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Fernand Stiévenart (1862-1922) – élève des Demont-Breton à Wissant

Fernand Stiévenart est né à Douai le 21 mai 1862 dans une famille de notables. A l’adolescence, il passe ses vacances d’été sur la Côte d’Opale, à découvrir les chemins ensablés et la mer aux bleus capricieux. Au lycée, il rencontre Georges Maroniez (1865-1933) et, après des études de dessin faites de 1878 à 1880 dans sa ville natale, il part à Paris suivre les cours de Gustave Boulanger à l’École Nationale des Beaux-Arts. Mais, la mort précoce de son père en 1888 bouleverse son plan de carrière. Jeune héritier, il n’est plus assujetti aux contingences commerciales et peut désormais produire ses œuvres plus librement, à son rythme. A la fin des années 1880, Fernand fréquente l’atelier d’Émile Breton (1831-1902), qui accueille à Courrières nombre d’artistes en quête de conseils. Il y fait la connaissance d’Adrien Demont (1851-1928), époux de la peintre Virginie Demont-Breton (1859-1935). Dans leur maison à Montgeron, les Demont-Breton attirent la belle société et “reçoivent souvent, le dimanche, quinze à vingt convives autour de la table. On y rencontrait Luc Olivier Merson, Rovel, Planquette, Stiévenart, Salgado, Maroniez…”. Amitié et filiation artistique s’établissent entre Adrien Demont et Fernand Stiévenart.


A cette époque, les Demont-Breton découvrent Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, sauvage et pittoresque, nichée entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez, où ils viennent peindre l’été. Leur registre pictural bénéficie du folklore des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1890, le couple s’y installe définitivement, dans une maison-atelier cossue de style égyptisant, le Typhonium, perchée sur les hauteurs du village. Plusieurs amis et disciples les y rejoignent, à l’instar de Francis Tattegrain (1852-1915), le chantre de la marine berckoise, et du couple douaisien Henri (1860-1941) et Marie Duhem (1871-1918). Ils composent le « Groupe Demont » ou « l’École de Wissant ». Parmi les élèves, Félix Planquette (1873-1964), peintre animalier de renom, Georges Maroniez, spécialiste des marines au clair de lune et des retours de pêche mouvementés, et Fernand Stiévenart, reçoivent les conseils d’Adrien Demont : « Les jours où le grand vent du large nous empêchait de peindre sur la plage ou quand il pleuvait, le rustique hangar de madame Lefebvre-Duval nous servait d’abri et d’atelier de plein air. Fernand Stiévenart et Henri Duhem, logés à l’hôtel Duval, y venaient aussi. L’École Demont se met au vert disait Maroniez”. Tous ces artistes s’influencent mutuellement, partant peindre en petits groupes, protégés du soleil par des parasols, sous la férule du maître Adrien Demont.


Au tout début des années 1890, Fernand rencontre Juliette de Reul, une jeune fille de dix ans sa cadette, qui le rejoint à Douai, malgré l’opposition de son père, le romancier belge Xavier de Reul (1830-1895). Le couple loge dans la maison familiale à Douai, mais fréquente de plus en plus Wissant durant la saison estivale. C’est le temps des pochades réalisées en groupe sur le motif, au pied du Mont de Couple, le promontoire dominant le bourg, ou à l’entrée de l’Herlen, la petite rivière qui serpente au milieu du village. Une amitié sincère s’instaure entre tous ces peintres, qui deviennent modèles à tour de rôle, s’offrant des œuvres dédicacées. Fernand croque à plusieurs reprises sa compagne, au milieu des champs de fleurs ou assise, sublimée d’une robe à crinoline, dans les herbes folles. En 1893, quand Virginie Demont-Breton prépare son œuvre magistrale Jean Bart enrôlant ses matelots, présentée au Salon des Artistes français de 1894, certains élèves posent pour elle : “La ville de Dunkerque l’avait définitivement acquis pour son musée. L’artiste, pour composer ce tableau, s’était documentée sur l’aspect de la ville sous Louis XIV, au moyen d’anciennes gravures. Ce fut le peintre Félix Planquette qui posa pour Jean Bart et Fernand Stiévenart pour le scribe enrôleur. Ce tableau eut un grand succès au Salon”. Cette “toile à sensation” brûlera dans l’incendie du musée des Beaux-Arts de Dunkerque durant l’été 1940 et, à présent, seules sont connues la toile préparatoire de l’écrivain ainsi que quelques études éparses. 


Dès 1893, Fernand et Juliette louent la Villa Siame, une solide longère typique de la région, ornée de pannes flamandes, aux murs de torchis blanchis à la chaux, souvent brossée sous leurs pinceaux. Le couple Demont-Breton apprécie leur présence, car “deux artistes seulement, logés dans le village, restent encore, aimant comme nous à voir ce petit coin de France dans toute sa sauvagerie, ce sont nos élèves Fernand Stiévenart et Félix Planquette, qui exposent chaque année au Salon des Champs-Elysées”. A l’instar de Virginie Demont-Breton, qui chérit ses jeunes modèles choisis au village, les Stiévenart se désespèrent également des disparitions en mer, des mousses arrachés à la vie trop jeunes. Ils s’investissent avec les Demont-Breton, Félix Planquette et d’autres artistes à travers « L’Épave », une association destinée à aider les victimes, organisant des collectes de fonds et des ventes caritatives d’œuvres.


En 1895, le couple fait construire sa maison-atelier, une grande demeure située à l’écart du village, baptisée Sainte-Marie-des-Fleurs. Puis, l’année suivante, à la mort de Xavier de Reul, il s’unit à Saint-Gilles-lez-Bruxelles. En 1902, Juliette y met au monde leur fils unique, Emmanuel. Durant ces années wissantaises, le couple expose au Salon des Artistes français à Paris, participe à l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne et aux salons du Nord de la France, à Douai, Roubaix-Tourcoing et Lille. Mais, Fernand Stiévenart se détache progressivement de l’influence de ses maîtres, les carcans des salons officiels ne répondant plus à ses inspirations. En 1909, la famille déménage à Bruxelles, dans un bel hôtel particulier que le couple s’est fait construire au 80 avenue de Bel Air (quartier d’Uccle). Fernand Stiévenart peut ainsi exposer plus facilement aux salons belges, à Gand et à Bruxelles, et se livrer à de nouvelles expériences, de la gravure à l’estampe.


Ces années de bonheur s’achèvent brutalement à l’été 1914. Lors de la Première Guerre mondiale, les troupes allemandes entrent à Bruxelles. Pris d’inquiétude, les Stiévenart abandonnent leur hôtel particulier le 28 novembre 1914, pour rejoindre Wissant. Pourtant, malgré une occupation de 51 mois, “la capitale n’est pas le théâtre d’engagements militaires violents et un calme relatif règne”. Rassurée par la situation, la famille Stiévenart regagne Bruxelles dès le 26 février 1915, de manière définitive.


