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Boulogne-sur-Mer – un siècle de vues portuaires

Boulogne-sur-Mer a inspiré de nombreux artistes, amoureux de ses falaises et de son chenal. On trouve des gravures, parfois colorisées, montrant la côte et les abords de la ville dès le Moyen-Age. Il faut attendre Nicolas Ozanne (1828-1811) et sa Vue de Boulogne prise de la jetée du Pidou, commandée par le roi Louis XV en 1776, pour avoir une première vue complète de la ville portuaire et de ses activités : la pêche, la construction navale et surtout la contrebande avec les Anglais (smogglage), représentée à travers cette barque figurée au premier-plan.

Plus tard, après les guerres de Révolution et l’épopée napoléonienne, le port de Boulogne se relève doucement. Les infrastructures portuaires sont alors vraiment réduites à la portion congrue. Aussi, il est courant de voir les bateaux de pêche s’échouer à l’entrée du havre pour vendre le produit de leurs pêches directement sur l’estran. Richard Parkes Bonington (1802-1828), adepte de la lumière et influencé par Turner, traduit cette belle ambiance dans ce Marché aux Poissons à Boulogne de 1823 (musée du Connecticut).

Dans son Inauguration de la ligne Boulogne-Folkestone, août 1843, la peintre Julie Gobert (1815-1859) livre un large panorama de la ville portuaire sous le Second Empire. Au-delà des qualités picturales maîtrisées qui lui permettent de figurer au Salon de Paris, Julie Gobert montre les équipements portuaires et les principaux bâtiments de la ville. Les deux jetées sont construites et permettent, enfin, aux navires d’atterrir à Boulogne en toute quiétude. A gauche, nanti de ses colonnes alignées telles un temple grec, l’établissement des bains confirme l’engouement croissant des Anglais et de la bourgeoisie pour les bains de mer.

Quinze années plus tard, Edouard Manet (1832-1883) est de passage à Boulogne. Il fréquente souvent la Côte d’Opale l’été, en famille, en passant par Berck et Boulogne, où il peint son fameux Balcon montrant Berthe Morisot et Antoine Guillemet. Dans Le départ du vapeur Folkestone de 1869 (musée de Philadelphie), Edouard Manet décrit son embarquement à Boulogne à bord d’un steamer, un petit paquebot équipé de roues à aubes, pour passer quelques jours outre-Manche. Il représente à gauche, en robe de crinoline blanche, protégée d’une ombrelle, Suzanne sa compagne bien-aimée.

Dans les années 1890, les deux activités maritimes boulonnaises sont bien installées. Les pêches, notamment celle du hareng, occupent une foule de navires à voile, garés le long du quai, surplombé par l’église Saint-Pierre, paroisse des marins. Dans Le port de Boulogne, Augustin Marcotte de Quivrières (1853-1907), fraîchement nommé Peintre officiel de la Marine, livre également l’autre grande animation du port : le trafic transmanche. Arborant fièrement ses deux cheminées blanches, un steamer attend ses passagers massés sur le quai pour traverser la Manche. En cinquante ans, le nombre de touristes anglais venant en villégiature à Boulogne a été multiplié par cinq, avec près de 150.000 visiteurs chaque année pour l’établissement des bains et son casino.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Quand l’art et la littérature racontent la Marine du Portel

« La Houle » par Emile Moselly, L’appel de la mer à Le Portel il y a 100 ans

La mer et ses marins de Boulogne, Equihen ou Le Portel ont souvent inspiré les artistes. Nombre de peintres et sculpteurs ont maintes fois posé leur chevalet ou leur planche de terre glaise sur l’estran, à la recherche de paysages ou de modèles. A Boulogne, Etaples ou Berck, les musées sont riches de ces témoignages maritimes. La littérature n’est pas non plus avare de romans littoraux. Il y en a un qui illustre parfaitement cet esprit « d’appel de la mer », teinté d’un élan romantique et naturaliste, qui décrit la communauté maritime boulonnaise. Trop méconnue, « La Houle », écrite en 1913 par Emile Moselly, a été superbement illustrée par sa femme Germaine après la mort de l’écrivain.

Emile Moselly est né à Paris le 12 août 1870, de parents lorrains. Les circonstances de sa naissance sont insolites, puisqu’il vient au monde à la Bibliothèque Nationale de France où son père travaille comme concierge. De son vrai nom, Emile Chénin, sa passion pour l’Est de la France occupé par l’Empire allemand le pousse à prendre un pseudonyme rappelant la Moselle. Dès 1874, Emile Moselly et sa famille s’installent à Chaudeney-sur-Moselle, petit village proche de Toul, où il passe son enfance et son adolescence. Après de solides études classiques suivies au lycée de Nancy, couronnées par la licence (1891) puis l’agrégation (1895), il devient professeur à Montauban, Orléans, ensuite Paris (lycée Voltaire) et Neuilly-sur-Seine (lycée Pasteur).

Dès 1902, il publie dans les « Cahiers de la Quinzaine » (fondés par Charles Péguy en 1901) sa première œuvre : « L’Aube Fraternelle », puis « Jean des Brebis » (1904) et « Les Retours » (1906). Ces œuvres présentent la vie de « pauvres gens, d’humbles miséreux, dans la Lorraine champêtre et rurale ». Mais surtout, au-delà de la portée littéraire, ces différents textes s’inscrivent dans un contexte nationaliste, qui accompagne les résurgences régionalistes voulues par la 3ème République. Dans l’opinion publique, il faut glorifier les régions françaises et ne pas oublier celles perdues en 1870 (Alsace et Moselle) et « occupées » depuis par le Reich allemand. Au sein d’un courant nationaliste, tous ces auteurs préparent la revanche de 1914. En 1907, Emile Moselly reçoit le Prix Goncourt pour « Jean des Brebis ». Fort de ce succès, il enchaine l’écriture d’œuvres de la même veine : « Terres Lorraines » (1907), « Joson Meunier » (1911) et « Fils de Gueux » (1912) sont de véritables poèmes de la vie rurale. Dans « Rouet d’Ivoire » et « Vie Lorraine » (tous deux publiés en 1907), il nous fait partager les belles années de son enfance au pays toulois.

Durant la première guerre mondiale, il s’installe en Bretagne où il publie notamment « Contes de Guerre pour Jean-Pierre » (1918). C’est son dernier roman publié avant sa mort brutale. A son retour de Lesconil (près de Guilvinec) pour Paris, il succombe d’une crise cardiaque dans le train entre Quimper et Lorient, le 2 octobre 1918. Temporairement déposé à Lorient, sa femme Germaine fait rapatrier son corps à Chaudeney-sur-Moselle où il est exhumé le 9 octobre 1919. En hommage à l’écrivain, la revue « Etudes Touloises » décerne chaque année un prix récompensant une nouvelle ayant pour sujet la Lorraine. Grâce à une donation familiale, les archives, manuscrits et épreuves corrigées d’Emile Moselly sont déposés à la Bibliothèque municipale de Nancy, depuis 2007.

Si Moselly passe pour être un chantre incontesté de la terre lorraine, il ne reste pas insensible au spectacle de la Nature. Tour à tour et avec autant de charme, il décrit la grande cité lyonnaise dans « Les Etudiants » (1918), les frais paysages de l’Orléanais avec « Les grenouilles dans la Mare » (parue en 1920), et enfin les grasses prairies et les blanches falaises du Boulonnais dans « La Houle » (1913).

Ecrite en 1913, juste avant les destructions irrémédiables de la Première guerre mondiale, « La Houle » raconte l’histoire des marins boulonnais et l’appel de la mer, la crainte des épouses qui restent à terre et l’envie des enfants de partir au large. L’action se situe à Le Portel au tout début du 20ème siècle. Maria Lobez, femme d’Antoine, pêcheur du village, voudrait que son fils Gédéon ne suive pas la carrière de son père, trop dangereuse à son goût. Après un éloignement forcé à la campagne, Gédéon embrasse finalement son idéal et rejoint sa destinée maritime. Au-delà de la narration, l’auteur croque un Boulonnais parfois de manière caricaturale, à l’instar des peintres qui ne choisissent qu’une fenêtre picturale et oublient le reste, mais Moselly transmet bien les traditions populaires de notre région. Si Emile Moselly pêchent parfois en écrivant quelques poncifs et en colportant quelques dires apocryphes, il dépeint d’un style léger la vie maritime boulonnaise passée, où le dur labeur des gens de mer rythme la vie de la cité.

Les bois gravés dessinés par sa femme Germaine en 1931 illustrent ce récit pittoresque.

« Dans ce village de pêcheurs, blotti au creux de la falaise, autrefois conquis par les corsaires, on voyait encore quelques belles femmes, qui avaient les pommettes saillantes, les dents en dehors, les cheveux lustrés et noirs. Maria Lobez  avait un torse souple, emprisonné dans un corset lamé de baleines épaisses, rigide comme une cuirasse. Sur son visage se retrouvait ce caractère singulier, propre à certaines familles du Nord, où l’apathie du sang flamand s’éclaire d’un coup de soleil méridional, souvenir d’une ascendance espagnole. A ses oreilles étaient suspendues, selon la mode du pays portelois, les lourdes pendeloques d’or scellées de cabochons d’émail bleu, qui effleuraient à chaque mouvement la peau de ses épaules nues, cette peau mate où le sang courait comme un frisson de soleil. Son fils allait avoir six ans. C’était un beau garçon, alerte, découplé, qui ressemblait à un pêcheur, avec sa blouse de toile brune, taillée dans un effet du mort, et son  béret de laine enfoncé sur ses yeux. Il marchait devant sa mère, sérieux déjà et se redressant, et Maria s’enorgueillissait quand on lui faisait des compliments sur la belle venue de cette jeune pousse. Il s’intéressait déjà aux choses de la mer. Souvent, il s’échappait de la maison et, dégringolant la rue qui conduisait à l’entonnoir, il restait des heures à contempler les bateaux ».

« Son homme, Antoine Lobez, était parti depuis quinze jours pour la pêche du maquereau, sur la côte d’Angleterre, bien au-delà des Shetland. C’était toujours ainsi : elle avait beau se raisonner, la crainte était plus forte. Il n’avait pas dépassé la porte, ses grosses bottes de marin sonnaient encore sur le pavé de la cour, qu’elle se dressait, prête à le rappeler, le cœur tordu d’une angoisse inexprimable. Le bateau Amour-de-Dieu était tout neuf et l’équipage était composé des meilleurs marins de la côte : six grands gaillards, sous les ordres du patron Gournay, un homme à la fois prudent et résolu. Toutes les femmes du pays, les vieilles édentées et les jeunes coquettement mises accouraient vers le petit port et, penchées sur le parapet, elles fouillaient avidement l’horizon, reconnaissant les voiles des bateaux, ces voiles qui n’étaient qu’un point blanc, une aile de mouette dans l’immensité mouvante ».

« Antoine racontait les dangers de la pêche, les sables longeant la côte anglaise, où les meilleurs pilotes n’abordaient qu’en tremblant. Il y avait aussi les escarmouches avec les garde-côtes anglais, quand on avançait hors des limites. Mais, il chassa ces idées et retrouva le sourire malin qu’il avait ébauché en entrant dans la chambre. Il alla chercher l’objet déposé derrière la porte. Son fils Gédéon, joyeux, reconnut une barque de pêche, à demi pontée, que le vieux avait taillée dans un morceau de tilleul. Rien n’y manquait, ni les voiles coupées dans un morceau de toile blanche, ni le gouvernail qu’on pouvait démonter et loger dans un encastrement pratiqué au pied du mât. Le petit Gédéon battit des mains. Et il prit la barque dans ses bras, ravi de l’ampleur du présent, amusé par les détails compliqués du gréement et de la voilure ».

« Pour sauver son fils du métier de marin, dans un sursaut de vaillance, elle abandonna la fabrique de cordages, vécut de travaux de couture et s’enferma dans son logis pour mieux surveiller l’enfant. Elle l’emmena dans les champs, loin de la mer. Ils partaient, ayant mis dans un panier quelques provisions. L’enfant tenait la jupe de sa mère, et jetait un regard vers la plage doucement lumineuse, vers le sable chaud où les autres creusaient des trous. Ils atteignaient les dernières maisons du bourg, sur la route de Boulogne. Un pays plantureux s’étendait là. Les champs de blé s’alignaient à perte de vue, et le soleil incendiait les épis, chauffait les mottes, éveillait dans la terre le crissement sans fin des grillons. Par places, un moulin à vent dessinait sur le ciel sa carcasse grêle, ses ailes immobiles, gagné par la torpeur que l’heure chaude versait sur les champs ».

