Les modèles de Virginie Demont-Breton, baignades et drames de la mer

Durant toute sa vie de peintre, plages et baignades sont omniprésentes dans les œuvres de Virginie Demont-Breton (1859-1935). D’ailleurs sa carrière prend rapidement une certaine ampleur, grâce au succès précoce de La Plage, médaillée au Salon de Paris en 1883 et acquise par l’État.

A la même époque, Virginie et son mari Adrien Demont (1851-1928) découvrent Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, encore sauvage et pittoresque, située entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez. C’est dans cet endroit encore préservé, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages, qui fournissent les meilleurs éléments naturels pour les tableaux », qu’elle peint de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur l’estran ou dans l’eau. Son registre pictural bénéficie du folklore local des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1890, le couple décide de s’y installer définitivement et y fait construire le Typhonium, une massive maison-atelier de style égyptisant, perchée sur les hauteurs du village, alors occupées par quelques landes desséchées. C’est alors que plusieurs jeunes disciples les rejoignent pour former « l’École de Wissant », parmi lesquels Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines, et Fernand Stiévenart (1862-1922) qui s’y installe plus tard avec sa famille. 

Afin d’alimenter son œuvre, Virginie Demont-Breton choisit des modèles wissantais, souvent récurrents, et apparentés sur plusieurs générations. Dans une lettre d’avril 1912, l’artiste explique sa démarche : « J’ai pris rarement des modèles de profession pour mes tableaux. Depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses étant pauvres. Leurs nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ et que la mère répare les filets ou prépare la soupe. » Tous ces jeunes modèles sont bien heureux de poser et reçoivent quelques prébendes, qui aident au quotidien précaire de leur foyer. De véritables relations privilégiées s’instaurent entre l’artiste et ces familles, qui voient leurs gamins grandir au fil des œuvres. 

En marge de ces modèles de proximité, la famille Demont apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère. Au début des années 1890, Virginie Demont-Breton utilise ses filles ainsi que des familiers, pour réaliser ses compositions et ses pochades. Présenté au Salon de 1892, Au Pays Bleu figure deux enfants, un garçon et une fillette, s’amusant sur l’estran en compagnie d’un chien. L’œuvre est intimiste à double titre. L’artiste fait poser sa fille Adrienne (1888-1935), âgée de quatre ans, dont le visage est ici particulièrement bien travaillé. Elle utilise également la silhouette du chien de la famille, un setter irlandais nommé Musette. Dans Le Colombier d’Isa (Salon de 1896), qui présente une maternité religieuse, l’artiste prend une ferme wissantaise pour décor, et demande à ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne, de poser pour la figure féminine centrale. Cette « collaboration familiale » demeure rare et limitée, contrairement à d’autres artistes qui aiment croquer leur famille, à l’instar de Victor Dupont (1873-1941) et de Louis-Antoine Leclercq (1856-1933). Dans Enfant Jouant sur la Plage, Virginie Demont-Breton dédicace cette pochade à son amie madame Soden, en représentant Pierre Munié, son neveu, dont l’artiste s’est occupé à plusieurs reprises. Réalisée sur le motif en août 1890, dans une ambiance calme et insouciante, cette étude dévoile un gamin habillé élégamment, coiffé d’un béret rouge vif, à la manière d’un fils de pêcheur, profitant de son bateau-jouet, très en vogue à cette époque.

Mais, dans un souci de sincérité et de réalisme artistiques, ce sont donc les modèles choisis au village, des fils et filles de pêcheurs, qui occupent principalement les toiles de Virginie Demont-Breton. Au Salon de Paris, de nombreuses œuvres montrent des enfants s’amusant dans l’eau ou sur l’estran, avec leur mère, seuls ou à plusieurs, parmi lesquelles Premier Frisson, Première Audace (1900), Graine de Mer (1903), Oiseaux de Mer (1907), Les Petits Goélands et Mousse et Terrien (1908), jusqu’aux Gamins de Wissant en 1923, pour n’en citer que quelques-uns. 

Virginie Demont-Breton aime participer à la vie du village et n’hésite pas à descendre parmi la population, notamment chez le cabaretier Duval. C’est alors l’occasion rêvée pour observer des scènes authentiques, du marin rentrant de la pêche, à la femme du matelot s’occupant de ses enfants. Au printemps 1884, elle réalise les Loups de Mer (Salon de 1885, musée de Gand). La scène décrit l’intérieur d’un estaminet wissantais, où se retrouvent trois pêcheurs attablés, buvant et fumant. On y reconnaît les gens du cru : le père Ledet, son fils Louis-Antoine et le petit Jacques Pourre. Malgré la taille imposante de la toile (2m x 2.65m), la scène reste intimiste et fidèle au sujet. Âgé de cinq ans, Jacques Pourre attire déjà l’intérêt du peintre qui se prend d’affection pour lui et qui le fait poser plus tard de manière régulière.