La paix revenue, les destructions dans le Nord de la France s’annoncent incommensurables. Les Demont-Breton ont perdu leur maison familiale à Courrières. Pire, les Duhem sont décimés, Rémy est tué au combat en juin 1915, sa mère Marie décède en juillet 1918 de chagrin. Seul rescapé, Henri Duhem se retrouve dans une grande précarité à Saint-Amand. En octobre 1918, Fernand Stiévenart l’invite à venir se réfugier chez lui à Bruxelles ; les amitiés d’artistes restent bien vivaces en ces temps sombres. Plus tard, Sainte-Marguerite-des-Fleurs est vendue à l’artiste Paule Crampel (1864-1964). Dispersée et meurtrie, l’École de Wissant s’éteint doucement. Dans les années 1920, la vie reprend son cours, les expositions redémarrent. Mais Fernand meurt brutalement à Bruxelles le 22 janvier 1922. Juliette y décède encore jeune, trois ans plus tard, le 26 janvier 1925.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Francis Tattegrain (1852-1915) – le maître naturaliste de Berck


Francis Tattegrain, le troisième fils de Charles-Louis Tattegrain (1806-1879), président du Tribunal d’Amiens, et de Thérèse Marie Voillemier (1819-1881), est issu d’une famille de magistrats et de l’une des plus anciennes familles de Péronne, dont le bisaïeul était mayeur de la ville en 1781. Malgré son désir de se consacrer à la peinture, il obtient l’approbation de son père pour poursuivre des études de droit en échange. Il obtient son doctorat en droit avec brio, mais ne se consacre ensuite plus qu’à la peinture. Le jeune Francis découvre Berck avec ses parents dès 1865, où son père fait construire un chalet au 28, rue de l’Entonnoir. Ce lieu de vacances deviendra le cadre principal de son œuvre picturale. Francis Tattegrain épouse Eugénie Joséphine Anne Deleviéleuse le 2 septembre 1882, et ils ont trois enfants : Robert (né en 1883), Thérèse (née en 1886) et Jeanne (née en 1890).

Son terrain de prédilection est la baie d’Authie, où il acquiert 100 hectares de dunes et construit un atelier qui lui permet de travailler sur de grands formats en lumière naturelle. Il travaille également sur toute la côte d’Opale, d’Audresselles à Wissant, où il retrouve souvent ses amis Virginie Demont-Breton et son mari Adrien Demont. La rencontre avec Ludovic-Napoléon Lepic à Berck en 1876 est décisive : « ce qui m’a décidé à m’adonner complètement à la peinture, ce fut, en 1876, ma rencontre à Berck avec le comte Lepic qui travaillait sur la plage en plein vent… ». Pendant l’hiver, il séjourne à Senlis dans la maison de son grand-père maternel, le docteur Jean-Baptiste Voillemier (1787-1865), qui est également un proche parent du sculpteur Edmé Bouchardon et le premier président du Comité Archéologique de la ville depuis sa fondation en 1863. Encouragé par son frère, le sculpteur Georges Tattegrain, et incité par Ludovic-Napoléon Lepic, Francis Tattegrain poursuit sa formation artistique à Paris tout en étudiant le droit. Il intègre l’Académie Julian en 1877 où il bénéficie de l’enseignement de Jules Lefebvre et Gustave Boulanger.

Deux de ses tableaux sont admis au Salon des artistes français en 1879, événement qui marque le début d’une présence ininterrompue jusqu’en 1914 :

  • 1879 : Retour de la pêche à Berck.
  • 1881 : La Femme aux épaves, mention honorable.
  • 1882 : Débarquement de harengs.
  • 1883 : Les Deuillants à Étaples, médaille de 2e classe.
  • 1887 : Les Casselois, dans les marais de Saint-Omer, se rendant à merci au duc Philippe le Bon (4 janvier 1430).
  • 1889 : Louis XIV visitant le champ de bataille de Dunes.
  • 1892 : Entrée de Louis XI à Paris (dessin) ; Étude pour l’entrée de Louis XI à Paris, portrait de Robert Tattegrain, huile sur toile.
  • 1894 : Jeune Garçon en vareuse à mi-corps ; Débarquement de vérotiers dans la baie d’Authie.
  • 1896 : Les Bouches inutiles.
  • 1899 : Saint-Quentin pris d’assaut, médaille d’honneur.
  • 1905 : Les Filets volés, saison du hareng.
  • 1906 : Désemparé.
  • 1907 : Mouillage de détresse, falaise du Cran aux œufs.
  • 1909 : Attendant marée basse.
  • 1910 : Soir de naufrage.
  • 1911 : Batterie de côte engagée, dernière période du Blocus continental.
  • 1912 : Sauveteur d’épaves.
  • 1913 : Sur la côte à noyés ; L’Orémus.
  • 1914 : Marie la Boulonnaise.

Son talent lui vaut de nombreuses commandes, comme celle de « L’Entrée de Louis XI à Paris » pour l’hôtel de ville de Paris en 1892, et plus tard, de « La Cérémonie des récompenses » à l’Exposition universelle de 1900 en 1904. Francis Tattegrain fut peintre d’histoire, aquafortiste et portraitiste pendant une brève période vers la fin des années 1870 et le début des années 1880. En 1894, Léon Coutil, un passionné d’histoire, invite Tattegrain aux Andelys, où il réalise son tableau « Les Bouches inutiles » présenté au Salon des artistes français en 1896 et à l’Exposition universelle de 1900. Il en fera au moins huit études. Cette œuvre représente le siège de Château-Gaillard en 1204 par les troupes de Philippe-Auguste, roi de France. En 1899, il reçoit la médaille d’honneur pour « Saint-Quentin pris d’assaut » au Salon, témoignant de la faveur dont jouit l’un des peintres les plus honorés de la Troisième République. Depuis près de vingt ans, il bénéficie de nombreuses commandes publiques, et Édouard Herriot le décrit comme ayant « le crayon d’Ingres, la palette de Delacroix ».

En 1881, « La Femme aux épaves » lui vaut une mention honorable au Salon, suivi de la médaille de deuxième classe en 1883 pour « Les Deuillants » à Étaples, ce qui le met dès lors hors-concours. Tattegrain est reconnu comme un maître du naturalisme dans le domaine marin, avec des compositions souvent d’un réalisme audacieux mais harmonieux. Son style franc et son coloris juste soulignent les drames qui sont souvent mis en scène dans de grandes compositions. Sa série de petits portraits des pensionnaires de l’Asile de Berck est exceptionnelle et reflète la grande humanité, la sincérité et le charisme de l’artiste (à voir au superbe musée de Berck).

Tattegrain offre en 1888 un « Débris du Trois-Mâts Majestas » exceptionnel au musée Alfred-Danicourt et à ses concitoyens péronnais. Bien qu’il soit connu pour son traitement virtuose des sujets dramatiques, tragiques, voire sinistres, traités avec simplicité et émotion, il a également produit de nombreux tableaux traitant de la vie quotidienne des pêcheurs de Berck. Son tableau de 1912 représentant un couple de naufrageurs au Cran aux œufs (près d’Audresselles) et intitulé « Sauveteurs d’épaves ».

En 1882, Francis Tattegrain devient sociétaire de la Société des artistes français. Il reçoit le titre de Rosati d’honneur en 1899. En 1910, il conseille la veuve d’Eugène Thirion de faire don du tableau « Persée vainqueur de Méduse » au musée d’art et d’archéologie de Senlis.

Il meurt au champ d’honneur dans le Pas-de-Calais pendant la Première Guerre mondiale. Le général Boichut nous éclaire sur sa mort dans ses Mémoires : « Le 1er janvier 1915, la palette à la main, l’illustre peintre Francis Tattegrain mourait à 63 ans, au champ d’honneur, alors qu’il reconstituait, sous les obus, l’esquisse du beffroi d’Arras. » Représenté dans de nombreux musées, notamment à Boulogne-sur-Mer, Berck, Etaples, Cassel, Péronne, Saint-Quentin, Senlis, Dijon, Dieppe, Valenciennes, Caen, Le Mans, Vernon, Nantes, au château de Versailles, aux musées du Louvre et d’Orsay, et dans de nombreuses collections privées.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Jeux et détente – les joies de la mer

La pratique des bains en bord de mer est assez ancienne. Débutée en Angleterre à des buts curatifs, elle apparaît en France en 1785 avec Michel Cléry de Bécourt qui fonde à Boulogne-sur-Mer le premier établissement des Bains. Grâce au développement du chemin de fer et à l’inauguration de la ligne Boulogne-Folkestone en 1843, la mode des bains se développe et la population bourgeoise commence à investir la plage. A cette époque, la peintre Julie Gobert retranscrit ces premiers baigneurs sur la plage boulonnaise à travers plusieurs œuvres, montrant les cabines hippomobiles. Sur la Côte d’Opale, des stations balnéaires voient le jour comme Le Touquet-Paris-Plage, quand d’autres villages de pêcheurs doivent « cohabiter » avec cette nouvelle population estivante, à Etaples, Audresselles et Wissant. A Berck, la fondation de l’hôpital maritime en 1861 permet de profiter de cette « mer curative ». Pourtant, il ne s’agit pas encore de se baigner de manière frénétique. La pratique du bain est réduite, et le coup de soleil prohibé. Accoutré d’un costume de plage, le touriste préfère occuper l’estran à diverses activités de loisirs avec ses enfants, du château de sable à la promenade à dos d’âne. Dès lors, toute une iconographie apparaît autour de cette pratique nouvelle. Les affiches colorées et les cartes postales attirent le public, et des artistes y croquent leur famille au milieu des vacanciers. Les fils et filles de pêcheurs rencontrent alors, sur la plage ensoleillée, cette population privilégiée.

