Les enfants de la mer au travail

A la fin du 19ème siècle, la vie de l’enfant est bien différente de celle d’aujourd’hui. A la campagne ou en ville, il se retrouve souvent au travail durant de longues journées. Différentes lois essaient de le protéger, mais celui-ci demeure une main d’œuvre docile et économique, notamment dans la communauté maritime. Ainsi, les jeunes garçons de huit ans se retrouvent souvent embarqués en mer comme mousse, avec les risques inhérents à l’activité, du naufrage à la noyade, trop fréquents. Ils apprennent aussi d’autres métiers à terre comme la réparation des filets, appelée ramendage, ou encore le « tainage » qui vise à goudronner les coques des barques pour les rendre imperméables. La transmission du geste par le père permet d’apprendre le métier. Les fillettes ne sont pas en reste. Beaucoup d’entre elles arpentent l’estran et les rues des villes côtières, à vendre le poisson fraîchement pêché, transporté dans les paniers appelés mannes. Les vérotières passent leur journée à chercher des vers de plage pour agrémenter les hameçons, indispensables à la pêche. D’autres, plus misérables, ramassent les épaves et tout ce qui peut se revendre.

Ces activités de rivage alimentent la bonne marche de l’économie halieutique locale, de la pêche à la vente de la marée. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la Côte d’Opale. Certains artistes produisent de jolis portraits d’enfants à la tâche, mais sombrent parfois dans un certain misérabilisme. Au contraire, d’autres plus subtiles dénoncent cette terrible condition humaine infligée aux plus jeunes.

Pendant longtemps, l’enfant ne retient pas l’intérêt des artistes. Eugène Lepoittevin (1806-1870), Alexandre Colin (1798-1873) et Pierre-Marie Beyle (1838-1902) sont les premiers grands peintres à s’intéresser au sujet. Très actifs en Normandie et en Bretagne, ils accrochent, aux cimaises des Salons à Paris, des enfants à la peine présentés sur une grève, et permettent ainsi de diffuser ce genre de peinture. D’ailleurs, la presse du moment reprend sous forme de gravures ces représentations emblématiques. Sur la côte boulonnaise, Auguste Delacroix (1809-1868) et Philippe-Auguste Jeanron (1808-1877) suivent ces maîtres parisiens. Ils ouvrent la voie en décrivant des plages peuplées de familles entières, parées de leurs habits traditionnels. Parfois teintées de maladresses ou encore de sentimentalisme à outrance, ces œuvres permettent néanmoins d’appréhender la vie de ces enfants à cette époque.

En dépit de l’arsenal législatif qui est censé protéger les plus jeunes (loi de 1881 pour l’école obligatoire, loi de 1894 pour limiter la durée du travail), les enfants participent à pérenniser le foyer, grâce à l’appoint que représente leur travail quotidien, et sont pleinement intégrés à la filière professionnelle de la pêche. Ainsi, il n’est pas rare de voir de jeunes garçons et de frêles fillettes parcourir la ville, les quais et l’estran, équipés comme de petits adultes, afin de ramener quelque argent à la famille, souvent nombreuse. Principale ressource pour les familles du littoral, la pêche mobilise toute la communauté. L’embarquement des garçons à bord des navires, pratique courante dès le Moyen-Age et durant tout l’Ancien Régime, se révèle au 19ème siècle sur les photographies, les cartes postales et les regards picturaux des artistes. Sur les côtes du Nord, les mousses accompagnent père, frère et autres membres de la fratrie pour les campagnes au poisson frais, au hareng et au maquereau. Les petits bateaux d’échouage, typiques de la Côte d’Opale, accueillent toujours leur mousse. Âgé de huit à douze ans, celui-ci est inscrit sur le rôle d’équipage et reçoit la plus petite part de salaire.