« Il marcha le long des bassins de retenue, où les barques serraient leurs coques de si près, qu’à peine il entrevoyait un coin d’eau croupissante. Il regarda les bricks, les goélettes, les trois-mâts, venus de tous les pays, et s’amusa à déchiffrer leurs noms : l’Amor-de-Paimpol, Hulda-de-Bergen, Edith-de-Swansea. Des mouettes plongeaient, cherchant des détritus. On déchargeait des blocs de glace d’un steamer, revenant de Norvège. La masse énorme, agrippée par une pince de fer, montait dans l’air embrasé. Ses arêtes verdâtres jetaient des feux irisés dans le soleil, rappelant invinciblement la splendeur des glaciers croulant au bord des fjords. Comme il aurait voulu partir, visiter ces régions inconnues! Un peu plus loin, il rencontrait l’équipage d’un aviso de guerre qui stationnait dans le port. Les marins avaient de grand air avec leur barbe finement taillée en pointe et leurs cous nus dans la vareuse largement échancrée. Antoine reprit le chemin de la maison, plusieurs fois il se retourna en gravissant la côte, pour voir la grêle futaie des mâts, qui se dressait, avec la marée montante ».

« Antoine et Marie-Rose maintenant se retrouvaient tous les soirs. Ils s’étaient fait l’aveu de leur amour. Il était convenu entre eux qu’ils se confieraient à leurs familles dès que l’occasion se présenterait. Ils étaient encore bien jeunes pour se marier, mais ils attendraient et rien ne troublerait la douceur de ces premiers moments. Aucune parole définitive n’avait été prononcée. Mais Antoine savait nettement que le patron Benoît donnerait son contentement à ce mariage si le mécanicien acceptait de s’enrôler dans l’équipage. Il avait deviné cette résolution à des gestes, à des mots échappés, à des réticences soudaines, à des silences mille fois plus significatifs que toutes les déclarations. Quelquefois, ayant ôté sa courte pipe de sa bouche, il proclamait d’un ton qui n’admettait pas de réplique : chacun à sa place, les matelots avec les matelots, les terriens avec les terriens. Il fallait prendre une décision… ».

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Henri et Marie Duhem – amitiés d’artistes entre Wissant et Etaples

Les rencontres entre les artistes demeurent des terreaux fertiles qui nourrissent leur inspiration, au-delà des amitiés et des relations plus intimes qui peuvent se nouer. Au 19ème siècle, les différents groupes d’artistes ou « Ecoles » en sont les témoins flagrants. Dans le Nord de la France, l’atelier de Constant Dutilleux (1807-1865) est le premier à favoriser l’amitié entre ses élèves et donne naissance à une grande lignée d’artistes, appelée « l’Ecole d’Arras ». Alfred Robaut (1830-1909), dessinateur et spécialiste de l’œuvre de Corot, ainsi que le peintre Charles Desavary (1837-1885), deviennent ses deux beaux-fils, quand Célestin Lepollart (1819-1882), premier maître d’Adrien Demont (1851-1928), est un cousin éloigné des familles Robaut et Dutilleux. 

Adrien Demont, jeune artiste prometteur, reçoit les conseils avisés de Célestin Lepollart qui s’installe à Douai après le décès de Constant Dutilleux. Continuant son parcours initiatique, il rend visite à Courrières en 1873 à Jules Breton (1827-1906), peintre naturaliste d’une grande renommée. A ses côtés, Adrien Demont y acquiert une solide formation de peintre paysagiste. Durant cette période, ses visites répétées lui permettent d’y rencontrer Virginie Breton (1859-1935), la fille unique de son maître. Très vite, une connivence s’installe entre eux. Les deux amoureux s’unissent le 7 février 1880 et s’installent à Montgeron dans l’Essonne. Plus tard, la carrière de Virginie Demont-Breton prend une ampleur certaine, notamment grâce au succès précoce de La Plage, médaillée au Salon de 1883 et acquise par l’Etat. A la même époque, le couple découvre Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, encore sauvage et pittoresque, située entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez. Ils viennent y peindre l’été et résident à l’hôtel Duval. Leur registre pictural bénéficie du folklore des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1891, le couple s’y installe et y fait construire le Typhonium, une massive maison-atelier de style égyptisant, perchée sur les hauteurs du village, alors occupées par les landes desséchées. C’est alors que plusieurs jeunes disciples les rejoignent, attirés par cet endroit propice de la Côte d’Opale.

Le couple Demont-Breton se montre très chaleureux avec les artistes de passage, ceux qui bénéficient déjà d’une carrière ou simplement d’autres en recherche de conseils. Originaires d’Arras ou de Douai, certains sont « amis de collège, et ils se connaissent intimement. » Durant une saison ou pour plusieurs mois, ils rejoignent « l’Ecole de Wissant », notamment les trois complices : Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marine, Fernand Stiévenart (1862-1922), qui s’installe plus tard avec sa famille à Wissant, et Henri Duhem (1860-1941), avocat à Douai. Ainsi, « en cette année 1889, Henri Duhem de Douai (dont le père était l’ami intime de papa Demont), et qui faisait de l’aquarelle avec succès, vint à Wissant et c’est avec nos conseils qu’il commença à aborder la peinture à l’huile. Comme Fernand Stiévenart, il était logé à l’hôtel Duval. »

Pourtant, c’est à Montgeron que Marie Duhem (1871-1918) fait la connaissance des Demont-Breton. Virginie Demont-Breton est séduite par cette adolescente âgée de quinze ans : « La brune et jolie Marie Sergeant de Calais, encore fillette, venait avec sa mère et ouvrait timidement ses cartons pour nous montrer ses études dont le sentiment profond dénotait déjà les qualités qu’elle devait développer plus tard. Toute modeste, elle rougissait de joyeuse surprise quand nous lui disions que c’était très bien. »

Trois ans plus tard, en août 1889, Marie Duhem est invitée à se joindre à cette petite société d’artistes wissantaise, arrivée relatée par Adrien : « Nous étions tous en train de peindre sur la route de Marquise quand passa le petit omnibus de Duval qui l’amenait accompagnée de Mme Sergeant, sa mère. Nous leur fîmes un salut amical de la main et ce rapide instant suffit à Henri Duhem pour être frappé de la beauté et du charme de mademoiselle Marie. Les jours qui suivirent, elle vint mettre son petit chevalet près des nôtres tantôt dans la campagne, tantôt dans le sable … ». Un autre jour, « ayant gravi la falaise, on se dirigeait vers le petit hameau de Framzelle pour prendre au rustique restaurant Vasseur, une collation arrosée de bonne bière blonde du pays. Dans un accès de gaîté, Duhem jeta à terre une assiette au grand émoi de la maîtresse du logis : c’était pour en distribuer les morceaux à nous tous en souvenir d’une journée qu’il voulait marquer d’une pierre blanche, car il s’était aperçu que la sympathie qu’il avait pour mademoiselle Marie était réciproque. […] Un an après ils étaient mariés. »

Très impliquée dans la reconnaissance des femmes artistes, Virginie Demont-Breton, à la manière d’une sœur aînée, encourage Marie Duhem dans sa création. Le 23 août 1889, comme pour fêter son intégration réussie à cette joyeuse troupe d’artistes, elle réalise un joli portrait de Marie peignant sur le motif, posant dans une barque installée sur l’estran. Durant l’été, ces nombreuses séances collectives en plein air rapprochent Marie et Henri Duhem. Le 30 décembre 1889, Henri adresse à Marie ses meilleurs vœux, inscrits sur une carte de visite accompagnée d’un morceau de porcelaine, en « souvenir de leur bonne connaissance. » Marie et Henri convolent en noces le 10 septembre 1890 à Coulogne, puis s’établissent à Douai. Virginie Demont-Breton leur offre alors une petite œuvre figurant un jeune enfant monté dans un chariot. Réalisée le 6 août 1889, elle symbolise la sincère amitié qui lie leurs deux couples et célèbre ce nouveau foyer. Un an plus tard, le 1er octobre 1891, Marie donne naissance à leur fils unique, Rémy.

Au cours des années 1890, Henri Duhem abandonne sa charge d’avocat à la Cour d’Appel de Douai. Le couple expose ensemble avec succès dans la région du Nord, dans les Salons parisiens, et parfois à l’étranger. Ils acquièrent une jolie longère à Camiers, charmant bourg campagnard, qui inspire leur production durant leurs séjours estivaux. Marie Duhem représente maintes fois cette frêle masure au jardinet fleuri de renoncules et de dahlias coruscants. Blanchie au lait de chaux de manière éclatante, la façade donne son nom à l’œuvre, tandis que le soubassement noirci au goudron, la toiture tapissée de pannes flamandes orangées et la lucarne meunière demeurent caractéristiques de la région. Comme un appel nostalgique, Marie fixe, pour la postérité, ce havre de paix et de bonheur familial, cet écrin champêtre pour son foyer naissant. Dans ce cadre idyllique, d’autres œuvres suivent, des paysages et des scènes bucoliques parfois animées de jeunes femmes ou d’enfants. Cet amour parfait s’harmonise alors aux couleurs chatoyantes de leur palette et à leur succès reconnu, comme l’évoque plus tard Henri dans ses mémoires. Tout en gardant des liens très forts avec les artistes wissantais, les Duhem fréquentent également des grands maîtres parisiens, ainsi que d’autres peintres de leur génération, établis notamment à Etaples.

En effet, depuis les années 1880, le village d’Etaples et ses alentours voient débarquer bon nombre d’artistes, français et étrangers, en quête d’inspiration. La préservation des coutumes et du folklore local et une population maritime pittoresque ravissent les peintres arrivés de Paris par le chemin de fer. L’hôtel Ioos sur la place du marché d’Etaples et l’hôtel du Lac à Camiers deviennent des lieux de rencontres fructueuses où beaucoup s’établissent. Dans ce bain culturel, les Français croisent des Anglais, des Américains, des Australiens et d’autres nationalités encore. Cette colonie d’artistes très vivace, emmenée par Eugène Chigot (1860-1923), d’un tempérament gai et jovial, accueille Francis Tattegrain (1852-1915), déjà habitué à brosser les falaises du Cap Gris-Nez, et Henri Le Sidaner (1862-1939), fameux peintre intimiste arrivé en 1884. « L’Ecole d’Etaples » atteint son apogée dès 1900 et jusqu’à la Première guerre mondiale. En 1892, la « Société des Amis des Arts », dont Eugène Chigot est le président, Henri Le Sidaner le vice-président, et Henri Duhem un membre actif, organise la première exposition des peintres d’Etaples. Ils sont une quarantaine à accrocher aux cimaises leurs œuvres, dont Adrien Demont, Georges Maroniez et le norvégien Frits Thaulow (1847-1906). Dans les années 1910, c’est un véritable triomphe pour ces expositions. Ainsi, en 1914, la « Société Artistique de Picardie » rassemble 89 artistes qui proposent 223 œuvres au public.

La proximité géographique de Camiers et d’Etaples permet aux Duhem de fréquenter facilement ce groupe très créatif. Leurs correspondances, très riches, témoignent de leurs liens indéfectibles qui traversent ces années de réussite. Compagnon de route et confident, Henri Duhem est aussi le premier mécène d’Henri Le Sidaner. Il échange ou achète nombre d’œuvres réalisées par ses amis et se constitue ainsi une vaste collection d’art. Certains viennent même poser leur chevalet chez le couple, à l’instar d’Eugène Chigot et d’Henri Le Sidaner. Si Henri Duhem reste un solide paysagiste et évolue peu dans sa pratique, Marie, au contraire, se montre ouverte aux représentations plus modernes des sujets. Sa sensibilité et sa complicité avec Henri Le Sidaner sont palpables dans certaines œuvres, notamment dans les paysages toujours empreints de luminosité et d’élégance. Dans le portrait d’Henri Le Sidaner, réalisé au début des années 1890 par Marie, la touche picturale est très similaire au portrait de jeune garçon représentant Rémy Duhem, croqué par Henri Le Sidaner trois après. Cette amitié se prolonge aussi dans la peine. En 1916, Henri Le Sidaner rend hommage à leur fils Rémy tué au combat, en réalisant La Tombe du Soldat. Au-delà de la pratique artistique, les peintres perpétuent la grande tradition de servir de modèle pour leurs confrères, et de s’échanger leurs œuvres en gage de respect et d’amitié sincères.

A l’instar de la Ruche, vaste demeure parisienne comptant une soixantaine d’ateliers pour artistes débutants ou en peine financière, les différentes « Ecoles » présentes sur la Côte d’Opale fonctionnent sur le même modèle. De génération en génération, les artistes s’y rencontrent, évoluent, s’influencent puis trouvent leur propre voie. Si Henri et Marie Duhem s’inscrivent dans ce schéma habituel, ils réalisent surtout la liaison entre le « Groupe de Wissant » et « l’Ecole d’Etaples », grâce à leur sensibilité et à leurs amitiés nombreuses.