Cette mode des bains transparaît dans les œuvres de Virginie Demont-Breton. C’est à Wissant dès les années 1880, « où l’on trouve la lumière parfaitement enveloppante et colorée, la beauté des lignes du pays et le caractère des personnages », qu’elle peint durant sa carrière de nombreuses toiles figurant des enfants s’amusant sur la plage ou dans l’eau. Ces moments de bonheur fugaces tranchent avec le dur labeur des pêcheurs et les dangers de la mer. Forte de son grand succès avec La Plage en 1881, l’artiste utilise le décor naturel wissantais et prend ses « modèles d’enfants qui sont d’ici, de petits ébouriffés qui se roulent les pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds ». Si les petits marins sont déjà habitués à se mouiller, ils ne savent pas pour autant nager. Les études prises sur le vif sont des témoignages de cette plage devenue un nouvel espace pour l’enfance. Dans les Petits Goëlands (1908), trois futurs marins sont installés au milieu d’un mont de sable. En 1923, Gamins de Wissant montre un fils de pêcheur s’amusant avec son chien au milieu des flots. Mais c’est un enfant favorisé, un ami de la famille, que l’artiste représente avec son Enfant Jouant sur la Plage en 1890. En 1919, une baignade s’improvise joyeusement avec deux enfants dans Matin Bleu. En dépit de ces scènes insolites, la plage devient l’objet d’un tourisme estival.

Vers 1900, les affiches figurant les stations balnéaires fleurissent en ville. Imposantes et bariolées de tons brillants et intenses, elles sont installées sur les kiosques et les panneaux publicitaires. Très graphiques, aux accents structurés, elles attirent l’œil et vantent l’accès rapide par le train, et la qualité de la plage et de l’hébergement. Elles racontent que la station de Le Touquet, « l’Arcachon du Nord », bénéficie de 800 hectares de forêts de pins, et qu’elle se trouve à trois heures de Paris et à quatre heures de Londres. En 1905, la digue-promenade y est aménagée. A Berck, la longue plage de sable fin est accessible pour les Parisiens à trois heures de train. Les joies maritimes de la Belle Epoque trouvent ici leur meilleure expression, stylisées par des artistes souvent anonymes ou peu connus. En même temps, ces affiches sont souvent reprises sous forme de gravures dans les magazines d’actualité et dans les guides touristiques. Autre support publicitaire, les cartes postales participent aussi à la communication sur ce tourisme naissant. Certaines sont « scénarisées » et font poser les enfants, jouant sur le sable, ou barbottant dans la mer.

Enthousiastes, les familles urbaines favorisées débarquent sur la Côte d’Opale à la recherche d’un temps de repos, de loisirs et de découvertes pittoresques. Au milieu des bateaux, les cabines de plage s’installent pour s’abriter du vent. Ernest Péron livre en 1907 une belle vue de La Plage de Boulogne assiégée par les tentes en toile et les chaises pliantes. Au premier plan, heureux, des enfants montent un château de sable. Un peu plus tard, c’est en famille que Victor Dupont (1873-1941) décrit cette journée du 14 juillet 1912, passée sur La Plage de Boulogne, traitée dans des tons très doux et apaisés, presque « silencieux ». Fernande, la femme de l’artiste, se repose à l’ombre, tout en observant ses enfants. Au contraire, Louis Carrier-Belleuse (1848-1913) étonne par sa description presque « excessive » des activités pratiquées sur La Plage de Berck vers 1900. Les dames en crinoline, larges chapeaux vissés sur la tête, surveillent les enfants qui creusent le sable, quand d’autres se promènent sur la grève. Les cabines et les toiles de tente, dessinées aux couleurs crues, s’accoquinent avec les coques rondes et brunes des barques de pêche. Au lointain, l’hôpital maritime de Berck témoigne de la vocation première de la station balnéaire.

La démocratisation et la « portabilité de la photographie » sont établis à la fin du 19ème siècle. D’ailleurs, Georges Maroniez, passionné de photographie, invente en 1891 le « Sphinx », un appareil instantané à main. Il peut ainsi capter les vues de bord de mer, utilisées parfois pour peindre en atelier. Toutes les photographies ainsi prises livrent des témoignages intimistes de ces familles, de ces tranches vie enchantées passées à la plage. Les albums photos deviennent alors de véritables trésors du temps passé. Les nombreuses activités estivales y apparaissent et les gamins rivalisent de leur talent pour réaliser des pâtés de sable. L’estran est largement occupé par les jeux car le bain en lui-même est encore peu pratiqué. La nudité des enfants, surtout des marins, est souvent visible dans les œuvres de Virginie Demont-Breton et de Georges Maroniez. Au contraire, les enfants de la ville portent des tenues qui unifient les genres, notamment avec la barbotteuse de plage qui permet d’avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Leurs parents s’avèrent bien plus pudiques encore, et s’accoutrent de costumes de bain rayés, bien couvrants, qui protègent du soleil et la pudeur. Tous ces accessoires de mode et de jeu sont vendus dans des boutiques qui pullulent dans chaque ville de la côte. Un singulier vestiaire de plage transparaît ainsi à travers les photographies de l’époque. Et, la cabine hippomobile, nantie de ses larges roues, représentée par Louis Carrier-Belleuse à Berck, permet d’avancer dans la mer à l’abri du regard de tous.

Au-delà du château de sable, qui demande au vacancier de s’équiper en seaux, pelles, râteaux et autres moules en tôle, le rivage devient une vaste aire de jeux. En famille, certains s’amusent à la pêche à la crevette et au crabe, en déambulant dans une laisse d’eau. D’autres montent à dos d’âne dans des éclats de rire nourris. Habituellement utilisé pour tirer la charrette de poisson, le pauvre bourricot reçoit les terribles assauts des garnements intrépides qui veulent faire un tour. Parfois même, c’est une petite cariole tirée par une chèvre qui épate le public. Tout est bon pour utiliser cet espace ludique au grand air ! A Berck, les estivants exaspèrent Marthe Chigot, l’épouse du peintre. Dans une lettre adressée à sa mère en juillet 1893, elle déplore : « La plage devient insipide avec tous ses baigneurs, les cabines, les baudets, les petits pâtissiers et mon cher mari ne peut plus peindre au milieu de cette agitation et de cette mondanité ».

