l’arrière-plan, la dune dorée ferme l’espace et forme une limite naturelle entre ciel et terre. Cette belle journée s’achevant, le croissant de lune apporte la nostalgie du temps qui passe. Au bénéfice de ces tons pastels et chauds, la douceur de la palette procure à cette scène pittoresque une impression de calme, de bonheur et même une certaine insouciance intemporelle. Grâce à cette ambition esthétique pleine de poésie, l’artiste fait oublier au spectateur le dur labeur des gens de mer.

Edmond de Palézieux s’éteint le 11 juin 1924 à Équihen, le village de pêcheurs qu’il a tant aimé et parcouru. N’ayant jamais bénéficié d’une exposition personnelle, des rétrospectives sont organisées après son décès, en 1926 à Genève, Lausanne et Vevey, puis en 1932 et 1951 au Musée Jenisch, à Vevey. En juillet 1999, la ville d’Équihen montre quelques tableaux de l’artiste dans : « Peintres d’Equihen – Plage d’Hier et d’Aujourd’hui« , organisée à la mairie. Durant l’automne 2014, le musée du Léman à Nyon présente une large collection d’œuvres, associée à des maquettes et plans de navires. Aujourd’hui, l’œuvre d’Edmond de Palézieux est surtout visible dans ces musées suisses, à la mairie d’Équihen et dans les collections privées. Aujourd’hui, par la richesse de son œuvre, il mérite plus que jamais d’être montré au public de notre région.

Durant sa carrière, l’artiste produit des œuvres maritimes dans l’esprit de son temps. A l’instar des attentes du Salon de la Société des Artistes français, il peint des tableaux aux dimensions monumentales, racontant une histoire convenue des drames de la mer, de côtes battues par les éléments déchaînés, aux accents grandiloquents mais tellement efficaces. Cette peinture séduisante, mais non « ostentatoire« , à la palette peu étendue et aux coups de pinceau francs et « virils« , reçoit dès lors la pleine approbation du Salon et d’un public bourgeois, et bénéficie des commandes de l’État. Si l’homme, le marin laborieux, le matelot en perdition ou les gens de mer sont toujours esquissés, c’est le grand théâtre de la mer qui demeure le sujet principal de l’œuvre d’Edmond de Palézieux. Malgré la proximité des peintres naturalistes de renom présents à Équihen, son ami Jean-Charles Cazin, mais également Antoine Guillemet (1843-1918) compagnon des Impressionnistes, Edmond de Palézieux n’en subit pas vraiment l’influence. Contrairement à Paul Hallez (1872-1965) qui croque à l’envi les quais peuplés de marins au travail, ou à Jules Adler (1865-1952) qui, davantage encore, se pose pleinement en « peintre social« , Edmond de Palézieux préfère le décoratif à la revendication, sans toutefois tomber dans les vues parfois trop « sucrées » d’un Georges Ricard-Cordingley. Navigateur confirmé, il prend plaisir à mettre sur la toile cette mer à la fois indomptable et fascinante, décrite de manière brute, sans artifices. D’autres artistes contemporains se rapprochent de sa vision : « peindre les drames de la mer« ,  comme Virginie Demont-Breton, Francis Tattegrain ou encore Eugène Chigot. 

Fort de son succès, cet artiste discret et généreux ne se contente pourtant pas des prébendes officielles, à l’instar d’un Léon Bonnat et de nombreux artistes contemporains. Après son passage dans le sud de la France, sa palette s’amende, s’enrichit et s’adoucit vers des tons pastels plus riches et plus modernes. Sans intégrer la famille des Postimpressionnistes, Edmond de Palézieux abandonne quelque peu les carcans académiques et le dessin trop appliqué pour atteindre une vision plus évocatrice. Les petites études et autres pochades de la côte d’Équihen, tout comme les vues panoramiques de Boulogne-sur-mer, donnent une nouvelle ampleur à son art. Voilà probablement le meilleur de son œuvre ! La gamme de blonds dorés, les camaïeux de mauves, plus largement interprétés, apportent faste et éclat à sa production. Plus nerveuse et plus libre, la touche, presque fougueuse, garantit une modernité qui permet de saisir parfaitement les lueurs contrastées et colorées des éléments naturels et des paysages urbains de la Côte d’Opale. Dès lors, cette peinture, démonstrative et chatoyante, réussit encore aujourd’hui à séduire le spectateur, engendrant chez lui une véritable émotion colorée.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Vifs remerciements à M. Edmond de Palézieux, arrière-petit-neveu de l’artiste.

Les modèles de Virginie Demont-Breton, baignades et drames de la mer

Durant toute sa vie de peintre, plages et baignades sont omniprésentes dans les œuvres de Virginie Demont-Breton (1859-1935). D’ailleurs sa carrière prend rapidement une certaine ampleur, grâce au succès précoce de La Plage, médaillée au Salon de Paris en 1883 et acquise par l’État.

