Jeux et détente – les joies de la mer

La pratique des bains en bord de mer est assez ancienne. Débutée en Angleterre à des buts curatifs, elle apparaît en France en 1785 avec Michel Cléry de Bécourt qui fonde à Boulogne-sur-Mer le premier établissement des Bains. Grâce au développement du chemin de fer et à l’inauguration de la ligne Boulogne-Folkestone en 1843, la mode des bains se développe et la population bourgeoise commence à investir la plage. A cette époque, la peintre Julie Gobert retranscrit ces premiers baigneurs sur la plage boulonnaise à travers plusieurs œuvres, montrant les cabines hippomobiles. Sur la Côte d’Opale, des stations balnéaires voient le jour comme Le Touquet-Paris-Plage, quand d’autres villages de pêcheurs doivent « cohabiter » avec cette nouvelle population estivante, à Etaples, Audresselles et Wissant. A Berck, la fondation de l’hôpital maritime en 1861 permet de profiter de cette « mer curative ». Pourtant, il ne s’agit pas encore de se baigner de manière frénétique. La pratique du bain est réduite, et le coup de soleil prohibé. Accoutré d’un costume de plage, le touriste préfère occuper l’estran à diverses activités de loisirs avec ses enfants, du château de sable à la promenade à dos d’âne. Dès lors, toute une iconographie apparaît autour de cette pratique nouvelle. Les affiches colorées et les cartes postales attirent le public, et des artistes y croquent leur famille au milieu des vacanciers. Les fils et filles de pêcheurs rencontrent alors, sur la plage ensoleillée, cette population privilégiée.

Célèbre pour ses scènes normandes et ses ciels omniprésents, Eugène Boudin (1824-1898) fréquente la Côte d’Opale dès 1873 à Berck. Jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste laisse de nombreuses scènes de plage. Il vient à Boulogne et à Le Portel dès 1882, puis régulièrement à Etaples et Berck de 1886 à 1892. Il produit également de larges scènes portuaires, où il décrit les navires qui passent dans des couleurs et des lumières très dynamiques. En 1866, il laisse cette jolie scène de plage prise à Berck. Durant cet été, apparaissent les coques sombres et goudronnées des navires de pêche échoués sur l’estran au milieu des cabines de plage et des chalets bourgeois qui bordent la plage.

Cette mode des bains transparaît dans les œuvres de Virginie Demont-Breton. C’est à Wissant dès les années 1880, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages », qu’elle peint durant sa carrière de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur la plage ou dans l’eau. Ces moments de bonheur fugaces tranchent avec le dur labeur des pêcheurs et les dangers de la mer. Forte de son grand succès avec La Plage en 1881, l’artiste utilise le décor naturel wissantais et prend ses « modèles d’enfants qui sont d’ici, de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds ». Si les petits marins sont déjà habitués à se mouiller, ils ne savent pas pour autant nager. Les études prises sur le vif sont des témoignages de cette plage devenue un nouvel espace pour l’enfance. Dans les Petits Goëlands (1908), trois futurs marins sont installés au milieu d’un mont de sable. En 1923, Gamins de Wissant montre un fils de pêcheur s’amusant avec son chien au milieu des flots. Mais c’est un enfant favorisé, un ami de la famille, que l’artiste représente avec son Enfant Jouant sur la Plage en 1890. En 1919, une baignade s’improvise joyeusement avec deux enfants dans Matin Bleu. En dépit de ces scènes insolites, la plage devient l’objet d’un tourisme estival.

Vers 1900, les affiches figurant les stations balnéaires fleurissent en ville. Imposantes et bariolées de tons brillants et intenses, elles sont installées sur les kiosques et les panneaux publicitaires. Très graphiques, aux accents structurés, elles attirent l’œil et vantent l’accès rapide par le train, et la qualité de la plage et de l’hébergement. Elles racontent que la station de Le Touquet, « l’Arcachon du Nord », bénéficie de 800 hectares de forêts de pins, et qu’elle se trouve à trois heures de Paris et à quatre heures de Londres. En 1905, la digue-promenade y est aménagée. A Berck, la longue plage de sable fin est accessible pour les Parisiens à trois heures de train. Les joies maritimes de la Belle Epoque trouvent ici leur meilleure expression, stylisées par des artistes souvent anonymes ou peu connus. En même temps, ces affiches sont souvent reprises sous forme de gravures dans les magazines d’actualité et dans les guides touristiques. Autre support publicitaire, les cartes postales participent aussi à la communication sur ce tourisme naissant. Certaines sont « scénarisées » et font poser les enfants, jouant sur le sable, ou barbottant dans la mer.

Enthousiastes, les familles urbaines favorisées débarquent sur la Côte d’Opale à la recherche d’un temps de repos, de loisirs et de découvertes pittoresques. Au milieu des bateaux, les cabines de plage s’installent pour s’abriter du vent. Ernest Péron livre en 1907 une belle vue de La Plage de Boulogne assiégée par les tentes en toile et les chaises pliantes. Au premier plan, heureux, des enfants montent un château de sable. Un peu plus tard, c’est en famille que Victor Dupont (1873-1941) décrit cette journée du 14 juillet 1912, passée sur La Plage de Boulogne, traitée dans des tons très doux et apaisés, presque « silencieux ». Fernande, la femme de l’artiste, se repose à l’ombre, tout en observant ses enfants. Au contraire, Louis Carrier-Belleuse (1848-1913) étonne par sa description presque « excessive » des activités pratiquées sur La Plage de Berck vers 1900. Les dames en crinoline, larges chapeaux vissés sur la tête, surveillent les enfants qui creusent le sable, quand d’autres se promènent sur la grève. Les cabines et les toiles de tente, dessinées aux couleurs crues, s’accoquinent avec les coques rondes et brunes des barques de pêche. Au lointain, l’hôpital maritime de Berck témoigne de la vocation première de la station balnéaire.