Autre jeu, la maquette de bateau remporte un énorme succès. Prisé depuis longtemps par les enfants de marins, qui le fabriquent eux-mêmes, le bateau-jouet s’avère également convoité par les jeunes touristes. Fabriqués en grande série, les modèles manufacturés apparaissent dans les catalogues des magasins et représentent la réduction fidèle d’un navire existant. A Etaples, Achille Caron-Caloin (1888-1947), d’abord acteur patoisant, reprend l’atelier photographique de son père et laisse de superbes clichés de la vie étaploise. Dans Les enfants se distrayant à marée haute sur la grève, boulevard de l’Impératrice Eugénie, l’artiste pose son regard sur un moment de détente, où des gamins lancent leur petit voilier au fil de l’eau. Derrière, un marin surveille la scène. Dans un cliché d’Edouard Lévêque (1857-1936), les parents accompagnent leurs deux garçons se distrayant avec leur bateau-jouet, sur la plage de Le Touquet. Sur une laisse de mer, les vacanciers profitent d’un bain d’eau salée jusqu’au mollet, habillés en costumes de mer et protégés d’un chapeau de paille. Cet épisode de bonheur partagé est repris par Virginie Demont-Breton (1859-1935) dans Les Petits Bateaux, Effet Bleu près du Cap Blanc-Nez à Wissant. Dans un camaïeu de bleus, comme l’artiste sait si bien le brosser, elle présente au premier plan, posés sur le sable blanc, deux enfants à la tête blonde, occupés à faire glisser leur maquette sur les vagues. Prise sur le vif, cette étude revêt les habits simples de la tendresse des instants éphémères.

Entre ciel et mer, l’espace balnéaire se construit et s’impose à la fin du 19ème siècle. Si les enfants des gens de mer pratiquent les jeux sur l’estran et la baignade ponctuelle depuis longtemps, la mode des loisirs de plage crée de nouvelles pratiques et une iconographie dédiée. La massification touristique est encore à ses balbutiements, mais elle concurrence déjà les pratiques de pêche ancestrales. Si les congrès médicaux de 1894-1895 confirment les bienfaits de la mer, c’est surtout un prétexte médical destiné à éveiller les communes littorales à de nouvelles ressources financières. L’industrie hôtelière et les casinos se développent et, à la veille de la Première guerre mondiale, la bourgeoisie apprécie toujours davantage les vacances en bord de mer. Nombreux à travailler sur la grève, les petits marins y rencontrent naturellement des petits citadins plus fortunés. Des liens amicaux se créent, et la photographie immortalise cette empreinte de cordialité enfantine et ludique, sous le soleil de la Côte d’Opale.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Les enfants de la mer au travail

A la fin du 19ème siècle, la vie de l’enfant est bien différente de celle d’aujourd’hui. A la campagne ou en ville, il se retrouve souvent au travail durant de longues journées. Différentes lois essaient de le protéger, mais celui-ci demeure une main d’œuvre docile et économique, notamment dans la communauté maritime. Ainsi, les jeunes garçons de huit ans se retrouvent souvent embarqués en mer comme mousse, avec les risques inhérents à l’activité, du naufrage à la noyade, trop fréquents. Ils apprennent aussi d’autres métiers à terre comme la réparation des filets, appelée ramendage, ou encore le « tainage » qui vise à goudronner les coques des barques pour les rendre imperméables. La transmission du geste par le père permet d’apprendre le métier. Les fillettes ne sont pas en reste. Beaucoup d’entre elles arpentent l’estran et les rues des villes côtières, à vendre le poisson fraîchement pêché, transporté dans les paniers appelés mannes. Les vérotières passent leur journée à chercher des vers de plage pour agrémenter les hameçons, indispensables à la pêche. D’autres, plus misérables, ramassent les épaves et tout ce qui peut se revendre.

Ces activités de rivage alimentent la bonne marche de l’économie halieutique locale, de la pêche à la vente de la marée. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la Côte d’Opale. Certains artistes produisent de jolis portraits d’enfants à la tâche, mais sombrent parfois dans un certain misérabilisme. Au contraire, d’autres plus subtiles dénoncent cette terrible condition humaine infligée aux plus jeunes.

Pendant longtemps, l’enfant ne retient pas l’intérêt des artistes. Eugène Lepoittevin (1806-1870), Alexandre Colin (1798-1873) et Pierre-Marie Beyle (1838-1902) sont les premiers grands peintres à s’intéresser au sujet. Très actifs en Normandie et en Bretagne, ils accrochent, aux cimaises des Salons à Paris, des enfants à la peine présentés sur une grève, et permettent ainsi de diffuser ce genre de peinture. D’ailleurs, la presse du moment reprend sous forme de gravures ces représentations emblématiques. Sur la côte boulonnaise, Auguste Delacroix (1809-1868) et Philippe-Auguste Jeanron (1808-1877) suivent ces maîtres parisiens. Ils ouvrent la voie en décrivant des plages peuplées de familles entières, parées de leurs habits traditionnels. Parfois teintées de maladresses ou encore de sentimentalisme à outrance, ces œuvres permettent néanmoins d’appréhender la vie de ces enfants à cette époque.

En dépit de l’arsenal législatif qui est censé protéger les plus jeunes (loi de 1881 pour l’école obligatoire, loi de 1894 pour limiter la durée du travail), les enfants participent à pérenniser le foyer, grâce à l’appoint que représente leur travail quotidien, et sont pleinement intégrés à la filière professionnelle de la pêche. Ainsi, il n’est pas rare de voir de jeunes garçons et de frêles fillettes parcourir la ville, les quais et l’estran, équipés comme de petits adultes, afin de ramener quelque argent à la famille, souvent nombreuse. Principale ressource pour les familles du littoral, la pêche mobilise toute la communauté. L’embarquement des garçons à bord des navires, pratique courante dès le Moyen-Age et durant tout l’Ancien Régime, se révèle au 19ème siècle sur les photographies, les cartes postales et les regards picturaux des artistes. Sur les côtes du Nord, les mousses accompagnent père, frère et autres membres de la fratrie pour les campagnes au poisson frais, au hareng et au maquereau. Les petits bateaux d’échouage, typiques de la Côte d’Opale, accueillent toujours leur mousse. Âgé de huit à douze ans, celui-ci est inscrit sur le rôle d’équipage et reçoit la plus petite part de salaire.

Artiste très sensible à la condition humaine, Jules Adler (1865-1952) livre de nombreuses scènes et des portraits intimistes du peuple de la mer, de Boulogne à Berck, en passant par Etaples. Ce « le peintre des humbles » esquisse sur le motif. Entre 1910 et 1913, il passe ses étés sur la Côte d’Opale et saisit l’occasion pour montrer la dureté de la vie de pêcheur. En 1914, dans Retour de Pêche à Boulogne-sur-Mer, la famille tout entière rentre à la maison. Cette toile rend compte de la place de l’enfant au port. Alors que les adultes ont le dos cambré, les jambes lourdes et les yeux tombant, les enfants ne portent pas. Même s’ils travaillent, et le plus tôt possible, le législateur et l’équipage veillent à limiter la contrainte sur les plus jeunes en leur confiant les tâches les moins pénibles. Il n’est donc pas surprenant que Jules Adler ait pu observer des mousses au repos. A l’arrière-plan, un enfant aux pieds nus regarde vers le port, le menton posé sur ses bras, l’air rêveur. Le métier de marin est associé à l’aventure. Les plus jeunes ont un véritable désir de naviguer.

Dans Retour de Pêche à Boulogne, daté de 1894, Eugène Vail réinterprète une ancienne œuvre présentée au Salon de Paris en 1888 et intitulée Mon Homme ! L’artiste est habitué à proposer des scènes de pêche et des portraits de marins, depuis sa médaille d’or obtenue avec Paré à Virer à l’Exposition Universelle de 1889. Installé à Etaples vers 1883, le peintre rencontre pourtant des difficultés à vendre sa production, malgré un talent reconnu. Réalisée en automne, durant la saison du hareng, cette œuvre reçoit des tons froids, des camaïeux de gris et de marron. Seules l’écume de la vague tempétueuse et la « calipette » de la matelote éclairent la toile. Debout sur la jetée, la mère et sa jeune fille regardent le ballet incessant des navires de pêche, le visage marqué par une anxiété palpable. Au premier plan, presque centrée, la fillette emmitouflée dans un châle accompagne sa mère. Toute menue, elle paraît bien fragile dans cette atmosphère venteuse et glaciale, et semble faire face aux éléments naturels en se réfugiant contre des jambes maternelles plus solides. D’une image pittoresque, Eugène Vail parvient, sans fioritures, à attendrir le spectateur, ému par la précarité de cette frêle silhouette enfantine.