A la même époque, Virginie et son mari Adrien Demont (1851-1928) découvrent Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, encore sauvage et pittoresque, située entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez. C’est dans cet endroit encore préservé, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages, qui fournissent les meilleurs éléments naturels pour les tableaux », qu’elle peint de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur l’estran ou dans l’eau. Son registre pictural bénéficie du folklore local des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1890, le couple décide de s’y installer définitivement et y fait construire le Typhonium, une massive maison-atelier de style égyptisant, perchée sur les hauteurs du village, alors occupées par quelques landes desséchées. C’est alors que plusieurs jeunes disciples les rejoignent pour former « l’École de Wissant », parmi lesquels Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines, et Fernand Stiévenart (1862-1922) qui s’y installe plus tard avec sa famille. 

Afin d’alimenter son œuvre, Virginie Demont-Breton choisit des modèles wissantais, souvent récurrents, et apparentés sur plusieurs générations. Dans une lettre d’avril 1912, l’artiste explique sa démarche : « J’ai pris rarement des modèles de profession pour mes tableaux. Depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses étant pauvres. Leurs nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ et que la mère répare les filets ou prépare la soupe. » Tous ces jeunes modèles sont bien heureux de poser et reçoivent quelques prébendes, qui aident au quotidien précaire de leur foyer. De véritables relations privilégiées s’instaurent entre l’artiste et ces familles, qui voient leurs gamins grandir au fil des œuvres. 

En marge de ces modèles de proximité, la famille Demont apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère. Au début des années 1890, Virginie Demont-Breton utilise ses filles ainsi que des familiers, pour réaliser ses compositions et ses pochades. Présenté au Salon de 1892, Au Pays Bleu figure deux enfants, un garçon et une fillette, s’amusant sur l’estran en compagnie d’un chien. L’œuvre est intimiste à double titre. L’artiste fait poser sa fille Adrienne (1888-1935), âgée de quatre ans, dont le visage est ici particulièrement bien travaillé. Elle utilise également la silhouette du chien de la famille, un setter irlandais nommé Musette. Dans Le Colombier d’Isa (Salon de 1896), qui présente une maternité religieuse, l’artiste prend une ferme wissantaise pour décor, et demande à ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne, de poser pour la figure féminine centrale. Cette « collaboration familiale » demeure rare et limitée, contrairement à d’autres artistes qui aiment croquer leur famille, à l’instar de Victor Dupont (1873-1941) et de Louis-Antoine Leclercq (1856-1933). Dans Enfant Jouant sur la Plage, Virginie Demont-Breton dédicace cette pochade à son amie madame Soden, en représentant Pierre Munié, son neveu, dont l’artiste s’est occupé à plusieurs reprises. Réalisée sur le motif en août 1890, dans une ambiance calme et insouciante, cette étude dévoile un gamin habillé élégamment, coiffé d’un béret rouge vif, à la manière d’un fils de pêcheur, profitant de son bateau-jouet, très en vogue à cette époque.

Mais, dans un souci de sincérité et de réalisme artistiques, ce sont donc les modèles choisis au village, des fils et filles de pêcheurs, qui occupent principalement les toiles de Virginie Demont-Breton. Au Salon de Paris, de nombreuses œuvres montrent des enfants s’amusant dans l’eau ou sur l’estran, avec leur mère, seuls ou à plusieurs, parmi lesquelles Premier Frisson, Première Audace (1900), Graine de Mer (1903), Oiseaux de Mer (1907), Les Petits Goélands et Mousse et Terrien (1908), jusqu’aux Gamins de Wissant en 1923, pour n’en citer que quelques-uns. 

Virginie Demont-Breton aime participer à la vie du village et n’hésite pas à descendre parmi la population, notamment chez le cabaretier Duval. C’est alors l’occasion rêvée pour observer des scènes authentiques, du marin rentrant de la pêche, à la femme du matelot s’occupant de ses enfants. Au printemps 1884, elle réalise les Loups de Mer (Salon de 1885, musée de Gand). La scène décrit l’intérieur d’un estaminet wissantais, où se retrouvent trois pêcheurs attablés, buvant et fumant. On y reconnaît les gens du cru : le père Ledet, son fils Louis-Antoine et le petit Jacques Pourre. Malgré la taille imposante de la toile (2m x 2.65m), la scène reste intimiste et fidèle au sujet. Âgé de cinq ans, Jacques Pourre attire déjà l’intérêt du peintre qui se prend d’affection pour lui et qui le fait poser plus tard de manière régulière.