Le début de la guerre 14-18 marque la fin précipitée de ces communautés insouciantes, avec la dispersion des artistes, regagnant leur patrie, engagés au front ou simplement réfugiés. La mort au combat de Rémy Duhem survenue le 9 mars 1915, puis la disparition brutale de Marie Duhem le 9 juillet 1918, plongent Henri Duhem dans une tristesse incommensurable : « Sans rien toucher de ce qui fut à l’aimée, je m’agenouillai à la place où je baisai ses yeux avant que la recouvrît le suaire, m’assurai que j’avais bien enfoncé dans ma poche son chignon coupé… ». Seul rescapé, Henri Duhem se retrouve dans une grande précarité à Saint-Amand. En octobre 1918, ses amis, Fernand Stiévenart et Juliette de Reul, ne l’oublient pas et l’invitent à venir se réfugier chez eux à Bruxelles. Aussi fécondes soient-elles, de ces amitiés d’artistes, seuls subsistent aujourd’hui quelques pochades et tableaux, témoins et souvenirs posthumes de ces temps heureux.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Jeux et détente – les joies de la mer

La pratique des bains en bord de mer est assez ancienne. Débutée en Angleterre à des buts curatifs, elle apparaît en France en 1785 avec Michel Cléry de Bécourt qui fonde à Boulogne-sur-Mer le premier établissement des Bains. Grâce au développement du chemin de fer et à l’inauguration de la ligne Boulogne-Folkestone en 1843, la mode des bains se développe et la population bourgeoise commence à investir la plage. A cette époque, la peintre Julie Gobert retranscrit ces premiers baigneurs sur la plage boulonnaise à travers plusieurs œuvres, montrant les cabines hippomobiles. Sur la Côte d’Opale, des stations balnéaires voient le jour comme Le Touquet-Paris-Plage, quand d’autres villages de pêcheurs doivent « cohabiter » avec cette nouvelle population estivante, à Etaples, Audresselles et Wissant. A Berck, la fondation de l’hôpital maritime en 1861 permet de profiter de cette « mer curative ». Pourtant, il ne s’agit pas encore de se baigner de manière frénétique. La pratique du bain est réduite, et le coup de soleil prohibé. Accoutré d’un costume de plage, le touriste préfère occuper l’estran à diverses activités de loisirs avec ses enfants, du château de sable à la promenade à dos d’âne. Dès lors, toute une iconographie apparaît autour de cette pratique nouvelle. Les affiches colorées et les cartes postales attirent le public, et des artistes y croquent leur famille au milieu des vacanciers. Les fils et filles de pêcheurs rencontrent alors, sur la plage ensoleillée, cette population privilégiée.

Célèbre pour ses scènes normandes et ses ciels omniprésents, Eugène Boudin (1824-1898) fréquente la Côte d’Opale dès 1873 à Berck. Jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste laisse de nombreuses scènes de plage. Il vient à Boulogne et à Le Portel dès 1882, puis régulièrement à Etaples et Berck de 1886 à 1892. Il produit également de larges scènes portuaires, où il décrit les navires qui passent dans des couleurs et des lumières très dynamiques. En 1866, il laisse cette jolie scène de plage prise à Berck. Durant cet été, apparaissent les coques sombres et goudronnées des navires de pêche échoués sur l’estran au milieu des cabines de plage et des chalets bourgeois qui bordent la plage.

Cette mode des bains transparaît dans les œuvres de Virginie Demont-Breton. C’est à Wissant dès les années 1880, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages », qu’elle peint durant sa carrière de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur la plage ou dans l’eau. Ces moments de bonheur fugaces tranchent avec le dur labeur des pêcheurs et les dangers de la mer. Forte de son grand succès avec La Plage en 1881, l’artiste utilise le décor naturel wissantais et prend ses « modèles d’enfants qui sont d’ici, de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds ». Si les petits marins sont déjà habitués à se mouiller, ils ne savent pas pour autant nager. Les études prises sur le vif sont des témoignages de cette plage devenue un nouvel espace pour l’enfance. Dans les Petits Goëlands (1908), trois futurs marins sont installés au milieu d’un mont de sable. En 1923, Gamins de Wissant montre un fils de pêcheur s’amusant avec son chien au milieu des flots. Mais c’est un enfant favorisé, un ami de la famille, que l’artiste représente avec son Enfant Jouant sur la Plage en 1890. En 1919, une baignade s’improvise joyeusement avec deux enfants dans Matin Bleu. En dépit de ces scènes insolites, la plage devient l’objet d’un tourisme estival.

Vers 1900, les affiches figurant les stations balnéaires fleurissent en ville. Imposantes et bariolées de tons brillants et intenses, elles sont installées sur les kiosques et les panneaux publicitaires. Très graphiques, aux accents structurés, elles attirent l’œil et vantent l’accès rapide par le train, et la qualité de la plage et de l’hébergement. Elles racontent que la station de Le Touquet, « l’Arcachon du Nord », bénéficie de 800 hectares de forêts de pins, et qu’elle se trouve à trois heures de Paris et à quatre heures de Londres. En 1905, la digue-promenade y est aménagée. A Berck, la longue plage de sable fin est accessible pour les Parisiens à trois heures de train. Les joies maritimes de la Belle Epoque trouvent ici leur meilleure expression, stylisées par des artistes souvent anonymes ou peu connus. En même temps, ces affiches sont souvent reprises sous forme de gravures dans les magazines d’actualité et dans les guides touristiques. Autre support publicitaire, les cartes postales participent aussi à la communication sur ce tourisme naissant. Certaines sont « scénarisées » et font poser les enfants, jouant sur le sable, ou barbottant dans la mer.

Enthousiastes, les familles urbaines favorisées débarquent sur la Côte d’Opale à la recherche d’un temps de repos, de loisirs et de découvertes pittoresques. Au milieu des bateaux, les cabines de plage s’installent pour s’abriter du vent. Ernest Péron livre en 1907 une belle vue de La Plage de Boulogne assiégée par les tentes en toile et les chaises pliantes. Au premier plan, heureux, des enfants montent un château de sable. Un peu plus tard, c’est en famille que Victor Dupont (1873-1941) décrit cette journée du 14 juillet 1912, passée sur La Plage de Boulogne, traitée dans des tons très doux et apaisés, presque « silencieux ». Fernande, la femme de l’artiste, se repose à l’ombre, tout en observant ses enfants. Au contraire, Louis Carrier-Belleuse (1848-1913) étonne par sa description presque « excessive » des activités pratiquées sur La Plage de Berck vers 1900. Les dames en crinoline, larges chapeaux vissés sur la tête, surveillent les enfants qui creusent le sable, quand d’autres se promènent sur la grève. Les cabines et les toiles de tente, dessinées aux couleurs crues, s’accoquinent avec les coques rondes et brunes des barques de pêche. Au lointain, l’hôpital maritime de Berck témoigne de la vocation première de la station balnéaire.

La démocratisation et la « portabilité de la photographie » sont établis à la fin du 19ème siècle. D’ailleurs, Georges Maroniez, passionné de photographie, invente en 1891 le « Sphinx », un appareil instantané à main. Il peut ainsi capter les vues de bord de mer, utilisées parfois pour peindre en atelier. Toutes les photographies ainsi prises livrent des témoignages intimistes de ces familles, de ces tranches vie enchantées passées à la plage. Les albums photos deviennent alors de véritables trésors du temps passé. Les nombreuses activités estivales y apparaissent et les gamins rivalisent de leur talent pour réaliser des pâtés de sable. L’estran est largement occupé par les jeux car le bain en lui-même est encore peu pratiqué. La nudité des enfants, surtout des marins, est souvent visible dans les œuvres de Virginie Demont-Breton et de Georges Maroniez. Au contraire, les enfants de la ville portent des tenues qui unifient les genres, notamment avec la barbotteuse de plage qui permet d’avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Leurs parents s’avèrent bien plus pudiques encore, et s’accoutrent de costumes de bain rayés, bien couvrants, qui protègent du soleil et la pudeur. Tous ces accessoires de mode et de jeu sont vendus dans des boutiques qui pullulent dans chaque ville de la côte. Un singulier vestiaire de plage transparaît ainsi à travers les photographies de l’époque. Et, la cabine hippomobile, nantie de ses larges roues, représentée par Louis Carrier-Belleuse à Berck, permet d’avancer dans la mer à l’abri du regard de tous.

Au-delà du château de sable, qui demande au vacancier de s’équiper en seaux, pelles, râteaux et autres moules en tôle, le rivage devient une vaste aire de jeux. En famille, certains s’amusent à la pêche à la crevette et au crabe, en déambulant dans une laisse d’eau. D’autres montent à dos d’âne dans des éclats de rire nourris. Habituellement utilisé pour tirer la charrette de poisson, le pauvre bourricot reçoit les terribles assauts des garnements intrépides qui veulent faire un tour. Parfois même, c’est une petite cariole tirée par une chèvre qui épate le public. Tout est bon pour utiliser cet espace ludique au grand air ! A Berck, les estivants exaspèrent Marthe Chigot, l’épouse du peintre. Dans une lettre adressée à sa mère en juillet 1893, elle déplore : « La plage devient insipide avec tous ses baigneurs, les cabines, les baudets, les petits pâtissiers et mon cher mari ne peut plus peindre au milieu de cette agitation et de cette mondanité ».

Autre jeu, la maquette de bateau remporte un énorme succès. Prisé depuis longtemps par les enfants de marins, qui le fabriquent eux-mêmes, le bateau-jouet s’avère également convoité par les jeunes touristes. Fabriqués en grande série, les modèles manufacturés apparaissent dans les catalogues des magasins et représentent la réduction fidèle d’un navire existant. A Etaples, Achille Caron-Caloin (1888-1947), d’abord acteur patoisant, reprend l’atelier photographique de son père et laisse de superbes clichés de la vie étaploise. Dans Les enfants se distrayant à marée haute sur la grève, boulevard de l’Impératrice Eugénie, l’artiste pose son regard sur un moment de détente, où des gamins lancent leur petit voilier au fil de l’eau. Derrière, un marin surveille la scène. Dans un cliché d’Edouard Lévêque (1857-1936), les parents accompagnent leurs deux garçons se distrayant avec leur bateau-jouet, sur la plage de Le Touquet. Sur une laisse de mer, les vacanciers profitent d’un bain d’eau salée jusqu’au mollet, habillés en costumes de mer et protégés d’un chapeau de paille. Cet épisode de bonheur partagé est repris par Virginie Demont-Breton (1859-1935) dans Les Petits Bateaux, Effet Bleu près du Cap Blanc-Nez à Wissant. Dans un camaïeu de bleus, comme l’artiste sait si bien le brosser, elle présente au premier plan, posés sur le sable blanc, deux enfants à la tête blonde, occupés à faire glisser leur maquette sur les vagues. Prise sur le vif, cette étude revêt les habits simples de la tendresse des instants éphémères.

Entre ciel et mer, l’espace balnéaire se construit et s’impose à la fin du 19ème siècle. Si les enfants des gens de mer pratiquent les jeux sur l’estran et la baignade ponctuelle depuis longtemps, la mode des loisirs de plage crée de nouvelles pratiques et une iconographie dédiée. La massification touristique est encore à ses balbutiements, mais elle concurrence déjà les pratiques de pêche ancestrales. Si les congrès médicaux de 1894-1895 confirment les bienfaits de la mer, c’est surtout un prétexte médical destiné à éveiller les communes littorales à de nouvelles ressources financières. L’industrie hôtelière et les casinos se développent et, à la veille de la Première guerre mondiale, la bourgeoisie apprécie toujours davantage les vacances en bord de mer. Nombreux à travailler sur la grève, les petits marins y rencontrent naturellement des petits citadins plus fortunés. Des liens amicaux se créent, et la photographie immortalise cette empreinte de cordialité enfantine et ludique, sous le soleil de la Côte d’Opale.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Les enfants de la mer au travail

A la fin du 19ème siècle, la vie de l’enfant est bien différente de celle d’aujourd’hui. A la campagne ou en ville, il se retrouve souvent au travail durant de longues journées. Différentes lois essaient de le protéger, mais celui-ci demeure une main d’œuvre docile et économique, notamment dans la communauté maritime. Ainsi, les jeunes garçons de huit ans se retrouvent souvent embarqués en mer comme mousse, avec les risques inhérents à l’activité, du naufrage à la noyade, trop fréquents. Ils apprennent aussi d’autres métiers à terre comme la réparation des filets, appelée ramendage, ou encore le « tainage » qui vise à goudronner les coques des barques pour les rendre imperméables. La transmission du geste par le père permet d’apprendre le métier. Les fillettes ne sont pas en reste. Beaucoup d’entre elles arpentent l’estran et les rues des villes côtières, à vendre le poisson fraîchement pêché, transporté dans les paniers appelés mannes. Les vérotières passent leur journée à chercher des vers de plage pour agrémenter les hameçons, indispensables à la pêche. D’autres, plus misérables, ramassent les épaves et tout ce qui peut se revendre.