En 1890, elle réalise son portrait habillé en Jeune Mousse, présenté dans une barque, voile tendue. L’enfant porte déjà les vêtements traditionnels du pêcheur : une vareuse un peu raide, un pantalon épais et un pull-over à la maille grossière. Il regarde dans le vide, au loin, d’un air mélancolique, conscient du travail qui l’attend. Le 2 août 1891, Virginie Demont-Breton récidive en exécutant un nouveau portrait, en plan plus rapproché, « une chose grandeur nature ». Elle retravaille le tableau les jours suivants, malgré la pluie qui la gêne, et parvient à un résultat satisfaisant. Présenté conjointement avec Jean Bart au Salon de 1894 (détruit au musée de Dunkerque en 1940), ce très réussi Fils de Pêcheur (musée du Département du Pas-de-Calais) passe plutôt inaperçu à l’époque. Pourtant, il montre Jacques Pourre adolescent, le visage encore juvénile, la chevelure flavescente, poussé en avant par le poids de la manne. La palette chromatique, le ciel tourmenté, le mouvement de l’écharpe et son béret rouge apportent force et détermination à cette œuvre naturaliste. Georges Maroniez produit le même sujet en compagnie de l’artiste.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». Tout juste âgé de quatorze ans, Jacques Pourre périt en mer lors du naufrage de l’Amiral Courbet, survenu au large de Wissant dans la nuit du 19 au 20 novembre 1893. Cette terrible tempête emporte une dizaine de marins, dont plusieurs mousses, le plus jeune âgé de seulement onze ans. Le corps de Jacques Pourre est le seul à ne pas être retrouvé, ce qui rend d’autant plus difficile le deuil. Virginie Demont-Breton est très affectée par cette tragédie : « C’était un brave enfant plein de courage et cette mort nous cause bien de la peine… Pauvre petit Jacques ! Effroyable journée ». 

Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton qui peint Stella Maris en 1894, en souvenir de son modèle. La tempête meurtrière de 1895, qui emporte encore neuf marins du village, incite alors l’artiste à proposer cette toile au Salon de cette année. Dans cette œuvre aux accents dramatiques, le marin et son fils sont attachés à l’épave d’un navire assiégé par les flots tempétueux. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux. L’enfant choisi comme modèle s’appelle Laurent Ledet, un petit wissantais âgé d’onze ans, cousin de Jacques Pourre. La finesse de ses traits et ses cheveux blonds s’inscrivent dans la veine naturaliste de l’artiste. Figurée au fond du tableau, la Vierge des Marins apporte des accents mystiques à l’œuvre. Cette « vierge consolatrice » fait également partie du registre de Francis Tattegrain, artiste et ami des Demont-Breton.

Plus tard, au Salon de 1905, les Tourmentés (musée des Beaux-Arts d’Arras) montrent des corps alignés sur la plage de Wissant, face à la mer, pendant que les mères et les épouses effondrées scrutent les sauveteurs qui se démènent à l’horizon. La tempête a encore frappé et décimé des familles entières. Habillée tout en noir, la tête couverte par un capuchon sinistre, une veuve reste au milieu du groupe, hiératique. Symbolisant la mort, c’est Marie-Catherine Pourre, la mère du petit Jacques, qui incarne cette figure centrale morbide. Dans cette œuvre, qui reçoit un très bon accueil du public, Virginie Demont-Breton saisit parfaitement l’instant insurmontable, l’attente désespérée face à une disparition en mer certaine. Aujourd’hui encore, les calvaires des villes portuaires témoignent encore de ces drames de la mer, qui endeuillent des fratries de marins.

Après cette longue décennie des drames de la mer, Virginie Demont-Breton renoue avec son thème de la plage et des baignades heureuses. Dans le Vieux Bateau peint en 1906, la pêche est encore le thème privilégié, toujours associé à l’enfance insouciante. La réparation du flobart est assurée par deux hommes, tandis que trois jeunes enfants s’amusent à l’écart. Dans Oiseaux de Mer, présenté au Salon de 1907, l’artiste représente une mère et son jeune enfant qui prend son premier bain. Dans un décor naturel wissantais, où l’on découvre le Cap Gris-Nez en arrière-plan, les rouleaux de vagues et d’écumes dialoguent avec le ciel clair envahi de mouettes. Cheveux au vent, la mère se penche, tenant son petit qui trempe ses jambes dans la mer. Intemporelle, la tendresse de la scène séduit immédiatement le spectateur. Les visages, dont l’étude de la femme est conservée au musée de Boulogne-sur-Mer, sont particulièrement expressifs et témoignent du talent du peintre.