Artiste très sensible à la condition humaine, Jules Adler (1865-1952) livre de nombreuses scènes et des portraits intimistes du peuple de la mer, de Boulogne à Berck, en passant par Etaples. Ce « le peintre des humbles » esquisse sur le motif. Entre 1910 et 1913, il passe ses étés sur la Côte d’Opale et saisit l’occasion pour montrer la dureté de la vie de pêcheur. En 1914, dans Retour de Pêche à Boulogne-sur-Mer, la famille tout entière rentre à la maison. Cette toile rend compte de la place de l’enfant au port. Alors que les adultes ont le dos cambré, les jambes lourdes et les yeux tombant, les enfants ne portent pas. Même s’ils travaillent, et le plus tôt possible, le législateur et l’équipage veillent à limiter la contrainte sur les plus jeunes en leur confiant les tâches les moins pénibles. Il n’est donc pas surprenant que Jules Adler ait pu observer des mousses au repos. A l’arrière-plan, un enfant aux pieds nus regarde vers le port, le menton posé sur ses bras, l’air rêveur. Le métier de marin est associé à l’aventure. Les plus jeunes ont un véritable désir de naviguer.

Dans Retour de Pêche à Boulogne, daté de 1894, Eugène Vail réinterprète une ancienne œuvre présentée au Salon de Paris en 1888 et intitulée Mon Homme ! L’artiste est habitué à proposer des scènes de pêche et des portraits de marins, depuis sa médaille d’or obtenue avec Paré à Virer à l’Exposition Universelle de 1889. Installé à Etaples vers 1883, le peintre rencontre pourtant des difficultés à vendre sa production, malgré un talent reconnu. Réalisée en automne, durant la saison du hareng, cette œuvre reçoit des tons froids, des camaïeux de gris et de marron. Seules l’écume de la vague tempétueuse et la « calipette » de la matelote éclairent la toile. Debout sur la jetée, la mère et sa jeune fille regardent le ballet incessant des navires de pêche, le visage marqué par une anxiété palpable. Au premier plan, presque centrée, la fillette emmitouflée dans un châle accompagne sa mère. Toute menue, elle paraît bien fragile dans cette atmosphère venteuse et glaciale, et semble faire face aux éléments naturels en se réfugiant contre des jambes maternelles plus solides. D’une image pittoresque, Eugène Vail parvient, sans fioritures, à attendrir le spectateur, ému par la précarité de cette frêle silhouette enfantine.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. A Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». En marge de ses toiles figurant des gamins à la plage, l’artiste produit en 1890 le fier portrait de Jacques Pourre, dans Jeune Mousse, posant contre une voile de navire durant sa journée de travail. Jacques décède dans la nuit du 19/20 novembre 1893, dans un terrible naufrage au large de Wissant. Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton et l’incite à présenter au Salon de 1895 Stella Maris, qui représente les derniers instants du mousse et de son patron, assistés par la Vierge des marins. Détail essentiel s’il en est, puisqu’il focalise désormais sur l’enfant dont le souvenir n’a jamais quitté Virginie. Dans la tempête, les marins s’attachaient à leur bateau car cela représentait la meilleure chance de survie. Le cordage qui entoure le torse suffit à évoquer dans quel drame on se trouve pris. Mais l’atmosphère a changé, la Vierge et ses consolations ne sont plus là et le mât héroïquement dressé au milieu des vagues a laissé la place aux clins bien reconnaissables d’un flobart wissantais. Le scandale de l’enfant « victime » se lit sur ce visage délicat que les couleurs de la vie abandonnent. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux.

Si les drames de la mer sont légion, la plupart des enfants de marins n’embarquent pas. Ils se contentent d’être les petites mains pour aider leurs parents, et réaliser des tâches secondaires ou ingrates. L’école attendra ! Ainsi, une kyrielle de petits métiers occupe cette masse laborieuse et soumise. Sur la grève, femmes et enfants sont souvent mobilisés pour « bouter » le navire quand c’est nécessaire, c’est-à-dire le mettre à flot ou le sortir de l’eau (renflouage). Hector Caffieri (1847-1932) aime croquer ces scènes pittoresques de halage, qui convoquent beaucoup de monde sur l’estran. Sur la plage de Berck, marins, matelotes et enfants participent au Retour de Pêche, si bien décrit par Charles Roussel (1861-1936). Placés au centre de la composition, de jeunes enfants débarquent avec leurs mère les lourdes mannes de poissons, rapportées par les bateaux.