En 1890, elle réalise son portrait habillé en Jeune Mousse, présenté dans une barque, voile tendue. L’enfant porte déjà les vêtements traditionnels du pêcheur : une vareuse un peu raide, un pantalon épais et un pull-over à la maille grossière. Il regarde dans le vide, au loin, d’un air mélancolique, conscient du travail qui l’attend. Le 2 août 1891, Virginie Demont-Breton récidive en exécutant un nouveau portrait, en plan plus rapproché, « une chose grandeur nature ». Elle retravaille le tableau les jours suivants, malgré la pluie qui la gêne, et parvient à un résultat satisfaisant. Présenté conjointement avec Jean Bart au Salon de 1894 (détruit au musée de Dunkerque en 1940), ce très réussi Fils de Pêcheur (musée du Département du Pas-de-Calais) passe plutôt inaperçu à l’époque. Pourtant, il montre Jacques Pourre adolescent, le visage encore juvénile, la chevelure flavescente, poussé en avant par le poids de la manne. La palette chromatique, le ciel tourmenté, le mouvement de l’écharpe et son béret rouge apportent force et détermination à cette œuvre naturaliste. Georges Maroniez produit le même sujet en compagnie de l’artiste.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». Tout juste âgé de quatorze ans, Jacques Pourre périt en mer lors du naufrage de l’Amiral Courbet, survenu au large de Wissant dans la nuit du 19 au 20 novembre 1893. Cette terrible tempête emporte une dizaine de marins, dont plusieurs mousses, le plus jeune âgé de seulement onze ans. Le corps de Jacques Pourre est le seul à ne pas être retrouvé, ce qui rend d’autant plus difficile le deuil. Virginie Demont-Breton est très affectée par cette tragédie : « C’était un brave enfant plein de courage et cette mort nous cause bien de la peine… Pauvre petit Jacques ! Effroyable journée ». 

Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton qui peint Stella Maris en 1894, en souvenir de son modèle. La tempête meurtrière de 1895, qui emporte encore neuf marins du village, incite alors l’artiste à proposer cette toile au Salon de cette année. Dans cette œuvre aux accents dramatiques, le marin et son fils sont attachés à l’épave d’un navire assiégé par les flots tempétueux. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux. L’enfant choisi comme modèle s’appelle Laurent Ledet, un petit wissantais âgé d’onze ans, cousin de Jacques Pourre. La finesse de ses traits et ses cheveux blonds s’inscrivent dans la veine naturaliste de l’artiste. Figurée au fond du tableau, la Vierge des Marins apporte des accents mystiques à l’œuvre. Cette « vierge consolatrice » fait également partie du registre de Francis Tattegrain, artiste et ami des Demont-Breton.

Plus tard, au Salon de 1905, les Tourmentés (musée des Beaux-Arts d’Arras) montrent des corps alignés sur la plage de Wissant, face à la mer, pendant que les mères et les épouses effondrées scrutent les sauveteurs qui se démènent à l’horizon. La tempête a encore frappé et décimé des familles entières. Habillée tout en noir, la tête couverte par un capuchon sinistre, une veuve reste au milieu du groupe, hiératique. Symbolisant la mort, c’est Marie-Catherine Pourre, la mère du petit Jacques, qui incarne cette figure centrale morbide. Dans cette œuvre, qui reçoit un très bon accueil du public, Virginie Demont-Breton saisit parfaitement l’instant insurmontable, l’attente désespérée face à une disparition en mer certaine. Aujourd’hui encore, les calvaires des villes portuaires témoignent encore de ces drames de la mer, qui endeuillent des fratries de marins.

Après cette longue décennie des drames de la mer, Virginie Demont-Breton renoue avec son thème de la plage et des baignades heureuses. Dans le Vieux Bateau peint en 1906, la pêche est encore le thème privilégié, toujours associé à l’enfance insouciante. La réparation du flobart est assurée par deux hommes, tandis que trois jeunes enfants s’amusent à l’écart. Dans Oiseaux de Mer, présenté au Salon de 1907, l’artiste représente une mère et son jeune enfant qui prend son premier bain. Dans un décor naturel wissantais, où l’on découvre le Cap Gris-Nez en arrière-plan, les rouleaux de vagues et d’écumes dialoguent avec le ciel clair envahi de mouettes. Cheveux au vent, la mère se penche, tenant son petit qui trempe ses jambes dans la mer. Intemporelle, la tendresse de la scène séduit immédiatement le spectateur. Les visages, dont l’étude de la femme est conservée au musée de Boulogne-sur-Mer, sont particulièrement expressifs et témoignent du talent du peintre.