Ces activités de rivage alimentent la bonne marche de l’économie halieutique locale, de la pêche à la vente de la marée. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la Côte d’Opale. Certains artistes produisent de jolis portraits d’enfants à la tâche, mais sombrent parfois dans un certain misérabilisme. Au contraire, d’autres plus subtiles dénoncent cette terrible condition humaine infligée aux plus jeunes.

Pendant longtemps, l’enfant ne retient pas l’intérêt des artistes. Eugène Lepoittevin (1806-1870), Alexandre Colin (1798-1873) et Pierre-Marie Beyle (1838-1902) sont les premiers grands peintres à s’intéresser au sujet. Très actifs en Normandie et en Bretagne, ils accrochent, aux cimaises des Salons à Paris, des enfants à la peine présentés sur une grève, et permettent ainsi de diffuser ce genre de peinture. D’ailleurs, la presse du moment reprend sous forme de gravures ces représentations emblématiques. Sur la côte boulonnaise, Auguste Delacroix (1809-1868) et Philippe-Auguste Jeanron (1808-1877) suivent ces maîtres parisiens. Ils ouvrent la voie en décrivant des plages peuplées de familles entières, parées de leurs habits traditionnels. Parfois teintées de maladresses ou encore de sentimentalisme à outrance, ces œuvres permettent néanmoins d’appréhender la vie de ces enfants à cette époque.

En dépit de l’arsenal législatif qui est censé protéger les plus jeunes (loi de 1881 pour l’école obligatoire, loi de 1894 pour limiter la durée du travail), les enfants participent à pérenniser le foyer, grâce à l’appoint que représente leur travail quotidien, et sont pleinement intégrés à la filière professionnelle de la pêche. Ainsi, il n’est pas rare de voir de jeunes garçons et de frêles fillettes parcourir la ville, les quais et l’estran, équipés comme de petits adultes, afin de ramener quelque argent à la famille, souvent nombreuse. Principale ressource pour les familles du littoral, la pêche mobilise toute la communauté. L’embarquement des garçons à bord des navires, pratique courante dès le Moyen-Age et durant tout l’Ancien Régime, se révèle au 19ème siècle sur les photographies, les cartes postales et les regards picturaux des artistes. Sur les côtes du Nord, les mousses accompagnent père, frère et autres membres de la fratrie pour les campagnes au poisson frais, au hareng et au maquereau. Les petits bateaux d’échouage, typiques de la Côte d’Opale, accueillent toujours leur mousse. Âgé de huit à douze ans, celui-ci est inscrit sur le rôle d’équipage et reçoit la plus petite part de salaire.

Artiste très sensible à la condition humaine, Jules Adler (1865-1952) livre de nombreuses scènes et des portraits intimistes du peuple de la mer, de Boulogne à Berck, en passant par Etaples. Ce « le peintre des humbles » esquisse sur le motif. Entre 1910 et 1913, il passe ses étés sur la Côte d’Opale et saisit l’occasion pour montrer la dureté de la vie de pêcheur. En 1914, dans Retour de Pêche à Boulogne-sur-Mer, la famille tout entière rentre à la maison. Cette toile rend compte de la place de l’enfant au port. Alors que les adultes ont le dos cambré, les jambes lourdes et les yeux tombant, les enfants ne portent pas. Même s’ils travaillent, et le plus tôt possible, le législateur et l’équipage veillent à limiter la contrainte sur les plus jeunes en leur confiant les tâches les moins pénibles. Il n’est donc pas surprenant que Jules Adler ait pu observer des mousses au repos. A l’arrière-plan, un enfant aux pieds nus regarde vers le port, le menton posé sur ses bras, l’air rêveur. Le métier de marin est associé à l’aventure. Les plus jeunes ont un véritable désir de naviguer.

Dans Retour de Pêche à Boulogne, daté de 1894, Eugène Vail réinterprète une ancienne œuvre présentée au Salon de Paris en 1888 et intitulée Mon Homme ! L’artiste est habitué à proposer des scènes de pêche et des portraits de marins, depuis sa médaille d’or obtenue avec Paré à Virer à l’Exposition Universelle de 1889. Installé à Etaples vers 1883, le peintre rencontre pourtant des difficultés à vendre sa production, malgré un talent reconnu. Réalisée en automne, durant la saison du hareng, cette œuvre reçoit des tons froids, des camaïeux de gris et de marron. Seules l’écume de la vague tempétueuse et la « calipette » de la matelote éclairent la toile. Debout sur la jetée, la mère et sa jeune fille regardent le ballet incessant des navires de pêche, le visage marqué par une anxiété palpable. Au premier plan, presque centrée, la fillette emmitouflée dans un châle accompagne sa mère. Toute menue, elle paraît bien fragile dans cette atmosphère venteuse et glaciale, et semble faire face aux éléments naturels en se réfugiant contre des jambes maternelles plus solides. D’une image pittoresque, Eugène Vail parvient, sans fioritures, à attendrir le spectateur, ému par la précarité de cette frêle silhouette enfantine.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. A Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». En marge de ses toiles figurant des gamins à la plage, l’artiste produit en 1890 le fier portrait de Jacques Pourre, dans Jeune Mousse, posant contre une voile de navire durant sa journée de travail. Jacques décède dans la nuit du 19/20 novembre 1893, dans un terrible naufrage au large de Wissant. Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton et l’incite à présenter au Salon de 1895 Stella Maris, qui représente les derniers instants du mousse et de son patron, assistés par la Vierge des marins. Détail essentiel s’il en est, puisqu’il focalise désormais sur l’enfant dont le souvenir n’a jamais quitté Virginie. Dans la tempête, les marins s’attachaient à leur bateau car cela représentait la meilleure chance de survie. Le cordage qui entoure le torse suffit à évoquer dans quel drame on se trouve pris. Mais l’atmosphère a changé, la Vierge et ses consolations ne sont plus là et le mât héroïquement dressé au milieu des vagues a laissé la place aux clins bien reconnaissables d’un flobart wissantais. Le scandale de l’enfant « victime » se lit sur ce visage délicat que les couleurs de la vie abandonnent. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux.

Si les drames de la mer sont légion, la plupart des enfants de marins n’embarquent pas. Ils se contentent d’être les petites mains pour aider leurs parents, et réaliser des tâches secondaires ou ingrates. L’école attendra ! Ainsi, une kyrielle de petits métiers occupe cette masse laborieuse et soumise. Sur la grève, femmes et enfants sont souvent mobilisés pour « bouter » le navire quand c’est nécessaire, c’est-à-dire le mettre à flot ou le sortir de l’eau (renflouage). Hector Caffieri (1847-1932) aime croquer ces scènes pittoresques de halage, qui convoquent beaucoup de monde sur l’estran. Sur la plage de Berck, marins, matelotes et enfants participent au Retour de Pêche, si bien décrit par Charles Roussel (1861-1936). Placés au centre de la composition, de jeunes enfants débarquent avec leurs mère les lourdes mannes de poissons, rapportées par les bateaux.

Les photographes de l’époque apprécient également les enfants en situation de travail sur les quais ou l’estran. Dans une photographie, prise durant l’été 1910, toute la famille Bourgain est réunie sur une butte devant sa maison, rue du Battez à Equihen. Une atmosphère heureuse, presque insouciante, semble planer sur cette scène posée devant l’objectif. Philomène, la mère, allaite son bébé, une manne à ses pieds, le temps d’une petite pause. Jean-Baptiste, le père, patron de pêche, apprend à son fils le ramendage ou « ravaudage », c’est-à-dire la réparation du filet de pêche, maîtrise indispensable pour tout marin. Il a étendu le filet entre deux poteaux et recoud ses mailles à l’aide d’une aiguille en bois ou d’une « navette ». Les deux hommes portent une vareuse à manches courtes, dépourvue de boutons, pour éviter les pièges des filets, ainsi qu’un « balidar », le typique bonnet aux côtés rabattables sur les oreilles. Le jeune garçon est concentré sur la précision de ce geste paternel, il semble prêt pour la relève. Mais, les terribles contingences de la mer en décident autrement. Peu de temps après, Jean-Baptiste et son fils, mousse à bord du Saint-Jean, périssent avec tout l’équipage de leur navire, lors de la tempête survenue en Manche le 11 novembre 1910.

Utilisés durant six ou sept ans, les navires de pêche, ces embarcations robustes, subissent au fil du temps les assauts meurtriers des flots, du sable et du vent. Elles inspirent les peintres qui en font parfois le sujet principal de leurs compositions, même réduites à l’état de carcasses pathétiques. Après leur abandon, ces masses sombres et imposantes deviennent un enjeu économique. Présentée au Salon de 1881, la Femme aux Epaves de Francis Tattegrain (1852-1915) semble bien chargée, presque écrasée par le poids de ses trouvailles. La tête basse, le dos courbé, le visage marqué par l’effort, la jeune fille en haillons ramène des morceaux de bois, un aviron brisé, une voile, une lanterne cassée et quelques pièces de filet. La vente de ce trésor disparate viendra agrémenter le quotidien de la famille. Le Ramasseur d’Epaves de Paul Hallez (1872-1965) figure un jeune garçon sur la plage de Le Portel. Il y prélève le bois, précieux, destiné au chauffage ou à la revente pour la réparation d’autres barques. Au fil de ses pérégrinations, sa manne se remplit de menues planches et de bois flottés.

Certains métiers sont réservés entièrement aux plus jeunes. Si porter les paniers de poisson rythme la journée des fillettes, c’est qu’elles restent indispensables pour le transport et la vente de la pêche du jour. Ces petites mains invisibles se rencontrent sur le port et en ville. Dans « Retour de Pêche » de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939), femmes et enfants s’affairent pour décharger le poisson. A l’écart, un enfant, la manne tirant sur le dos, attend avec sa mère le reste du groupe. Jeune Pêcheuse à l’Attente, peinte en 1896 par Pierre Billet (1836-1922), décrit une jeune fille à la fin de sa journée à Equihen. Son air triste s’accorde avec sa silhouette ramassée. Récurent et apprécié chez les peintres, ce sujet sombre parfois dans un certain misérabilisme. Ainsi, Victor Lainé (1853-1920) se fait spécialiste des œuvres marquées par une empathie par trop appuyée, mais néanmoins très appréciée par la clientèle des Salons. Dans Jeune Pêcheuse au Panier, la gamine est rentrée à la maison avec sa manne et s’accorde un moment de repos. Sa tête inclinée, sa chevelure désordonnée et sa mine accablée interpellent le spectateur. Ses Mains et ses pieds, sales et gonflés, concluent l’impression d’un mal-être palpable chez cette laborieuse encore enfant.

A une époque où les loisirs de bord de mer prennent leur ampleur, et où la peinture envahit les intérieurs bourgeois, tous ces enfants déjà au travail intéressent le public. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes, véritables petites mains du monde halieutique, inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la côte. Mais, au-delà de toute cette iconographie, ces activités de rivage se montrent essentielles à la bonne marche de la pêche et de la vente du poisson. A leur manière, ces gamins et ces fillettes de l’estran affirment l’identité locale de la Côte d’Opale, forte de ses activités traditionnelles.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Intimité d’artistes : peindre sa famille

Si l’intimité est surtout utilisée pour caractériser une œuvre littéraire, un sentiment, un état intérieur, l’art se l’approprie également. Et cette liaison particulière se décline naturellement en peinture. En 1905, Charles Mauclair, le fameux critique d’art de l’époque, qualifie Henri Le Sidaner « de peintre intimiste par sa piété naïve dans le dessin », qui privilégie la représentation de la vie d’intérieur et l’existence familière. En peignant leur intérieur domestique et parfois les personnes qui s’y rapportent, ces artistes produisent une peinture d’intimités. Les visages et la psychologie des personnages deviennent le sujet de la toile, les personnalités se dévoilent.

Pour autant, il ne faut pas chercher une unité de style ou un mouvement constitué à l’intimisme pictural. Car chaque artiste développe sa manière de peindre, et seul son goût pour l’intimité du sujet le rapporte au groupe des « peintres intimistes ».