Bien que le travail du mousse demeure assez limité à bord, l’amplitude de la journée de labeur, les risques inhérents à la tâche et les naufrages meurtriers rappellent la dangerosité du métier de pêcheur. A Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) connaît la précarité de ses modèles : « J’ai voulu suivre le matelot depuis la première heure de sa naissance […] jusqu’à la dernière heure de son agonie tragique ». En marge de ses toiles figurant des gamins à la plage, l’artiste produit en 1890 le fier portrait de Jacques Pourre, dans Jeune Mousse, posant contre une voile de navire durant sa journée de travail. Jacques décède dans la nuit du 19/20 novembre 1893, dans un terrible naufrage au large de Wissant. Cette disparition marque profondément Virginie Demont-Breton et l’incite à présenter au Salon de 1895 Stella Maris, qui représente les derniers instants du mousse et de son patron, assistés par la Vierge des marins. Détail essentiel s’il en est, puisqu’il focalise désormais sur l’enfant dont le souvenir n’a jamais quitté Virginie. Dans la tempête, les marins s’attachaient à leur bateau car cela représentait la meilleure chance de survie. Le cordage qui entoure le torse suffit à évoquer dans quel drame on se trouve pris. Mais l’atmosphère a changé, la Vierge et ses consolations ne sont plus là et le mât héroïquement dressé au milieu des vagues a laissé la place aux clins bien reconnaissables d’un flobart wissantais. Le scandale de l’enfant « victime » se lit sur ce visage délicat que les couleurs de la vie abandonnent. Comme liés par un destin funeste, la mer les emporte tous les deux.

Si les drames de la mer sont légion, la plupart des enfants de marins n’embarquent pas. Ils se contentent d’être les petites mains pour aider leurs parents, et réaliser des tâches secondaires ou ingrates. L’école attendra ! Ainsi, une kyrielle de petits métiers occupe cette masse laborieuse et soumise. Sur la grève, femmes et enfants sont souvent mobilisés pour « bouter » le navire quand c’est nécessaire, c’est-à-dire le mettre à flot ou le sortir de l’eau (renflouage). Hector Caffieri (1847-1932) aime croquer ces scènes pittoresques de halage, qui convoquent beaucoup de monde sur l’estran. Sur la plage de Berck, marins, matelotes et enfants participent au Retour de Pêche, si bien décrit par Charles Roussel (1861-1936). Placés au centre de la composition, de jeunes enfants débarquent avec leurs mère les lourdes mannes de poissons, rapportées par les bateaux.

Les photographes de l’époque apprécient également les enfants en situation de travail sur les quais ou l’estran. Dans une photographie, prise durant l’été 1910, toute la famille Bourgain est réunie sur une butte devant sa maison, rue du Battez à Equihen. Une atmosphère heureuse, presque insouciante, semble planer sur cette scène posée devant l’objectif. Philomène, la mère, allaite son bébé, une manne à ses pieds, le temps d’une petite pause. Jean-Baptiste, le père, patron de pêche, apprend à son fils le ramendage ou « ravaudage », c’est-à-dire la réparation du filet de pêche, maîtrise indispensable pour tout marin. Il a étendu le filet entre deux poteaux et recoud ses mailles à l’aide d’une aiguille en bois ou d’une « navette ». Les deux hommes portent une vareuse à manches courtes, dépourvue de boutons, pour éviter les pièges des filets, ainsi qu’un « balidar », le typique bonnet aux côtés rabattables sur les oreilles. Le jeune garçon est concentré sur la précision de ce geste paternel, il semble prêt pour la relève. Mais, les terribles contingences de la mer en décident autrement. Peu de temps après, Jean-Baptiste et son fils, mousse à bord du Saint-Jean, périssent avec tout l’équipage de leur navire, lors de la tempête survenue en Manche le 11 novembre 1910.

Utilisés durant six ou sept ans, les navires de pêche, ces embarcations robustes, subissent au fil du temps les assauts meurtriers des flots, du sable et du vent. Elles inspirent les peintres qui en font parfois le sujet principal de leurs compositions, même réduites à l’état de carcasses pathétiques. Après leur abandon, ces masses sombres et imposantes deviennent un enjeu économique. Présentée au Salon de 1881, la Femme aux Epaves de Francis Tattegrain (1852-1915) semble bien chargée, presque écrasée par le poids de ses trouvailles. La tête basse, le dos courbé, le visage marqué par l’effort, la jeune fille en haillons ramène des morceaux de bois, un aviron brisé, une voile, une lanterne cassée et quelques pièces de filet. La vente de ce trésor disparate viendra agrémenter le quotidien de la famille. Le Ramasseur d’Epaves de Paul Hallez (1872-1965) figure un jeune garçon sur la plage de Le Portel. Il y prélève le bois, précieux, destiné au chauffage ou à la revente pour la réparation d’autres barques. Au fil de ses pérégrinations, sa manne se remplit de menues planches et de bois flottés.

Certains métiers sont réservés entièrement aux plus jeunes. Si porter les paniers de poisson rythme la journée des fillettes, c’est qu’elles restent indispensables pour le transport et la vente de la pêche du jour. Ces petites mains invisibles se rencontrent sur le port et en ville. Dans « Retour de Pêche » de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939), femmes et enfants s’affairent pour décharger le poisson. A l’écart, un enfant, la manne tirant sur le dos, attend avec sa mère le reste du groupe. Jeune Pêcheuse à l’Attente, peinte en 1896 par Pierre Billet (1836-1922), décrit une jeune fille à la fin de sa journée à Equihen. Son air triste s’accorde avec sa silhouette ramassée. Récurent et apprécié chez les peintres, ce sujet sombre parfois dans un certain misérabilisme. Ainsi, Victor Lainé (1853-1920) se fait spécialiste des œuvres marquées par une empathie par trop appuyée, mais néanmoins très appréciée par la clientèle des Salons. Dans Jeune Pêcheuse au Panier, la gamine est rentrée à la maison avec sa manne et s’accorde un moment de repos. Sa tête inclinée, sa chevelure désordonnée et sa mine accablée interpellent le spectateur. Ses Mains et ses pieds, sales et gonflés, concluent l’impression d’un mal-être palpable chez cette laborieuse encore enfant.

A une époque où les loisirs de bord de mer prennent leur ampleur, et où la peinture envahit les intérieurs bourgeois, tous ces enfants déjà au travail intéressent le public. Ces petits métiers dédiés aux plus jeunes, véritables petites mains du monde halieutique, inspirent largement les peintres et les photographes qui y voient un témoignage pittoresque de la vie laborieuse sur la côte. Mais, au-delà de toute cette iconographie, ces activités de rivage se montrent essentielles à la bonne marche de la pêche et de la vente du poisson. A leur manière, ces gamins et ces fillettes de l’estran affirment l’identité locale de la Côte d’Opale, forte de ses activités traditionnelles.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Marines et retours de pêche à Berck par Charles Roussel (1861-1936)

Charles Émile Joseph Roussel voit le jour le 16 février 1861 à Tourcoing, dans le département du Nord, du mariage de Joseph François Roussel et d’Aimée Amélie Joseph Castelain. En 1925, il se marie dans le 14ème arrondissement de Paris avec Simonne Eugénie Filiatre, née à Boulogne-sur-Mer.