D’autres scènes de plage suivent et rencontrent un bon succès au Salon des Artistes français et dans les expositions provinciales, à Boulogne, Lille, … ainsi qu’à l’étranger. Sur ses toiles, les matelotes et leurs progénitures continuent à alimenter ces moments de baignade, quand leurs époux illustrent les marins des scènes de pêche. Mais, après le décès de sa jeune fille Éliane en 1913 morte de la tuberculose, Virginie Demont-Breton subit les affres terribles de la guerre 14-18. Le conflit n’épargne ni sa famille, ni ses amis, ni encore les maisons familiales dans le Nord, saccagées par les Allemands. Dans une lettre de décembre 1918, un triste constat apparaît : « A Douai, les vandales ont détruit complétement la maison de famille d’Adrien […]. Cette maison était toute pleine de souvenirs précieusement conservés, meubles anciens, portraits, collections, études de mon père, 600 dessins de lui faits pour ses tableaux, environ 300 études d’Adrien et de moi, plus rien ne nous reste. Ma maison de naissance à Courrières a eu le même sort, elle appartient à ma cousine. […] Mon cousin, qui est allé dans le Nord avec Poincaré, a pris des photos de nos foyers détruits. » Au sortir du conflit, beaucoup d’amis artistes sont partis, ont quitté la région ou, parfois même, ont disparu, à l’instar de Rémy Duhem, mort au combat en juin 1915, et de sa mère Marie Duhem, peintre de talent, morte de chagrin en juillet 1918. En mars 1921, c’est Louise, la fille aînée des Demont, qui décède brutalement. 

En dépit de toutes ses épreuves, Virginie Demont-Breton présente, juste après la guerre, une œuvre intimiste intitulée Famille Beaugrand, Nouveau-Né. Devant une maison wissantaise, arborant ses fières pannes flamandes pittoresques, dans un écrin de verdure printanier, Marie-Louise Beaugrand, âgée de trente ans, tient son bébé dans les bras. L’artiste parvient à saisir ce moment de bonheur maternel, et excelle dans cette description tendre d’une mère et de son petit, emmailloté dans un linge blanc, luminescent, presque tutélaire. Cette scène, aux accents plus rustiques, s’inscrit dans sa prédilection à croquer la population maritime locale. Petit-cousin de Laurent Ledet et de Jacques Pourre, le jeune Jean-Marie Beaugrand est né à Wissant en novembre 1920. Destiné à la mer comme ses aïeux depuis des générations, les circonstances de la guerre 39-45 bouleversent son destin. Soldat dans les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), il meurt pour la France près de l’hôtel de la Plage à Wissant, emporté par un éclat d’obus tiré depuis la poche allemande du Gris-Nez, le 23 septembre 1944.

Dans les années 1920-1930, Virginie Demont-Breton reprend souvent d’anciennes études pour réaliser des compositions qu’elle présente au Salon. Les œuvres montrent des scènes de baignade et de plage, aux motifs parfois répétitifs et quelque peu stéréotypés. Si son style se modernise légèrement en simplifiant les formes et les traits, sa palette reste la même. Dans Gamins de Wissant, présenté au Salon de la Société des Artistes français en 1923, la peintre figure un jeune enfant à la chevelure flavescente, nageant au milieu des flots. Derrière lui, dans un décor marin animé par les rouleaux mousseux des vagues, d’autres baigneurs s’ébrouent avec bonheur au soleil. Si, comme à son habitude, l’artiste utilise les enfants du village pour modèles, cette œuvre tardive emprunte également des éléments récurrents. Ainsi, l’ambiance marine n’est pas sans rappeler son grand tableau Oiseaux de Mer (1907), où une mère baigne son chérubin au milieu de l’écume crémeuse des vagues. Dans Gamins de Wissant, le sujet principal affiche un profil semblable aux visages enfantins, décrits dans les Petits Goélands (1908). Enfin, le chien, laissant dépasser sa tête, évoque Musette, le setter anglais de la famille, immortalisé trente années plus tôt dans Au Pays Bleu (1892). Dans cette composition tardive, Virginie Demont-Breton réinterprète avec succès ses thèmes favoris, l’enfance et la mer, dans un paysage marin finissant sur le Cap Blanc-Nez. Fidèle à un style naturaliste, l’artiste y retranscrit l’image d’un bonheur simple et intemporel qu’elle a longtemps connu. 

Durant sa vie d’artiste, parsemée d’un succès populaire, d’une renommée internationale et des prébendes de l’État, Virginie Demont-Breton demeure fidèle à son village de Wissant, à sa population et à ses modèles. Très impliquée localement avec son mari et leurs amis artistes, à travers de bonnes œuvres (Société de Secours en mer, créée avec le peintre Fernand Stiévenart), elle favorise la proximité avec ses modèles, notamment les plus jeunes, qu’elle aime sublimer à travers ses tableaux. Les nombreux croquis, pochades, dessins préparatoires et grandes toiles finales témoignent d’un véritable talent à retranscrire l’émotion d’un « peuple de la mer », laborieux et pauvre, mais aussi fier et courageux.

Cette sincérité, sans fioritures, permet à l’artiste de bénéficier d’une reconnaissance de son œuvre, toujours plus forte aujourd’hui.

Auteur : Yann Gobert-Sergent