Sur la Côte d’Opale, les artistes de la Belle Époque peignent leur entourage ou leur intérieur domestique par goût ou par nécessité. Peindre sa famille, ses amis, son jardin ou sa pièce à vivre relève d’une certaine facilité dans le choix du sujet. Mais cette peinture intimiste révèle aussi un choix profond de l’artiste qui recherche un lien fort avec son sujet, et qui s’engage à manifester les sentiments qui l’affectent au moment de la création de son œuvre. A côté des modèles anonymes, les regards d’artistes se portent sur la famille et les amis, pour la création de portraits ou de scènes de genre. Ces amitiés d’artistes, qui transparaissent dans ces productions, trouvent leur pleine expression au sein des différentes écoles, de Berck à Wissant, en passant par Étaples.

Chez certains peintres, la famille devient le grand sujet récurrent. Victor Dupont en est l’exemple absolu, lui qui va s’attacher à représenter sa famille dès sa rencontre avec sa future épouse, pour peindre régulièrement ses petit-enfants jusqu’à la fin de sa carrière. Né à Boulogne en 1873, Victor Dupont suit l’école d’art de sa ville puis rejoint l’académie de Lille de Pharaon de Winter (1898). A l’automne 1899, il s’installe avec Fernande Jaspard, sa future femme. Très présent au Salon de la Société des Artistes Indépendants dès 1903, puis au Salon d’Automne dès 1904, il y expose durant toute sa carrière, jusqu’à sa mort en 1941, des paysages, des scènes de genre et des sujets religieux. Réalisé en 1900, le portrait de Fernande au Corsage Rouge, encore académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante (musée départemental de l’Oise, Beauvais). En 1904, l’artiste montre une Maternité au Berceau, où il représente son épouse et leur première fille dans leur chambre. Cette scène très intimiste, dans laquelle Fernande apparaît à la fois en mère aimante et en épouse sensuelle, s’inscrit dans cette longue série de portraits intimistes qui émaille son parcours pictural.

Très attaché à sa famille riche de cinq filles et de deux fils, Victor Dupont aime aussi représenter ses enfants dans des situations familières ou en plein air, dans le jardin de son atelier de la Ruche à Paris, ou en vacances au château de Bidart. Quant à Pierre, son aîné, il se voit souvent accoutré en petit matelot boulonnais. Très religieux, Victor Dupont accorde une grande importance à l’unité familiale, très palpable dans Les Enfants au Chien (1920, musée de Boulogne-sur-Mer) où les deux fillettes posent avec le malinois familial, ou dans Les Enfants au Livre (1924) quand les sœurs se rassemblent pour faire la lecture à la cadette. Avec une nostalgie affective, sa fille Nathalie témoigne que « les séances de pose étaient longues et fastidieuses. Il fallait poser des heures entières sur une chaise ou un banc, à la maison ou au jardin de la Ruche, sans bouger, de peur de se faire houspiller par ce père artiste. Quand on voyait notre père cherchait un nouveau sujet, nous nous cachions pour ne pas voir notre après-midi de jeux compromise…». L’enfant de l’époque ignore les contraintes financières d’un artiste fauché et en peine financière, malgré ses succès aux Salons et aux expositions. Car après la mort de son ami Guillaume Apollinaire (1918) et le retour de la paix, Victor Dupont, gravement blessé, est incapable d’assurer une production d’œuvres suffisante. Il se replie alors sur les fondements de sa vie, sa famille et la religion, et se limite à peindre son entourage. Ainsi, la relation entre le peintre et son modèle devient plus contrainte, une obligation vitale.

Pour Virginie Demont-Breton, le prisme du modèle familial est bien éloigné de celui de Victor Dupont. Née à Courrières en 1859, fille du célèbre peintre Jules Breton, Virginie Demont-Breton est sensibilisée à l’art dès sa tendre jeunesse et montre déjà des capacités importantes. Rencontré dans l’atelier de son oncle, le peintre Émile Breton, elle épouse Adrien Demont en 1879. Le couple a trois filles et fait construire à Wissant le Typhonium, une maison de style égyptisant (1890). Durant sa carrière, Virginie Demont-Breton s’inspire de la vie des pêcheurs et de leur famille : « depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant, où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs de ses paysages, et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses, étant pauvres. Les nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ, et que la mère répare les filets ou prépare la soupe ». En marge des modèles de proximité, la famille apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère : « Il m’est arrivé aussi naturellement de faire poser mes propres enfants quand ils étaient petits ».

Ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne (1888-1935), servent de modèles pour plusieurs œuvres emblématiques. Dans son tableau Au Pays Bleu (Salon de 1892), commencé l’année précédente, l’artiste représente Adrienne, alors âgée de quatre ans, s’amusant nue sur l’estran en compagnie de Musette, le setter irlandais de la famille, et d’un petit garçon. Plus tard, Le Colombier d’Isa (Salon de 1896) s’inscrit dans la veine des peintures religieuses et spirituelles. Si la Vierge drapée et son nourrisson évoquent la religion, Virginie Demont-Breton choisit pour décor une ferme wissantaise. Ses deux filles, Louise et Adrienne, alors âgée de dix et huit ans, servent à nouveau de modèles pour réaliser la figure centrale. Peut-être pour valoriser une certaine authenticité et sincérité de son œuvre, Virginie Demont-Breton garde dès lors une envie prononcée de croquer les petits villageois et leurs mères, et semble « épargner » ses filles.

Appréciée au village, elle aime peindre sur le motif et trouve facilement des modèles adaptés à ses œuvres marines. Très indépendante, et désireuse de garder son propre style naturaliste, elle n’est pas influencée par Adrien Demont, son mari, peintre paysagiste. Elle s’amuse à le croquer plusieurs fois en plein travail, notamment sur la plage de Wissant, le 14 août 1883, en compagnie de ses élèves. Cette œuvre de plein air, où la plage devient atelier, évince tout sentimentalisme et rappelle aujourd’hui les liens d’amitiés forts qui unissaient les artistes wissantais. Elle offre parfois aussi des portraits comme Enfant Jouant sur la Plage, figurant Pierre Munié, le neveu de son amie madame Soden (août 1890), s’amusant avec une maquette sur la plage de Wissant.

Autre couple de peintres, Henri et Marie Duhem sont des artistes douaisiens reconnus. Avocat, Henri Duhem rencontre Marie Sergeant chez Virginie Demont-Breton, à Wissant en 1889, et l’épouse en 1890. Ils ont un fils, Rémy, l’année suivante. Les deux artistes sont fusionnels et aiment se représenter, en train de peindre ou simplement dans des scènes quotidiennes. Le musée de la Chartreuse à Douai conserve ces traces picturales d’un époux aimant qui trouve son inspiration chez son double artiste. Marie Duhem peignant (1893) et Portrait de Marie Duhem (1898) sont autant de témoignages de l’amour d’Henri Duhem porté envers sa femme. En août 1889, Virginie Demont-Breton saisit Marie Duhem Peignant, installé dans un vieux flobart (musée de la Chartreuse à Douai). Ce portrait, charmant, révèle la tendresse qui unit ces deux artistes femmes, engagées, qui s’imposent dans un monde de l’art encore largement dominé par les hommes. L’artiste offre le tableau en 1925 à Henri Duhem, qui a perdu son fils et sa femme dans des conditions dramatiques. En effet, Rémy meurt au combat en juin 1915 et, Marie, qui ne s’en remet pas, décède de chagrin en juillet 1918.

Fernand Stiévenart (1862-1922) et sa femme Juliette de Reul sont deux artistes au destin plus heureux. Installés dans leur villa Sainte-Marie des Fleurs à Wissant (1895), ils suivent les conseils d’Adrien Demont avant de s’émanciper. Très proche du couple Demont-Breton, leur fortune personnelle ne les oblige pas à produire beaucoup. C’est un peu en dilettante, mais nanti d’un grand talent, que Fernand aime représenter son épouse au milieu des fleurs, dans la campagne wissantaise, ou dans son intérieur bourgeois. Il laisse de nombreuses pochades aux accents fauves, notamment Femme dans le Champ de Fleurs. Paysagiste dans l’âme, l’auteur y voit un prétexte pour célébrer l’amour de sa vie, servie dans une nature éclatante. Au contraire, Juliette de Reul reste en retrait de son mari et se contente de peindre des natures mortes et des paysages fleuris. On ne lui connaît pas d’œuvres familiales, malgré la naissance de son fils unique, Emmanuel, en 1901.

La relation d’amitié forte qui lie le couple Demont-Breton et Édouard Houssin se retrouve également dans la production du statuaire. Né en 1847 à Douai, Édouard Houssin suit l’École des Beaux-Arts de sa ville natale puis rejoint Paris. En 1868, il propose son premier buste au Salon de Douai. En 1890, il découvre Wissant avec Virginie et Adrien Demont. Charmé par le village, il y achète une petite ferme en août 1892 pour y installer son atelier, actif jusqu’à sa mort en 1919. La variété de son œuvre répond aux commandes officielles, qui réclament allégories et grandes sculptures. Professeur de modelage à l’École de Sèvres dès 1894, il pratique les moulages en plâtre, le biscuit et le bronze, ainsi que la taille sur pierre. En marge des sujets wissantais et maritimes, Édouard Houssin se plait à immortaliser ses amis et leur famille. Ainsi, il réalise une série de bustes figurant Virginie et Adrien Demont (1888), leurs filles Louise et Adrienne (1892), Jules Breton, le père de Virginie (1893, buste visible au musée de Douai), et enfin Éliane, la dernière fille du couple (1908). Virginie et Adrien Demont sont ravis des bustes « de Louise et d’Adrienne [qui] ont été édités avec notre autorisation par la manufacture de Sèvres en grandeur nature et en réduction ». Cette amitié privilégiée transparaît encore dans la dénomination, presque tendre, des bustes des fillettes « désignés au catalogue de Sèvres sous ce titre : les enfants de Houssin ». Cette histoire d’amitié est consacrée en 1904 par Virginie Demont-Breton, qui réalise un charmant portrait d’Édouard Houssin junior, alors âgé de quatre ans : « les parents en sont très contents ».

Quand certains artistes peignent souvent leur famille, d’autres se font plus discrets. Issu du courant naturaliste, Francis Tattegrain (1852-1915) représente souvent les paysages maritimes. Sa rencontre avec le baron Lepic en 1876 l’encourage dans son effort à croquer la vie maritime locale, travaux qu’il présente au Salon dès 1879. Les scènes historiques, les naufrages et le peuple de la mer illustrent son œuvre riche et abouti, essentiellement d’inspiration berckoise. Peints entre 1891 et 1914, les résidents de l’ancien asile maritime témoignent de son grand talent à saisir la psychologie du sujet. A contrario, dans Portrait de la femme du peintre et de son fils, réalisé en 1884 (musée de Berck-sur-mer), Francis Tattegrain aborde un sujet beaucoup plus intimiste. A la manière des Impressionnistes, il croque son épouse en compagnie de Robert, son tout jeune fils, tous deux installés sur un bateau berckois. L’élégante raffinée et le bambin emmailloté dans sa crinoline rappellent la Belle Époque et son insouciance oisive, et tranchent volontairement avec le décor maritime laborieux, aux tons plus monotones. Dans cette scène atypique, Francis Tattegrain fige un instant de bonheur familial sublimé, empli de tendresse et de délicatesse, où la beauté de ses êtres chers rivalise avec l’éclat naturel du lieu (musée de Berck-sur-Mer).

Dans un style naturaliste ou inscrits dans la mouvance postimpressionniste, les artistes de la Côte d’Opale aiment poser leur regard attendri sur leur famille et leurs amis. Pourtant cette intimité authentique semble noyée dans leurs productions plus commerciales de paysages maritimes, de portraits de pêcheurs et de scènes de genre. Les rares œuvres racontant leur vie familiale demeurent pourtant des éléments indispensables pour connaître et cerner leurs véritables sentiments.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Le Fort de l’Heurt par les artistes vers 1900

Pendant des siècles, la peinture obéit à une classification particulière, imposée par le sujet abordé. Ainsi, les œuvres militaires et historiques sont plébiscitées par les commandes officielles, alors que les paysages terrestres et maritimes relèvent au contraire de l’art mineur. Au 19ème siècle, la situation évolue. Les artistes diversifient leur thème et s’attardent de plus en plus à décrire leur environnement, la nature et ses paysages. Si leur travail est toujours réalisé en atelier, les croquis pris sur le motif sont de plus en plus utilisés et permettent un rendu plus objectif. D’abord issu de la littérature, le Naturalisme s’invite dans les grandes écoles académiques et accentue l’intérêt du paysage dès les années 1880. Fortement inspiré par la photographie, ce mouvement pictural accorde une importance de premier plan à la nature au détriment des scènes historiques. Dès lors, un nombre grandissant d’artistes s’attachent à décrire des endroits pittoresques peuplés de paysans à la tâche, de marins nourris d’embruns et d’ouvriers laborieux. A la fois réalistes et sociales, ces œuvres sont appréciées par la bourgeoisie et les Salons officiels de la IIIème République, qui les achètent en nombre et les envoient décorer préfectures et musées nationaux.