D’autres scènes de plage suivent et rencontrent un bon succès au Salon des Artistes français et dans les expositions provinciales, à Boulogne, Lille, … ainsi qu’à l’étranger. Sur ses toiles, les matelotes et leurs progénitures continuent à alimenter ces moments de baignade, quand leurs époux illustrent les marins des scènes de pêche. Mais, après le décès de sa jeune fille Éliane en 1913 morte de la tuberculose, Virginie Demont-Breton subit les affres terribles de la guerre 14-18. Le conflit n’épargne ni sa famille, ni ses amis, ni encore les maisons familiales dans le Nord, saccagées par les Allemands. Dans une lettre de décembre 1918, un triste constat apparaît : « A Douai, les vandales ont détruit complétement la maison de famille d’Adrien […]. Cette maison était toute pleine de souvenirs précieusement conservés, meubles anciens, portraits, collections, études de mon père, 600 dessins de lui faits pour ses tableaux, environ 300 études d’Adrien et de moi, plus rien ne nous reste. Ma maison de naissance à Courrières a eu le même sort, elle appartient à ma cousine. […] Mon cousin, qui est allé dans le Nord avec Poincaré, a pris des photos de nos foyers détruits. » Au sortir du conflit, beaucoup d’amis artistes sont partis, ont quitté la région ou, parfois même, ont disparu, à l’instar de Rémy Duhem, mort au combat en juin 1915, et de sa mère Marie Duhem, peintre de talent, morte de chagrin en juillet 1918. En mars 1921, c’est Louise, la fille aînée des Demont, qui décède brutalement. 

En dépit de toutes ses épreuves, Virginie Demont-Breton présente, juste après la guerre, une œuvre intimiste intitulée Famille Beaugrand, Nouveau-Né. Devant une maison wissantaise, arborant ses fières pannes flamandes pittoresques, dans un écrin de verdure printanier, Marie-Louise Beaugrand, âgée de trente ans, tient son bébé dans les bras. L’artiste parvient à saisir ce moment de bonheur maternel, et excelle dans cette description tendre d’une mère et de son petit, emmailloté dans un linge blanc, luminescent, presque tutélaire. Cette scène, aux accents plus rustiques, s’inscrit dans sa prédilection à croquer la population maritime locale. Petit-cousin de Laurent Ledet et de Jacques Pourre, le jeune Jean-Marie Beaugrand est né à Wissant en novembre 1920. Destiné à la mer comme ses aïeux depuis des générations, les circonstances de la guerre 39-45 bouleversent son destin. Soldat dans les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), il meurt pour la France près de l’hôtel de la Plage à Wissant, emporté par un éclat d’obus tiré depuis la poche allemande du Gris-Nez, le 23 septembre 1944.

Dans les années 1920-1930, Virginie Demont-Breton reprend souvent d’anciennes études pour réaliser des compositions qu’elle présente au Salon. Les œuvres montrent des scènes de baignade et de plage, aux motifs parfois répétitifs et quelque peu stéréotypés. Si son style se modernise légèrement en simplifiant les formes et les traits, sa palette reste la même. Dans Gamins de Wissant, présenté au Salon de la Société des Artistes français en 1923, la peintre figure un jeune enfant à la chevelure flavescente, nageant au milieu des flots. Derrière lui, dans un décor marin animé par les rouleaux mousseux des vagues, d’autres baigneurs s’ébrouent avec bonheur au soleil. Si, comme à son habitude, l’artiste utilise les enfants du village pour modèles, cette œuvre tardive emprunte également des éléments récurrents. Ainsi, l’ambiance marine n’est pas sans rappeler son grand tableau Oiseaux de Mer (1907), où une mère baigne son chérubin au milieu de l’écume crémeuse des vagues. Dans Gamins de Wissant, le sujet principal affiche un profil semblable aux visages enfantins, décrits dans les Petits Goélands (1908). Enfin, le chien, laissant dépasser sa tête, évoque Musette, le setter anglais de la famille, immortalisé trente années plus tôt dans Au Pays Bleu (1892). Dans cette composition tardive, Virginie Demont-Breton réinterprète avec succès ses thèmes favoris, l’enfance et la mer, dans un paysage marin finissant sur le Cap Blanc-Nez. Fidèle à un style naturaliste, l’artiste y retranscrit l’image d’un bonheur simple et intemporel qu’elle a longtemps connu. 

Durant sa vie d’artiste, parsemée d’un succès populaire, d’une renommée internationale et des prébendes de l’État, Virginie Demont-Breton demeure fidèle à son village de Wissant, à sa population et à ses modèles. Très impliquée localement avec son mari et leurs amis artistes, à travers de bonnes œuvres (Société de Secours en mer, créée avec le peintre Fernand Stiévenart), elle favorise la proximité avec ses modèles, notamment les plus jeunes, qu’elle aime sublimer à travers ses tableaux. Les nombreux croquis, pochades, dessins préparatoires et grandes toiles finales témoignent d’un véritable talent à retranscrire l’émotion d’un « peuple de la mer », laborieux et pauvre, mais aussi fier et courageux.

Cette sincérité, sans fioritures, permet à l’artiste de bénéficier d’une reconnaissance de son œuvre, toujours plus forte aujourd’hui.

Auteur : Yann Gobert-Sergent