En 1877, Charles Roussel entre à l’école académique et obtient des distinctions. Deux ans plus tard, à l’âge de 18 ans, Roussel entre à l’Académie des Beaux-Arts de Lille, où il étudie sous la direction du peintre Alphonse Colas. Ensuite, il devient élève aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier d’Alexandre Cabanel jusqu’en 1886, puis continue son enseignement avec Jean-Joseph Weerts.

Au début des années 1880, Charles Roussel effectue quelques voyages en Pays Basque, en Italie, en Espagne et dans le sud-ouest de la France. Après un séjour à Pont-Aven en 1886, il s’installe à Berck, où il est conseillé par son maître et ami Francis Tattegrain. Les journalistes de l’époque notent leur affinité et en 1899, lors d’un punch offert en l’honneur de la distinction obtenue par Tattegrain au Salon, le maire de Berck associe Charles Roussel dans son discours, affirmant que « M. Roussel lui aussi est berckois…». Par ailleurs, Charles Roussel conserve dans son atelier le portrait que Tattegrain a réalisé de lui en quarante minutes.

À l’instar de nombreux artistes qui se sont rassemblés autour de Berck, tels que Francis Tattegrain, Ludovic-Napoléon Lepic et Marius Chambron, Roussel a observé les pêcheurs et les pêcheuses – avec lesquels il a établi des relations amicales – en suivant leurs routines quotidiennes : préparation de la journée de travail, prière avant la pose des filets, départ pour la pêche au hareng et au maquereau, retour avec la prise de la journée, et enfin nettoyage et pliage des filets en prévision du lendemain matin. D’une manière presque cérémoniale, l’artiste a suivi leur progression tout au long de la journée, surtout pendant la grosse saison de pêche automnale.

Charles Roussel fait comprend l’âme des pêcheurs, fait preuve d’une empathie pour leur labeur rustique. Il refuse d’idéaliser ou de romancer leur vie, créant des compositions avec un souci scrupuleux de vérité et de sincérité expressives. Le modelage solide et sobre des personnages leur confère une dignité et une noblesse tranquilles, proches de l’atmosphère des « Tailleurs de pierre » de Courbet ou des « Glaneuses » de Millet. Il ignore effectivement le mélodrame théâtral, mais sa sobriété n’est pas sans émotion. Sa manière d’évoquer la lassitude d’un visage, la tension douloureuse d’une pose, la fatigue d’un geste, illustre une empathie discrète mais véritablement sincère.

Si les scènes de pêche de Charles Roussel témoignent d’une grande attention aux détails réalistes, l’artiste a également créé des œuvres impressionnistes composées de juxtapositions de formes et de teintes. En effet, à partir de 1889, Roussel réalise une série de peintures explorant les effets de la lumière et de l’atmosphère. Dans ces images, le soleil, le ciel et l’eau deviennent le sujet principal, tandis que les silhouettes et les bateaux transparaissent à travers les jeux de lumière. Du spectacle grandiose d’un coucher de soleil à l’humble mélancolie d’un matin brumeux, Charles Roussel a capturé la mer avec toutes ses facettes et ses humeurs. Son coup de pinceau fluide et actif et ses nuances tonales ont donné naissance à des compositions d’une grande fraîcheur et d’une grande spontanéité, soulignant la beauté discrète de sa ville côtière d’adoption. Homme humble et modeste, Charles Roussel n’était pas inspiré par les titres et les honneurs, mais par le simple plaisir de son métier. Il gardait ses toiles avec un soin jaloux, hésitant à les montrer car, comme tous les vrais talents, il n’était jamais satisfait de ce qu’il produisait. (Le Magasin Pittoresque, 1913).

Néanmoins, les visions expressives et poétiques de Charles Roussel lui valent une solide réputation dans toute l’Europe et attirent de nouveaux collectionneurs en Amérique. En 1887, il commence ce qui deviendra une participation de 48 ans au Salon annuel des artistes français, en exposant l’une de ses œuvres les plus importantes, « Les Apprêts pour la Pêche », aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Les apparitions de Charles Roussel au Salon sont toujours suivies avec enthousiasme et donnent lieu à une impressionnante succession d’expositions dans le pays et à l’étranger, notamment l’Exposition universelle de Saint-Louis (1904), Saint-Pétersbourg (1904), Buenos Aires (1909) et le Salon des Tuileries à Paris (1907-1908).

Sa première exposition personnelle présentant 109 tableaux a lieu en 1906 à la Galerie des Capucines, à Paris : succès critique et commercial. Dès lors, elle aboutit à la vente d’une de ses œuvres à l’État et à des acquisitions par de grands musées français. Populaire malgré lui, Charles Roussel est salué comme un artiste sensible et expressif « dont la technique originale et personnelle mérite l’admiration des connaisseurs. » (Journal de Berck, 23 novembre 1930).

Avec la mort de Charles Roussel en 1936, la France perd un homme à la vision unique, qui a réussi à capturer un lieu et une époque comme aucun autre artiste. Après sa mort, l’artiste s’est quelque peu effacé de l’attention du public, avant de connaître un regain d’intérêt et d’expositions dès 1961, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance.

Charles Roussel réalise l’essentiel de sa carrière à Berck et y décède le 16 mars 1936.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Intimité d’artistes : peindre sa famille

Si l’intimité est surtout utilisée pour caractériser une œuvre littéraire, un sentiment, un état intérieur, l’art se l’approprie également. Et cette liaison particulière se décline naturellement en peinture. En 1905, Charles Mauclair, le fameux critique d’art de l’époque, qualifie Henri Le Sidaner « de peintre intimiste par sa piété naïve dans le dessin », qui privilégie la représentation de la vie d’intérieur et l’existence familière. En peignant leur intérieur domestique et parfois les personnes qui s’y rapportent, ces artistes produisent une peinture d’intimités. Les visages et la psychologie des personnages deviennent le sujet de la toile, les personnalités se dévoilent. Pour autant, il ne faut pas chercher une unité de style ou un mouvement constitué à l’intimisme pictural. Car chaque artiste développe sa manière de peindre, et seul son goût pour l’intimité du sujet le rapporte au groupe des « peintres intimistes ».

Sur la Côte d’Opale, les artistes de la Belle Epoque peignent leur entourage ou leur intérieur domestique par goût ou par nécessité. Peindre sa famille, ses amis, son jardin ou sa pièce à vivre relève d’une certaine facilité dans le choix du sujet. Mais cette peinture intimiste révèle aussi un choix profond de l’artiste qui recherche un lien fort avec son sujet, et qui s’engage à manifester les sentiments qui l’affectent au moment de la création de son œuvre. A côté des modèles anonymes, les regards d’artistes se portent sur la famille et les amis, pour la création de portraits ou de scènes de genre. Ces amitiés d’artistes, qui transparaissent dans ces productions, trouvent leur pleine expression au sein des différentes écoles, de Berck à Wissant, en passant par Etaples.

Chez certains peintres, la famille devient le grand sujet récurrent. Victor Dupont en est l’exemple absolu, lui qui va s’attacher à représenter sa famille dès sa rencontre avec sa future épouse, pour peindre régulièrement ses petit-enfants jusqu’à la fin de sa carrière. Né à Boulogne en 1873, Victor Dupont suit l’école d’art de sa ville puis rejoint l’académie de Lille de Pharaon de Winter (1898). A l’automne 1899, il s’installe avec Fernande Jaspard, sa future femme. Très présent au Salon de la Société des Artistes Indépendants dès 1903, puis au Salon d’Automne dès 1904, il y expose durant toute sa carrière, jusqu’à sa mort en 1941, des paysages, des scènes de genre et des sujets religieux. Réalisé en 1900, le portrait de Fernande au Corsage Rouge, encore académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante (musée départemental de l’Oise, Beauvais). En 1904, l’artiste montre une Maternité au Berceau, où il représente son épouse et leur première fille dans leur chambre. Cette scène très intimiste, dans laquelle Fernande apparaît à la fois en mère aimante et en épouse sensuelle, s’inscrit dans cette longue série de portraits intimistes qui émaille son parcours pictural.