Les photographes de l’époque apprécient également les enfants en situation de travail sur les quais ou l’estran. Dans une photographie, prise durant l’été 1910, toute la famille Bourgain est réunie sur une butte devant sa maison, rue du Battez à Equihen. Une atmosphère heureuse, presque insouciante, semble planer sur cette scène posée devant l’objectif. Philomène, la mère, allaite son bébé, une manne à ses pieds, le temps d’une petite pause. Jean-Baptiste, le père, patron de pêche, apprend à son fils le ramendage ou « ravaudage », c’est-à-dire la réparation du filet de pêche, maîtrise indispensable pour tout marin. Il a étendu le filet entre deux poteaux et recoud ses mailles à l’aide d’une aiguille en bois ou d’une « navette ». Les deux hommes portent une vareuse à manches courtes, dépourvue de boutons, pour éviter les pièges des filets, ainsi qu’un « balidar », le typique bonnet aux côtés rabattables sur les oreilles. Le jeune garçon est concentré sur la précision de ce geste paternel, il semble prêt pour la relève. Mais, les terribles contingences de la mer en décident autrement. Peu de temps après, Jean-Baptiste et son fils, mousse à bord du Saint-Jean, périssent avec tout l’équipage de leur navire, lors de la tempête survenue en Manche le 11 novembre 1910.

Utilisés durant six ou sept ans, les navires de pêche, ces embarcations robustes, subissent au fil du temps les assauts meurtriers des flots, du sable et du vent. Elles inspirent les peintres qui en font parfois le sujet principal de leurs compositions, même réduites à l’état de carcasses pathétiques. Après leur abandon, ces masses sombres et imposantes deviennent un enjeu économique. Présentée au Salon de 1881, la Femme aux Epaves de Francis Tattegrain (1852-1915) semble bien chargée, presque écrasée par le poids de ses trouvailles. La tête basse, le dos courbé, le visage marqué par l’effort, la jeune fille en haillons ramène des morceaux de bois, un aviron brisé, une voile, une lanterne cassée et quelques pièces de filet. La vente de ce trésor disparate viendra agrémenter le quotidien de la famille. Le Ramasseur d’Epaves de Paul Hallez (1872-1965) figure un jeune garçon sur la plage de Le Portel. Il y prélève le bois, précieux, destiné au chauffage ou à la revente pour la réparation d’autres barques. Au fil de ses pérégrinations, sa manne se remplit de menues planches et de bois flottés.

Certains métiers sont réservés entièrement aux plus jeunes. Si porter les paniers de poisson rythme la journée des fillettes, c’est qu’elles restent indispensables pour le transport et la vente de la pêche du jour. Ces petites mains invisibles se rencontrent sur le port et en ville. Dans « Retour de Pêche » de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939), femmes et enfants s’affairent pour décharger le poisson. A l’écart, un enfant, la manne tirant sur le dos, attend avec sa mère le reste du groupe. Jeune Pêcheuse à l’Attente, peinte en 1896 par Pierre Billet (1836-1922), décrit une jeune fille à la fin de sa journée à Equihen. Son air triste s’accorde avec sa silhouette ramassée. Récurent et apprécié chez les peintres, ce sujet sombre parfois dans un certain misérabilisme. Ainsi, Victor Lainé (1853-1920) se fait spécialiste des œuvres marquées par une empathie par trop appuyée, mais néanmoins très appréciée par la clientèle des Salons. Dans Jeune Pêcheuse au Panier, la gamine est rentrée à la maison avec sa manne et s’accorde un moment de repos. Sa tête inclinée, sa chevelure désordonnée et sa mine accablée interpellent le spectateur. Ses Mains et ses pieds, sales et gonflés, concluent l’impression d’un mal-être palpable chez cette laborieuse encore enfant.

A une époque où les loisirs de bord de mer prennent leur ampleur, et où la peinture envahit les intérieurs bourgeois, tous ces enfants déjà au travail intéressent le public. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes, véritables petites mains du monde halieutique, inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la côte. Mais, au-delà de toute cette iconographie, ces activités de rivage se montrent essentielles à la bonne marche de la pêche et de la vente du poisson. A leur manière, ces gamins et ces fillettes de l’estran affirment l’identité locale de la Côte d’Opale, forte de ses activités traditionnelles.

Auteur : Yann Gobert-Sergent