Bien typique de la Côte d’Opale, le fort de l’Heurt répond à cet engouement artistique du paysage : il devient le passage obligé des peintres locaux et parfois nationaux, qui viennent croquer avec enthousiasme les beautés colorées de notre littoral. 

Plutôt habituée aux vues prises à Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) fréquente l’endroit du 25 au 30 août 1888. La jeune artiste s’arrête devant le fort de l’Heurt, cette masse de pierres, tombée en ruine, animateur imperturbable de l’estran portelois. Ce 29 août 1888 est une journée d’étude, passée entre amis et artistes. En effet, Virginie Demont-Breton voyage en compagnie de son époux, le peintre paysagiste Adrien Demont (1851-1928), et leur ami Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines. Cette « Fillette sur le Rocher » est l’une « des deux études d’une petite fille, assise sur un rocher qui avance, se détachant entièrement sur l’écume« , d’après les notes de l’artiste. Attachante, cette œuvre figure une fillette bien décrite, habillée d’une manière simple, les cheveux au vent, installée sur un promontoire, les pieds dans le vide, regardant le lointain. Traitée dans un camaïeu de marrons et de gris sombres, la roche marine domine la moitié basse de la vue et s’impose naturellement. La fillette, seule, au centre du tableau, fait face aux vagues écumantes, qui se brisent sur le rocher. Les éléments déchainés sont traités par de petites touches contrastées blanches et bleues, qui apportent une perspective animée. Au loin, en haut à gauche, le fort de l’Heur apparaît. Posée sur la mer, soulignée par une écume claire qui l’inonde, sa masse grise, percée d’ouvertures sombres, est facilement reconnaissable. A l’instar de la fillette qui subit la houle, le fort de l’Heurt illustre parfaitement l’esprit darwinien de l’époque, la futilité de l’Homme face à la puissance de la Nature. 

Après ce passage à Le Portel, les trois amis artistes rentrent à Wissant. Plus tard, Virginie Demont-Breton et son mari y construisent en 1891 leur demeure, dans un style « égyptisant », le Typhonium. C’est l’époque de l’École de Wissant, qui accueille nombre d’artistes débutants (Henri et Marie Duhem, Georges Maroniez, Félix Planquette, Fernand Stiévenart, …). Jusqu’à sa mort en 1935, Virginie Demont-Breton connaît de grands succès, dans les Salons officiels et auprès des collectionneurs, français et étrangers. Durant sa carrière, elle peint de nombreux sujets maritimes, montrant des scènes de plage paisibles, où le thème de l’enfant reste récurrent, mais aussi des drames de la mer, tempêtes et naufrages meurtriers : « La Plage » (1883), « Hommes de Mer » (1898), « Les Tourmentés » (1905). En 1932, dans un tableau tardif intitulé « Devant l’Espace – Pointe du Cap Gris Nez » (huile sur toile, 56cm x 67cm), l’artiste croque une silhouette songeuse, assise sur un rocher, regardant au loin une mer formée, dans un esprit similaire à cette fillette de Le Portel, exécutée quatre décennies plus tôt. 

Ce tableau du « Fort de l’Heurt« , réalisé par Émile Maillard (1846-1926), est particulièrement descriptif et correspond bien à la formation académique de cet artiste quelque peu méconnu. Né à Amiens, Émile Maillard reçoit une formation classique à l’École des Beaux-Arts de Paris, par les maîtres de l’époque, Gustave Boulanger, Jules Lefebvre (également originaire d’Amiens et grand producteur de nus féminins), et Émile Renouf, camarade de Francis Tattegrain à l’Académie Julian. Dès 1884, il intègre la Société des Artistes français et séjourne régulièrement à Étaples. Avec sa première participation au Salon de Paris en 1888, où il reçoit une mention Honorable, Émile Maillard voit sa notoriété croître. En 1889, il y présente « Gros Temps à Boulogne« , figurant un navire dans la tempête, puis participe à l’Exposition Universelle. Puis, durant trente ans, l’artiste expose régulièrement au Salon de Paris des marines de grands formats, réalisées en atelier, notamment « A la Côte » (1890), « Pendant la Tempête » (1891), « Vapeur Échouant en Dehors des Jetées » (1893), « L’Épave » (1900), « Rentrée par Gros Temps » (1907). Présenté en 1906, « Le Remorqueur » est salué comme étant « un superbe travail, très audacieux dans la construction des vagues déchaînées » (The Collector and Art Critic, 1906). Rapidement, Émile Maillard s’inscrit comme le spécialiste, quelque peu redondant, des navires en détresse pris dans une mer déchainée, aux abords des ports de Boulogne, Calais et autres havres de la Manche. Il produit également nombre de scènes de pêche traditionnelles : « Pêcherie de Harengs » (1892), « Pêche aux Harengs » (1898), « Bateau Pêcheur » et « Les Brisants » (1905). Peintre à succès, Francis Tattegrain « inspire » parfois son ami amiénois, à l’instar de ses « Filets Volés » (Salon de 1905), repris cinq ans plus tard dans « Barque de Pêche Fuyant au Vent » (Salon de 1910).

Devenu peintre officiel de la Marine en 1891, la même année qu’Eugène Chigot, Émile Maillard réalise des œuvres d’actualité, notamment des drames retentissants comme « Naufrage du Steamer Empress à Calais » (Salon de 1895). Il exécute des scènes de visites officielles, descriptives mais figées, au regard de « L’Escadre du Nord escortant le Yacht Impérial à Cherbourg, 5 Octobre 1895 » (Salon de 1896), ou du « Cassini portant le Président de la République à Dunkerque, 17 Septembre 1901 » (Salon de 1902). La critique se veut parfois acerbe : « Monsieur Maillard a beau élargir sa toile, il n’en fait qu’accroître le vide » (Revue de l’Art Ancien, 1897). Les étendues de mer, parfois un peu faciles, ne plaisent plus. Quant aux sujets urbains ou campagnards, ils demeurent rares dans sa production, excepté « Rue Saint-Leu à Amiens » (Salon de 1901) et cette vue du fort de l’Heurt. Dans les années 1910, l’artiste évolue et se met à croquer davantage la nature. Sa palette s’éclaircit et son style devient plus libre, influencé par le postimpressionnisme et la peinture de plein air. Cette fenêtre sur le « Fort de l’Heurt » bénéficie, de manière heureuse, de cette bonification de l’artiste. L’usage de couleurs vives, mariant des tonalités chaudes et contrastées, permet d’aboutir à ce paysage marin évocateur. Pour une fois, le bateau en tant que tel n’est plus le sujet, tout comme la tempête qui laisse sa place à une mer d’huile. Si le tableau n’est pas daté, il semble bien qu’il soit réalisé durant un été des années 1910-1920. Très typiques dans la région, les lourds rochers côtiers, posés au premier plan, permettent de créer une belle perspective. Avec une légèreté de touche qui économise les détails, la mer et le ciel semblent se confondre dans un brouillard lointain naissant. Seul, le monument de pierres, servi d’ocres clairs, se détache et interpelle. La tour de pierre et ses fenêtres décrivent une bâtisse en décrépitude, mais toujours vaillante. Plus qu’un simple paysage marin ou un élément décoratif, cette œuvre demeure le témoignage d’un passé révolu. 

On trouve à la même époque cette œuvre de Paul Hallez, qui travaille essentiellement à Le Portel. Dans ce tableau, le Fort de l’Heurt est évoqué en arrière-plan, comme pour localiser l’œuvre.

Né à Boulogne en 1839, peintre animalier et paysagiste, Henry Bonnefoy est au faîte de sa gloire à la fin du 19ème siècle. Encore jeune, il est admis en 1857 au Salon des Artistes français et peut ainsi présenter régulièrement sa production à Paris. Cette année-là, il y expose une nature morte et surtout un paysage, « Vue prise de La Capelle, Effet du Matin« . Le 4 mai 1861, c’est la consécration avec son entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il devient l’élève du fameux Léon Cogniet (1794-1880), ami d’Auguste Delacroix. Maître classique aux œuvres conventionnelles, Cogniet inculque à Bonnefoy les techniques académiques, indispensables à la poursuite d’une carrière d’artiste. Après un passage en Provence (1863-1871), il revient à Boulogne et présente au Salon de 1873 « Vent du Nord, environs de Boulogne-sur-mer« . Durant sa carrière, Henry Bonnefoy expose sans discontinuités de 1873 à 1904, essentiellement des scènes animalières ou bucoliques, des fleurs et des bouquets, et quelques vues boulonnaises. Au Salon, il est récompensé par plusieurs médailles dont une d’argent, obtenue lors de l’Exposition Universelle de 1889. En 1911, un comité boulonnais tente de lui faire obtenir la légion d’Honneur, mais il meurt en 1917 sans l’obtenir.

S’il est habitué à produire des bergers et des moutons à l’envi, Henry Bonnefoy se montre plus économe dans ses œuvres boulonnaises, clairement localisées. En mai 1902, l’artiste montre à Arras une série de marines, dont « Baie d’Étaples ». L’année suivante, le musée de Boulogne acquiert « Les Moutons, vue du Boulonnais » (Salon de 1903), puis ensuite « Fort d’Ambleteuse » (23cm x 36cm) et « Paysage aux moutons, Berger et son troupeau » (26cm x 40cm). Ces petites huiles sur panneau, réalisées sur le motif, bénéficient d’une facture beaucoup plus libre que les œuvres de Salon. Elles montrent l’intérêt de l’artiste pour les troupeaux certes, mais aussi pour le paysage. A la même époque, l’artiste pose son chevalet sur la côte porteloise.

Bien sûr, « Berger et son Troupeau devant le Fort de l’Heurt » est une composition entièrement imaginaire. Mais, Henry Bonnefoy semble avoir croqué le lieu, devenu le décor naturel de sa scène champêtre, habitée par une mer voisine. Un berger et son chien font une halte sur la falaise, au milieu des herbes folles et des fleurs sauvages, servies par une touche nerveuse et arrondie, dans de subtils dégradés de verts. Dans un esprit impressionniste, le soleil vient frapper le dos de l’homme et met en exergue le troupeau tout entier. Sous le regard du berger et de quelques bêtes, le spectateur est invité à entrer dans l’œuvre et devient acteur de cet instant pittoresque. En contrebas, la plage, réduite à la portion congrue, participe à un dégradé de couleurs, rose, bleu, vert, violet et gris. Cette explosion chromatique amène doucement à découvrir un horizon calme. Sur le dernier tiers du tableau, à peine esquissé, le ciel clair reçoit la visite de quelques mouettes. Planté face au berger, au milieu d’une mer plate, le fort de l’Heurt est certes ébauché mais intrigue. Inondé par une vague étincelante, la fortification se dresse en arrière-plan et devient l’autre sujet inanimé de la scène. Cette mise en page particulière dénote d’une parfaite maîtrise. La division de l’espace réparti entre terre, mer et ciel produit un paysage maritime d’une grande qualité picturale, dans la tradition de l’École d’Arras de Corot. Plus que jamais, Henry Bonnefoy s’inscrit dans son terroir, peintre « écologiste » avant l’heure, empreint d’une nostalgie naturaliste.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Le thème de l’épave chez les peintres naturalistes 

Dans la peinture naturaliste de la fin du 19ème siècle, les peintres de la Côte d’Opale développent à l’envi leurs thèmes favoris. Les mers déchainées, les scènes portuaires, les atterrissages de navires et les familles de pêcheurs investissent les toiles des meilleurs artistes. Ces sujets répétitifs sont dictés par les aînés et la tradition, de Turner à Boudin, mais aussi par le goût d’un public bourgeois relayés par les Salons parisiens et provinciaux. En marge de ces choix picturaux, le thème de l’épave, le bateau échoué sur la plage et destiné à pourrir ou à être pillé, devient également récurrent chez ces peintres. Excepté à Boulogne-sur-Mer et à Calais, ports « industriels », les autres havres de la côte s’apparentent davantage à des baies ensablées ou à de longues plages blanches immaculées. Si les flottilles de pêche ne possèdent pas de port, ce sont dès lors des flobarts qui sont employés. Ces navires d’échouage doivent adopter une silhouette robuste, afin d’affronter les tempêtes en mer mais aussi sur terre. De Berck à Étaples, en passant par Équihen et Le Portel, Audresselles et Wissant plus au Nord, le même rituel s’instaure. A la fin de chaque pêche, échouées sur l’estran, ces petites embarcations sont tirées par des chevaux ou par des marins, qui les emmènent à l’abri des coups de vent. D’une durée de vie moyenne d’une dizaine d’années, les flobarts devenus inutilisables sont dépecés et fournissent du bois ; parfois, ils s’improvisent habitation de fortune (quille-en-l’air à Équihen). Dans ce paysage maritime complexe, où les navires de pêche côtoient sur l’estran les marins, les pêcheurs à pied, les matelotes et autres vérotières, les peintres s’intéressent à ces épaves. Ce riche décor naturel leur permet de créer des compositions emblématiques, où la mer devient prétexte à une peinture naturaliste aux accents sentimentalistes. 