La démocratisation et la « portabilité de la photographie » sont établis à la fin du 19ème siècle. D’ailleurs, Georges Maroniez, passionné de photographie, invente en 1891 le « Sphinx », un appareil instantané à main. Il peut ainsi capter les vues de bord de mer, utilisées parfois pour peindre en atelier. Toutes les photographies ainsi prises livrent des témoignages intimistes de ces familles, de ces tranches vie enchantées passées à la plage. Les albums photos deviennent alors de véritables trésors du temps passé. Les nombreuses activités estivales y apparaissent et les gamins rivalisent de leur talent pour réaliser des pâtés de sable. L’estran est largement occupé par les jeux car le bain en lui-même est encore peu pratiqué. La nudité des enfants, surtout des marins, est souvent visible dans les œuvres de Virginie Demont-Breton et de Georges Maroniez. Au contraire, les enfants de la ville portent des tenues qui unifient les genres, notamment avec la barbotteuse de plage qui permet d’avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Leurs parents s’avèrent bien plus pudiques encore, et s’accoutrent de costumes de bain rayés, bien couvrants, qui protègent du soleil et la pudeur. Tous ces accessoires de mode et de jeu sont vendus dans des boutiques qui pullulent dans chaque ville de la côte. Un singulier vestiaire de plage transparaît ainsi à travers les photographies de l’époque. Et, la cabine hippomobile, nantie de ses larges roues, représentée par Louis Carrier-Belleuse à Berck, permet d’avancer dans la mer à l’abri du regard de tous.

Au-delà du château de sable, qui demande au vacancier de s’équiper en seaux, pelles, râteaux et autres moules en tôle, le rivage devient une vaste aire de jeux. En famille, certains s’amusent à la pêche à la crevette et au crabe, en déambulant dans une laisse d’eau. D’autres montent à dos d’âne dans des éclats de rire nourris. Habituellement utilisé pour tirer la charrette de poisson, le pauvre bourricot reçoit les terribles assauts des garnements intrépides qui veulent faire un tour. Parfois même, c’est une petite cariole tirée par une chèvre qui épate le public. Tout est bon pour utiliser cet espace ludique au grand air ! A Berck, les estivants exaspèrent Marthe Chigot, l’épouse du peintre. Dans une lettre adressée à sa mère en juillet 1893, elle déplore : « La plage devient insipide avec tous ses baigneurs, les cabines, les baudets, les petits pâtissiers et mon cher mari ne peut plus peindre au milieu de cette agitation et de cette mondanité ».

Autre jeu, la maquette de bateau remporte un énorme succès. Prisé depuis longtemps par les enfants de marins, qui le fabriquent eux-mêmes, le bateau-jouet s’avère également convoité par les jeunes touristes. Fabriqués en grande série, les modèles manufacturés apparaissent dans les catalogues des magasins et représentent la réduction fidèle d’un navire existant. A Etaples, Achille Caron-Caloin (1888-1947), d’abord acteur patoisant, reprend l’atelier photographique de son père et laisse de superbes clichés de la vie étaploise. Dans Les enfants se distrayant à marée haute sur la grève, boulevard de l’Impératrice Eugénie, l’artiste pose son regard sur un moment de détente, où des gamins lancent leur petit voilier au fil de l’eau. Derrière, un marin surveille la scène. Dans un cliché d’Edouard Lévêque (1857-1936), les parents accompagnent leurs deux garçons se distrayant avec leur bateau-jouet, sur la plage de Le Touquet. Sur une laisse de mer, les vacanciers profitent d’un bain d’eau salée jusqu’au mollet, habillés en costumes de mer et protégés d’un chapeau de paille. Cet épisode de bonheur partagé est repris par Virginie Demont-Breton (1859-1935) dans Les Petits Bateaux, Effet Bleu près du Cap Blanc-Nez à Wissant. Dans un camaïeu de bleus, comme l’artiste sait si bien le brosser, elle présente au premier plan, posés sur le sable blanc, deux enfants à la tête blonde, occupés à faire glisser leur maquette sur les vagues. Prise sur le vif, cette étude revêt les habits simples de la tendresse des instants éphémères.

Entre ciel et mer, l’espace balnéaire se construit et s’impose à la fin du 19ème siècle. Si les enfants des gens de mer pratiquent les jeux sur l’estran et la baignade ponctuelle depuis longtemps, la mode des loisirs de plage crée de nouvelles pratiques et une iconographie dédiée. La massification touristique est encore à ses balbutiements, mais elle concurrence déjà les pratiques de pêche ancestrales. Si les congrès médicaux de 1894-1895 confirment les bienfaits de la mer, c’est surtout un prétexte médical destiné à éveiller les communes littorales à de nouvelles ressources financières. L’industrie hôtelière et les casinos se développent et, à la veille de la Première guerre mondiale, la bourgeoisie apprécie toujours davantage les vacances en bord de mer. Nombreux à travailler sur la grève, les petits marins y rencontrent naturellement des petits citadins plus fortunés. Des liens amicaux se créent, et la photographie immortalise cette empreinte de cordialité enfantine et ludique, sous le soleil de la Côte d’Opale.

Auteur : Yann Gobert-Sergent