Très attaché à sa famille riche de cinq filles et de deux fils, Victor Dupont aime aussi représenter ses enfants dans des situations familières ou en plein air, dans le jardin de son atelier de la Ruche à Paris, ou en vacances au château de Bidart. Quant à Pierre, son aîné, il se voit souvent accoutré en petit matelot boulonnais. Très religieux, Victor Dupont accorde une grande importance à l’unité familiale, très palpable dans Les Enfants au Chien (1920, musée de Boulogne-sur-Mer) où les deux fillettes posent avec le malinois familial, ou dans Les Enfants au Livre (1924) quand les sœurs se rassemblent pour faire la lecture à la cadette. Avec une nostalgie affective, sa fille Nathalie témoigne que « les séances de pose étaient longues et fastidieuses. Il fallait poser des heures entières sur une chaise ou un banc, à la maison ou au jardin de la Ruche, sans bouger, de peur de se faire houspiller par ce père artiste. Quand on voyait notre père cherchait un nouveau sujet, nous nous cachions pour ne pas voir notre après-midi de jeux compromise…». L’enfant de l’époque ignore les contraintes financières d’un artiste fauché et en peine financière, malgré ses succès aux Salons et aux expositions. Car après la mort de son ami Guillaume Apollinaire (1918) et le retour de la paix, Victor Dupont, gravement blessé, est incapable d’assurer une production d’œuvres suffisante. Il se replie alors sur les fondements de sa vie, sa famille et la religion, et se limite à peindre son entourage. Ainsi, la relation entre le peintre et son modèle devient plus contrainte, une obligation vitale.

Pour Virginie Demont-Breton, le prisme du modèle familial est bien éloigné de celui de Victor Dupont. Née à Courrières en 1859, fille du célèbre peintre Jules Breton, Virginie Demont-Breton est sensibilisée à l’art dès sa tendre jeunesse et montre déjà des capacités importantes. Rencontré dans l’atelier de son oncle, le peintre Emile Breton, elle épouse Adrien Demont en 1879. Le couple a trois filles et fait construire à Wissant le Typhonium, une maison de style égyptisant (1890). Durant sa carrière, Virginie Demont-Breton s’inspire de la vie des pêcheurs et de leur famille : « depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant, où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs de ses paysages, et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses, étant pauvres. Les nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ, et que la mère répare les filets ou prépare la soupe ». En marge des modèles de proximité, la famille apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère : « Il m’est arrivé aussi naturellement de faire poser mes propres enfants quand ils étaient petits ».

Ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne (1888-1935), servent de modèles pour plusieurs œuvres emblématiques. Dans son tableau Au Pays Bleu (Salon de 1892), commencé l’année précédente, l’artiste représente Adrienne, alors âgée de quatre ans, s’amusant nue sur l’estran en compagnie de Musette, le setter irlandais de la famille, et d’un petit garçon. Plus tard, Le Colombier d’Isa (Salon de 1896) s’inscrit dans la veine des peintures religieuses et spirituelles. Si la Vierge drapée et son nourrisson évoquent la religion, Virginie Demont-Breton choisit pour décor une ferme wissantaise. Ses deux filles, Louise et Adrienne, alors âgée de dix et huit ans, servent à nouveau de modèles pour réaliser la figure centrale. Peut-être pour valoriser une certaine authenticité et sincérité de son œuvre, Virginie Demont-Breton garde dès lors une envie prononcée de croquer les petits villageois et leurs mères, et semble « épargner » ses filles.

Appréciée au village, elle aime peindre sur le motif et trouve facilement des modèles adaptés à ses œuvres marines. Très indépendante, et désireuse de garder son propre style naturaliste, elle n’est pas influencée par Adrien Demont, son mari, peintre paysagiste. Elle s’amuse à le croquer plusieurs fois en plein travail, notamment sur la plage de Wissant, le 14 août 1883, en compagnie de ses élèves. Cette œuvre de plein air, où la plage devient atelier, évince tout sentimentalisme et rappelle aujourd’hui les liens d’amitiés forts qui unissaient les artistes wissantais. Elle offre parfois aussi des portraits comme Enfant Jouant sur la Plage, figurant Pierre Munié, le neveu de son amie madame Soden (août 1890), s’amusant avec une maquette sur la plage de Wissant.

Autre couple de peintres, Henri et Marie Duhem sont des artistes douaisiens reconnus. Avocat, Henri Duhem rencontre Marie Sergeant chez Virginie Demont-Breton, à Wissant en 1889, et l’épouse en 1890. Ils ont un fils, Rémy, l’année suivante. Les deux artistes sont fusionnels et aiment se représenter, en train de peindre ou simplement dans des scènes quotidiennes. Le musée de la Chartreuse à Douai conserve ces traces picturales d’un époux aimant qui trouve son inspiration chez son double artiste. Marie Duhem peignant (1893) et Portrait de Marie Duhem (1898) sont autant de témoignages de l’amour d’Henri Duhem porté envers sa femme. En août 1889, Virginie Demont-Breton saisit Marie Duhem Peignant, installé dans un vieux flobart (musée de la Chartreuse à Douai). Ce portrait, charmant, révèle la tendresse qui unit ces deux artistes femmes, engagées, qui s’imposent dans un monde de l’art encore largement dominé par les hommes. L’artiste offre le tableau en 1925 à Henri Duhem, qui a perdu son fils et sa femme dans des conditions dramatiques. En effet, Rémy meurt au combat en juin 1915 et, Marie, qui ne s’en remet pas, décède de chagrin en juillet 1918.

Fernand Stiévenart (1862-1922) et sa femme Juliette de Reul sont deux artistes au destin plus heureux. Installés dans leur villa Sainte-Marie des Fleurs à Wissant (1895), ils suivent les conseils d’Adrien Demont avant de s’émanciper. Très proche du couple Demont-Breton, leur fortune personnelle ne les oblige pas à produire beaucoup. C’est un peu en dilettante, mais nanti d’un grand talent, que Fernand aime représenter son épouse au milieu des fleurs, dans la campagne wissantaise, ou dans son intérieur bourgeois. Il laisse de nombreuses pochades aux accents fauves, notamment Femme dans le Champ de Fleurs. Paysagiste dans l’âme, l’auteur y voit un prétexte pour célébrer l’amour de sa vie, servie dans une nature éclatante. Au contraire, Juliette de Reul reste en retrait de son mari et se contente de peindre des natures mortes et des paysages fleuris. On ne lui connaît pas d’œuvres familiales, malgré la naissance de son fils unique, Emmanuel, en 1901.

La relation d’amitié forte qui lie le couple Demont-Breton et Édouard Houssin se retrouve également dans la production du statuaire. Né en 1847 à Douai, Édouard Houssin suit l’École des Beaux-Arts de sa ville natale puis rejoint Paris. En 1868, il propose son premier buste au Salon de Douai. En 1890, il découvre Wissant avec Virginie et Adrien Demont. Charmé par le village, il y achète une petite ferme en août 1892 pour y installer son atelier, actif jusqu’à sa mort en 1919. La variété de son œuvre répond aux commandes officielles, qui réclament allégories et grandes sculptures. Professeur de modelage à l’École de Sèvres dès 1894, il pratique les moulages en plâtre, le biscuit et le bronze, ainsi que la taille sur pierre. En marge des sujets wissantais et maritimes, Édouard Houssin se plait à immortaliser ses amis et leur famille. Ainsi, il réalise une série de bustes figurant Virginie et Adrien Demont (1888), leurs filles Louise et Adrienne (1892), Jules Breton, le père de Virginie (1893, buste visible au musée de Douai), et enfin Éliane, la dernière fille du couple (1908). Virginie et Adrien Demont sont ravis des bustes « de Louise et d’Adrienne [qui] ont été édités avec notre autorisation par la manufacture de Sèvres en grandeur nature et en réduction ». Cette amitié privilégiée transparaît encore dans la dénomination, presque tendre, des bustes des fillettes « désignés au catalogue de Sèvres sous ce titre : les enfants de Houssin ». Cette histoire d’amitié est consacrée en 1904 par Virginie Demont-Breton, qui réalise un charmant portrait d’Édouard Houssin junior, alors âgé de quatre ans : « les parents en sont très contents ».