Né en 1839, petit-fils d’un général de Napoléon, Ludovic Lepic intègre l’atelier de Cabanel en 1864. Il côtoie ensuite les Impressionnistes et participe à leur deuxième exposition en 1876. L’année suivante, sur les conseils de Jules Dupré, peintre de Barbizon, il s’installe à Berck et y achète un bateau. Dès son arrivée sur la Côte d’Opale, Ludovic Lepic est impressionné par les « colonies » de flobarts qui peuplent la plage. Pendant huit ans, il produit une centaine de toiles, influence de nombreux artistes et devient le « patron » de l’École de Berck. Nommé peintre officiel de la Marine, il s’éteint encore jeune en 1889. Au Salon de 1877, il présente « Le Bateau Cassé » (huile sur toile, 0,96m x 1.30m, musée de Berck), qui connaît un bon succès et paraît en illustration dans la presse. Traitée de manière assez monochrome, servie dans des tons ocres, la composition montre sur toute sa largeur une épave éventrée. Simples silhouettes hiératiques, les figures humaines passent inaperçues. Comme une large fenêtre ouverte, ce cadrage particulier invite le spectateur à poursuivre au second plan. Là, se dessine, dans  une bataille de rames, la flottille au retour de pêche, sous un ciel lumineux et apaisé.

Une rencontre avec le peintre Ludovic Lepic, sur la plage de Berck en 1876, décide Francis Tattegrain (1852-1915) à se consacrer à la peinture. Après avoir suivi les cours de Jules Lefebvre et de Gustave Boulanger à l’Académie Julian à Paris, il présente pour la première fois au Salon de Paris en 1879, « Au Large, pendant la Pêche au Hareng » (musée de Senlis). Une fois sa thèse de droit soutenue, il se consacre à peindre des œuvres historiques puis essentiellement des sujets maritimes. En 1899, son travail est couronné par l’attribution de la médaille d’Honneur. Très investi dans son ouvrage, il aime dialoguer en picard avec les habitants qu’ils fréquentent lors de ses excursions. Attaché à la peinture de plein air, il installe son atelier dans les dunes berckoises. Mais Tattegrain est aussi très friand de l’atmosphère tourmentée des deux Caps, où il vient peindre à Wissant, en compagnie d’Adrien Demont. Il y produit notamment en 1907 « Les Sauveteurs d’Épaves » (huile sur toile, 2.20m x 2.30cm, collection privée).

Dans cette même veine, son impressionnant tableau « La Ramasseuse d’Épaves », présenté en 1881, accueille aujourd’hui les visiteurs du musée de Boulogne-sur-Mer. Un autre tableau, « Chasseurs sur la Plage » (huile sur toile, 0,88m x 1.30m, musée de Berck), prétexte à peindre une épave encore bien constituée, posée au centre de l’estran, s’avère néanmoins bien plus atypique. Cette scène de chasse, activité insolite pratiquée sur la plage, permet de se nourrir l’hiver, quand la pêche est impossible. Deux adultes tirent sur les mouettes, sous le regard attentif d’un enfant et de son chien. Traité dans une palette sobre et académique, la composition est relevée par le rouge vif d’un long manteau à capuche. Par ce procédé pictural, où le pourpre exalte les couleurs, Tattegrain a bien retenu les leçons de Corot. La scène est brossée rapidement et, seule la coque déchirée reçoit un traitement plus détaillé. Artiste incontournable de la Côte d’Opale, Francis Tattegrain meurt sous les bombes à Arras le 1er janvier 1915.

Né à Tourcoing dans une famille bourgeoise, Charles Roussel (1861-1936) s’oriente rapidement vers la peinture. Après un passage chez Cabanel à Paris, il s’établit à Berck dès 1884 et y croque des sujets locaux, dans un style encore conventionnel. Les pensionnaires de l’asile maritime et les scènes de plage sont ses sujets de prédilection. D’une touche académique, l’artiste évolue tout au long de sa carrière vers une sensibilité plus impressionniste. En 1887, il présente pour la première fois au Salon de Paris « Les Apprêts pour la Pêche ». Quelque temps plus tard, dans cette même veine, « Les Pêcheurs de Crevettes » bénéficient d’une chaleur des tons et d’un détail appliqué des figures humaines et de leurs costumes traditionnels. Le couple central est bien campé dans ses habits pittoresques, la femme portant la calipette (bonnet) et l’homme sa vareuse, et dans son équipement à l’instar de la manne (panier d’osier). Représentée en arrière-plan, l’épave semble davantage destinée à occuper l’espace et à localiser l’endroit, par l’immatriculation berckoise de la coque. Pourtant, sa description est aboutie, notamment au regard de la dérive centrale et de l’overlope (barre forgée en forme d’arceau), ce qui lui confère encore une forte identité. La mise en scène des personnages et du décor semble cependant artificielle, et trahit un travail en atelier. Charles Roussel reste ici inspiré par les toiles bretonnantes d’Alphonse Legros et d’Ulysse Butin, influence qu’il va par la suite dépasser, pour acquérir davantage de spontanéité, dans une évocation postimpressionniste. 

De ces personnages figurés devant une épave, Georges Maroniez (1865-1933) s’en inspire en présentant au Salon de 1892 « L’Épave ». Issu d’une famille d’industriels, Maroniez fait ses études en droit à Douai, puis rejoint rapidement le monde l’art sous les précieux conseils de Jules Breton, Pierre Billet et Adrien Demont, son ami, chef de file du groupe de Wissant. Fort de cet apprentissage prestigieux, il expose dès 1885, multipliant les paysages maritimes qui lui valent le surnom de « peintre de la mer ». Très prolifique, son œuvre s’avère parfois documentaire, servi par sa passion pour la photographie. Son goût pour la beauté sauvage de nos côtes trouve sa plénitude dans les effets de lumière, et notamment dans « L’Épave », tableau aujourd’hui non localisé. Ici, la famille du marin est rassemblée, regardant au lointain la mer retirée. Mais immédiatement, le chef de famille interpelle le spectateur par son absence. Les questions fusent : est-il parti en mer, disparu, …? Un grand calme, baigné d’une tristesse mélancolique, pèse sur cette scène intimiste, perturbée par un groupe de mouettes rieuses et le petit enfant réclamant son jouet à son grand frère. Née en atelier de son imagination, cette composition bénéficie d’un traitement très appliqué, où chaque détail, des costumes à la coque déchirée, s’impose au regard du spectateur. Dans une grande sobriété, l’artiste exprime tout son talent à montrer la beauté mais aussi le drame inhérent de la mer, qui frappe régulièrement la communauté maritime.

Bien que né à Lille, Paul Hallez (1872-1965) est le grand interprète des scènes maritimes porteloises. Dès 1888, il suit son père, ingénieur agronome, à Le Portel. Élève de Pharaon de Winter, puis de Léon Bonnat, Paul Hallez connaît ensuite une carrière exceptionnelle, exposant de 1890 à 1963. De manière impassible, il produit des œuvres maritimes, aux forts accents naturalistes, très en vogue à l’époque. Il utilise la photographie pour exprimer, de manière fidèle, les gens de mer qu’il croque sur l’estran ou sur les quais. Son style est reconnaissable par l’usage de ciels rosés puissants, très typiques du littoral boulonnais.

Lors de la 15ème exposition des Artistes Lillois (février-mars 1902), Paul Hallez présente notamment « La Barque Échouée », qui domine les cimaises de l’exposition. Devenue épave, une barque échouée au nom évocateur de Notre-Dame-de-Boulogne est posée sur l’estran. Se promenant près des débris de cette coque à clins, deux pêcheuses animent la scène. La première, vêtue d’un châle et de plusieurs jupons sombres, chaussée des fameux « patins » (chaussures ouvertes à petit talon), prend la pose avec sa manne (panier typique en osier) suspendue à son épaule. A ses côtés, portant la petite coiffe traditionnelle, une fillette tient un palot (petite pelle en fer), destiné à déterrer les arénicoles (vers de sable) utilisés pour les appâts. Cette vérotière regarde d’un air distrait l’amas de bois, qui fut autrefois une barque de pêche. A l’arrière-plan, à peine esquissés, des bateaux à voile occupent une mer calme surplombée d’un ciel encore clair, perturbé par le seul passage enfumé d’un navire à vapeur. Dans cette œuvre pittoresque, traitée dans une palette sobre usant de tons ocres et bleus, Paul Hallez travaille le sujet de manière académique, sans fioriture. Bien détaillés, les deux personnages restent néanmoins hiératiques et bien peu naturels. Seul le traitement du ciel, élégamment rosé, laisse échapper quelques timides libertés chromatiques. Si quelques notes d’un sentimentalisme contenu transparaissent dans les regards perdus des deux pêcheuses, l’ensemble montre une scène certes convenue, mais aussi solide, d’un épisode de vie de la marine boulonnaise. 

Les scènes d’épaves demeurent également des sujets de prédilection pour d’autres artistes reconnus. Fernand Quignon (1854-1941), ami des Demont-Breton, laisse notamment « L’Épave à Wissant », témoin du naufrage de l’Eyrène (mars 1878). Au Salon de Paris de 1912, Virginie Demont-Breton (1859-1935) présente « Grande Marée d’Équinoxe » (huile sur toile, 95cm x 134cm). Domptant de larges rouleaux d’écume blanche, deux hommes tentent d’arracher à la mer un mât et quelques planches. Ces morceaux d’épaves constituent toujours une ressource appréciable pour la population maritime. Au loin, le fort de l’Heurt situe la scène.

Dans ces compositions, imaginées et imaginaires, ces artistes produisent une œuvre pittoresque et colorée servie dans une veine naturaliste très appréciée à l’époque. Le paysage marin procure alors un écrin sauvage à l’épave qui reçoit, parfois, la visite de quelques personnages ou d’une famille entière. Loin de toute amorce d’une critique sociale chère à Jules Adler, ces artistes témoignent selon leur sensibilité, et d’une manière évocatrice, de la vie laborieuse des gens de mer à l’aube du 20ème siècle.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Les modèles de Virginie Demont-Breton, baignades et drames de la mer

Durant toute sa vie de peintre, plages et baignades sont omniprésentes dans les œuvres de Virginie Demont-Breton (1859-1935). D’ailleurs sa carrière prend rapidement une certaine ampleur, grâce au succès précoce de La Plage, médaillée au Salon de Paris en 1883 et acquise par l’État.

A la même époque, Virginie et son mari Adrien Demont (1851-1928) découvrent Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, encore sauvage et pittoresque, située entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez. C’est dans cet endroit encore préservé, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages, qui fournissent les meilleurs éléments naturels pour les tableaux », qu’elle peint de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur l’estran ou dans l’eau. Son registre pictural bénéficie du folklore local des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1890, le couple décide de s’y installer définitivement et y fait construire le Typhonium, une massive maison-atelier de style égyptisant, perchée sur les hauteurs du village, alors occupées par quelques landes desséchées. C’est alors que plusieurs jeunes disciples les rejoignent pour former « l’École de Wissant », parmi lesquels Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines, et Fernand Stiévenart (1862-1922) qui s’y installe plus tard avec sa famille. 

Afin d’alimenter son œuvre, Virginie Demont-Breton choisit des modèles wissantais, souvent récurrents, et apparentés sur plusieurs générations. Dans une lettre d’avril 1912, l’artiste explique sa démarche : « J’ai pris rarement des modèles de profession pour mes tableaux. Depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses étant pauvres. Leurs nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ et que la mère répare les filets ou prépare la soupe. » Tous ces jeunes modèles sont bien heureux de poser et reçoivent quelques prébendes, qui aident au quotidien précaire de leur foyer. De véritables relations privilégiées s’instaurent entre l’artiste et ces familles, qui voient leurs gamins grandir au fil des œuvres. 

En marge de ces modèles de proximité, la famille Demont apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère. Au début des années 1890, Virginie Demont-Breton utilise ses filles ainsi que des familiers, pour réaliser ses compositions et ses pochades. Présenté au Salon de 1892, Au Pays Bleu figure deux enfants, un garçon et une fillette, s’amusant sur l’estran en compagnie d’un chien. L’œuvre est intimiste à double titre. L’artiste fait poser sa fille Adrienne (1888-1935), âgée de quatre ans, dont le visage est ici particulièrement bien travaillé. Elle utilise également la silhouette du chien de la famille, un setter irlandais nommé Musette. Dans Le Colombier d’Isa (Salon de 1896), qui présente une maternité religieuse, l’artiste prend une ferme wissantaise pour décor, et demande à ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne, de poser pour la figure féminine centrale. Cette « collaboration familiale » demeure rare et limitée, contrairement à d’autres artistes qui aiment croquer leur famille, à l’instar de Victor Dupont (1873-1941) et de Louis-Antoine Leclercq (1856-1933). Dans Enfant Jouant sur la Plage, Virginie Demont-Breton dédicace cette pochade à son amie madame Soden, en représentant Pierre Munié, son neveu, dont l’artiste s’est occupé à plusieurs reprises. Réalisée sur le motif en août 1890, dans une ambiance calme et insouciante, cette étude dévoile un gamin habillé élégamment, coiffé d’un béret rouge vif, à la manière d’un fils de pêcheur, profitant de son bateau-jouet, très en vogue à cette époque.

Mais, dans un souci de sincérité et de réalisme artistiques, ce sont donc les modèles choisis au village, des fils et filles de pêcheurs, qui occupent principalement les toiles de Virginie Demont-Breton. Au Salon de Paris, de nombreuses œuvres montrent des enfants s’amusant dans l’eau ou sur l’estran, avec leur mère, seuls ou à plusieurs, parmi lesquelles Premier Frisson, Première Audace (1900), Graine de Mer (1903), Oiseaux de Mer (1907), Les Petits Goélands et Mousse et Terrien (1908), jusqu’aux Gamins de Wissant en 1923, pour n’en citer que quelques-uns. 

Virginie Demont-Breton aime participer à la vie du village et n’hésite pas à descendre parmi la population, notamment chez le cabaretier Duval. C’est alors l’occasion rêvée pour observer des scènes authentiques, du marin rentrant de la pêche, à la femme du matelot s’occupant de ses enfants. Au printemps 1884, elle réalise les Loups de Mer (Salon de 1885, musée de Gand). La scène décrit l’intérieur d’un estaminet wissantais, où se retrouvent trois pêcheurs attablés, buvant et fumant. On y reconnaît les gens du cru : le père Ledet, son fils Louis-Antoine et le petit Jacques Pourre. Malgré la taille imposante de la toile (2m x 2.65m), la scène reste intimiste et fidèle au sujet. Âgé de cinq ans, Jacques Pourre attire déjà l’intérêt du peintre qui se prend d’affection pour lui et qui le fait poser plus tard de manière régulière.

En 1890, elle réalise son portrait habillé en Jeune Mousse, présenté dans une barque, voile tendue. L’enfant porte déjà les vêtements traditionnels du pêcheur : une vareuse un peu raide, un pantalon épais et un pull-over à la maille grossière. Il regarde dans le vide, au loin, d’un air mélancolique, conscient du travail qui l’attend. Le 2 août 1891, Virginie Demont-Breton récidive en exécutant un nouveau portrait, en plan plus rapproché, « une chose grandeur nature ». Elle retravaille le tableau les jours suivants, malgré la pluie qui la gêne, et parvient à un résultat satisfaisant. Présenté conjointement avec Jean Bart au Salon de 1894 (détruit au musée de Dunkerque en 1940), ce très réussi Fils de Pêcheur (musée du Département du Pas-de-Calais) passe plutôt inaperçu à l’époque. Pourtant, il montre Jacques Pourre adolescent, le visage encore juvénile, la chevelure flavescente, poussé en avant par le poids de la manne. La palette chromatique, le ciel tourmenté, le mouvement de l’écharpe et son béret rouge apportent force et détermination à cette œuvre naturaliste. Georges Maroniez produit le même sujet en compagnie de l’artiste.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». Tout juste âgé de quatorze ans, Jacques Pourre périt en mer lors du naufrage de l’Amiral Courbet, survenu au large de Wissant dans la nuit du 19 au 20 novembre 1893. Cette terrible tempête emporte une dizaine de marins, dont plusieurs mousses, le plus jeune âgé de seulement onze ans. Le corps de Jacques Pourre est le seul à ne pas être retrouvé, ce qui rend d’autant plus difficile le deuil. Virginie Demont-Breton est très affectée par cette tragédie : « C’était un brave enfant plein de courage et cette mort nous cause bien de la peine… Pauvre petit Jacques ! Effroyable journée ». 

Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton qui peint Stella Maris en 1894, en souvenir de son modèle. La tempête meurtrière de 1895, qui emporte encore neuf marins du village, incite alors l’artiste à proposer cette toile au Salon de cette année. Dans cette œuvre aux accents dramatiques, le marin et son fils sont attachés à l’épave d’un navire assiégé par les flots tempétueux. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux. L’enfant choisi comme modèle s’appelle Laurent Ledet, un petit wissantais âgé d’onze ans, cousin de Jacques Pourre. La finesse de ses traits et ses cheveux blonds s’inscrivent dans la veine naturaliste de l’artiste. Figurée au fond du tableau, la Vierge des Marins apporte des accents mystiques à l’œuvre. Cette « vierge consolatrice » fait également partie du registre de Francis Tattegrain, artiste et ami des Demont-Breton.

Plus tard, au Salon de 1905, les Tourmentés (musée des Beaux-Arts d’Arras) montrent des corps alignés sur la plage de Wissant, face à la mer, pendant que les mères et les épouses effondrées scrutent les sauveteurs qui se démènent à l’horizon. La tempête a encore frappé et décimé des familles entières. Habillée tout en noir, la tête couverte par un capuchon sinistre, une veuve reste au milieu du groupe, hiératique. Symbolisant la mort, c’est Marie-Catherine Pourre, la mère du petit Jacques, qui incarne cette figure centrale morbide. Dans cette œuvre, qui reçoit un très bon accueil du public, Virginie Demont-Breton saisit parfaitement l’instant insurmontable, l’attente désespérée face à une disparition en mer certaine. Aujourd’hui encore, les calvaires des villes portuaires témoignent encore de ces drames de la mer, qui endeuillent des fratries de marins.

Après cette longue décennie des drames de la mer, Virginie Demont-Breton renoue avec son thème de la plage et des baignades heureuses. Dans le Vieux Bateau peint en 1906, la pêche est encore le thème privilégié, toujours associé à l’enfance insouciante. La réparation du flobart est assurée par deux hommes, tandis que trois jeunes enfants s’amusent à l’écart. Dans Oiseaux de Mer, présenté au Salon de 1907, l’artiste représente une mère et son jeune enfant qui prend son premier bain. Dans un décor naturel wissantais, où l’on découvre le Cap Gris-Nez en arrière-plan, les rouleaux de vagues et d’écumes dialoguent avec le ciel clair envahi de mouettes. Cheveux au vent, la mère se penche, tenant son petit qui trempe ses jambes dans la mer. Intemporelle, la tendresse de la scène séduit immédiatement le spectateur. Les visages, dont l’étude de la femme est conservée au musée de Boulogne-sur-Mer, sont particulièrement expressifs et témoignent du talent du peintre.

D’autres scènes de plage suivent et rencontrent un bon succès au Salon des Artistes français et dans les expositions provinciales, à Boulogne, Lille, … ainsi qu’à l’étranger. Sur ses toiles, les matelotes et leurs progénitures continuent à alimenter ces moments de baignade, quand leurs époux illustrent les marins des scènes de pêche. Mais, après le décès de sa jeune fille Éliane en 1913 morte de la tuberculose, Virginie Demont-Breton subit les affres terribles de la guerre 14-18. Le conflit n’épargne ni sa famille, ni ses amis, ni encore les maisons familiales dans le Nord, saccagées par les Allemands. Dans une lettre de décembre 1918, un triste constat apparaît : « A Douai, les vandales ont détruit complétement la maison de famille d’Adrien […]. Cette maison était toute pleine de souvenirs précieusement conservés, meubles anciens, portraits, collections, études de mon père, 600 dessins de lui faits pour ses tableaux, environ 300 études d’Adrien et de moi, plus rien ne nous reste. Ma maison de naissance à Courrières a eu le même sort, elle appartient à ma cousine. […] Mon cousin, qui est allé dans le Nord avec Poincaré, a pris des photos de nos foyers détruits. » Au sortir du conflit, beaucoup d’amis artistes sont partis, ont quitté la région ou, parfois même, ont disparu, à l’instar de Rémy Duhem, mort au combat en juin 1915, et de sa mère Marie Duhem, peintre de talent, morte de chagrin en juillet 1918. En mars 1921, c’est Louise, la fille aînée des Demont, qui décède brutalement. 

En dépit de toutes ses épreuves, Virginie Demont-Breton présente, juste après la guerre, une œuvre intimiste intitulée Famille Beaugrand, Nouveau-Né. Devant une maison wissantaise, arborant ses fières pannes flamandes pittoresques, dans un écrin de verdure printanier, Marie-Louise Beaugrand, âgée de trente ans, tient son bébé dans les bras. L’artiste parvient à saisir ce moment de bonheur maternel, et excelle dans cette description tendre d’une mère et de son petit, emmailloté dans un linge blanc, luminescent, presque tutélaire. Cette scène, aux accents plus rustiques, s’inscrit dans sa prédilection à croquer la population maritime locale. Petit-cousin de Laurent Ledet et de Jacques Pourre, le jeune Jean-Marie Beaugrand est né à Wissant en novembre 1920. Destiné à la mer comme ses aïeux depuis des générations, les circonstances de la guerre 39-45 bouleversent son destin. Soldat dans les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), il meurt pour la France près de l’hôtel de la Plage à Wissant, emporté par un éclat d’obus tiré depuis la poche allemande du Gris-Nez, le 23 septembre 1944.

Dans les années 1920-1930, Virginie Demont-Breton reprend souvent d’anciennes études pour réaliser des compositions qu’elle présente au Salon. Les œuvres montrent des scènes de baignade et de plage, aux motifs parfois répétitifs et quelque peu stéréotypés. Si son style se modernise légèrement en simplifiant les formes et les traits, sa palette reste la même. Dans Gamins de Wissant, présenté au Salon de la Société des Artistes français en 1923, la peintre figure un jeune enfant à la chevelure flavescente, nageant au milieu des flots. Derrière lui, dans un décor marin animé par les rouleaux mousseux des vagues, d’autres baigneurs s’ébrouent avec bonheur au soleil. Si, comme à son habitude, l’artiste utilise les enfants du village pour modèles, cette œuvre tardive emprunte également des éléments récurrents. Ainsi, l’ambiance marine n’est pas sans rappeler son grand tableau Oiseaux de Mer (1907), où une mère baigne son chérubin au milieu de l’écume crémeuse des vagues. Dans Gamins de Wissant, le sujet principal affiche un profil semblable aux visages enfantins, décrits dans les Petits Goélands (1908). Enfin, le chien, laissant dépasser sa tête, évoque Musette, le setter anglais de la famille, immortalisé trente années plus tôt dans Au Pays Bleu (1892). Dans cette composition tardive, Virginie Demont-Breton réinterprète avec succès ses thèmes favoris, l’enfance et la mer, dans un paysage marin finissant sur le Cap Blanc-Nez. Fidèle à un style naturaliste, l’artiste y retranscrit l’image d’un bonheur simple et intemporel qu’elle a longtemps connu. 

Durant sa vie d’artiste, parsemée d’un succès populaire, d’une renommée internationale et des prébendes de l’État, Virginie Demont-Breton demeure fidèle à son village de Wissant, à sa population et à ses modèles. Très impliquée localement avec son mari et leurs amis artistes, à travers de bonnes œuvres (Société de Secours en mer, créée avec le peintre Fernand Stiévenart), elle favorise la proximité avec ses modèles, notamment les plus jeunes, qu’elle aime sublimer à travers ses tableaux. Les nombreux croquis, pochades, dessins préparatoires et grandes toiles finales témoignent d’un véritable talent à retranscrire l’émotion d’un « peuple de la mer », laborieux et pauvre, mais aussi fier et courageux.

Cette sincérité, sans fioritures, permet à l’artiste de bénéficier d’une reconnaissance de son œuvre, toujours plus forte aujourd’hui.

Auteur : Yann Gobert-Sergent