Quand certains artistes peignent souvent leur famille, d’autres se font plus discrets. Issu du courant naturaliste, Francis Tattegrain (1852-1915) représente souvent les paysages maritimes. Sa rencontre avec le baron Lepic en 1876 l’encourage dans son effort à croquer la vie maritime locale, travaux qu’il présente au Salon dès 1879. Les scènes historiques, les naufrages et le peuple de la mer illustrent son œuvre riche et abouti, essentiellement d’inspiration berckoise. Peints entre 1891 et 1914, les résidents de l’ancien asile maritime témoignent de son grand talent à saisir la psychologie du sujet. A contrario, dans Portrait de la femme du peintre et de son fils, réalisé en 1884 (musée de Berck-sur-mer), Francis Tattegrain aborde un sujet beaucoup plus intimiste. A la manière des Impressionnistes, il croque son épouse en compagnie de Robert, son tout jeune fils, tous deux installés sur un bateau berckois. L’élégante raffinée et le bambin emmailloté dans sa crinoline rappellent la Belle Epoque et son insouciance oisive, et tranchent volontairement avec le décor maritime laborieux, aux tons plus monotones. Dans cette scène atypique, Francis Tattegrain fige un instant de bonheur familial sublimé, empli de tendresse et de délicatesse, où la beauté de ses êtres chers rivalise avec l’éclat naturel du lieu.

Dans un style naturaliste ou inscrits dans la mouvance postimpressioniste, les artistes de la Côte d’Opale aiment poser leur regard attendri sur leur famille et leurs amis. Pourtant cette intimité authentique semble noyée dans leurs productions plus commerciales de paysages maritimes, de portraits de pêcheurs et de scènes de genre. Les rares œuvres racontant leur vie familiale demeurent pourtant des éléments indispensables pour connaître et cerner leurs véritables sentiments.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Un statuaire de génie – Eugène Blot (1830-1899)

Dès le milieu du 19ème siècle et jusqu’à la Première guerre mondiale, le littoral boulonnais reçoit une foule nouvelle d’excursionnistes, anglais ou français, aristocrates ou bourgeois, venus chercher un dépaysement balnéaire. En marge de ce tourisme naissant, se développe la vente de souvenirs de bord de mer. Outre la colonie de peintres qui parcourt l’estran à la recherche de pêcheurs à « croquer », à l’instar de George Ricard-Cordingley (Wimereux) ou de Virginie Demont-Breton (Wissant), d’autres artistes s’inspirent du monde maritime. Dans ce contexte, un homme va se spécialiser dans la production de petites statuettes en terre cuite. Eugène Blot, qui s’installe à Boulogne dès 1854, y produit des sujets attachants, d’une très belle qualité, destinés aux touristes.

La famille Blot est originaire de Marconnelle, près d’Hesdin, où le père d’Eugène est fabricant de pannes et de tuiles. Quelques années plus tard, la famille s’établit à Grandvilliers dans l’Oise, où né le 14 novembre 1830 Eugène Blot. Prédestiné à reprendre la fabrique de son père, Eugène est attiré dès sa plus jeune enfance par la terre, facile à manier, façonner, à rendre vivante. Son père l’encourage dans cette vocation. Dès 1842, Eugène suit des cours de dessin dans un collège à Dieppe. C’est dans cette ville qu’il rencontre Marie-Anne Thierry, qu’il épouse et qui lui donne un premier fils, Félix, en 1854. A la même époque, Eugène abandonne l’atelier paternel et devient débardeur de charbon sur les navires amarrés dans le port de Dieppe, où il y côtoie les ouvriers et le monde maritime. Pourtant ingrate, cette fonction lui fournit de nombreux premiers modèles qu’il façonne le soir en revenant du travail. A la suite de cette expérience ouvrière, il enchaîne plusieurs professions, dont contremaître, qui n’ont d’intérêts pour lui que le salaire. Puis, il quitte Dieppe et fait une rencontre déterminante pour sa carrière. Dans ses mémoires, Eugène raconte : « M. le comte de Coët-Logon m’a commandé son portrait et diverses statuettes qu’il m’a payés largement. J’ai fait un groupe qui a été mis en loterie et gagné par l’archevêque de Rouen. Plusieurs autres personnages hauts placés m’ont acheté d’autres pièces, en applaudissant à mes efforts laborieux ». Ces premières commandes jettent les bases de son commerce, qui va prendre son ampleur à Boulogne-sur-Mer.

En 1855, Eugène Blot s’installe à Boulogne, rue Royale, puis rue Thurot, et enfin rue de l’Ecu (rue Napoléon) en 1860. Dans son atelier, il sculpte dans la terre cuite des sujets maritimes, puisés au fil de ses rencontres lors de ses promenades sur le port ou l’estran boulonnais. Marins, pêcheurs, matelotes et autres ramendeurs de filets deviennent prépondérants dans sa création artistique. La technique est connue et immuable pour créer ses sujets. Le Journal de l’Académie Nationale de juin 1860 relate parfaitement la technique et les résultats de la fabrique Blot : « M. Blot soumet à l’appréciation du Comité quelques statuettes en terre cuite représentant les pêcheurs du littoral boulonnais. Le comité constate la parfaite exécution, et la touche pleine de finesse, d’art et de vérité de ces charmantes statuettes. Les groupes sont d’une animation saisissante, et les individus isolés ont tous une pose et une attitude qui frappent par le naturel et l’exactitude du type de la belle population maritime de Boulogne. M. Blot fait suivre son envoi de quelques détails plein d’intérêts sur la manière dont il prépare la terre, qui est extraite des falaises boulonnaises, et cuit ses statuettes. Deux tiers de terre glaise et un tiers d’argile manipulés, bien mélangés, forment la matière première de ce travail. Pour modeler cette terre, M. Blot se sert de régulateurs en terre cuite de son invention. Il est proscrit l’emploi du fil de fer. Quand les objets modelés sont secs, il les place dans un four disposé exprès pour les recevoir, et dans lequel il fait du feu pendant vingt-quatre heures. Le feu est conduit graduellement jusqu’à ce que la flamme sorte blanche du milieu des objets. Alors M. Blot ferme le four hermétiquement et ne donne de l’air que le lendemain. Cet air doit être donné peu à peu, et avec une grande précaution. Grâce à ces soins, les objets modelés résistent à l’ai aussi bien que la terre la plus dure. »

Les années passant, Eugène Blot connaît une belle notoriété et les commandes affluent, pour preuve ce courrier en date du 3 janvier 1863. L’artiste écrit au maire de Boulogne : « J’ai l’honneur de soumettre à votre approbation l’envoi au musée de notre ville les portraits en bustes dont voici les noms : MM. Menche de Loisne, d’Hauttefeuille, Mariette, Adam, Alexandre, Demarle, docteur Cazin. Si monsieur le Maire, vous daignez accepter mon initiative, je me propose pour l’avenir dans l’intérêt de l’illustration boulonnaise, de rechercher et reproduire afin de pouvoir être conservés les traits des honorables personnes, qui se sont plus ou moins rendues utiles à notre cité. » Tous ces bustes, saisissants de finesse et de réalisme, sont conservés au château-musée de Boulogne.

En 1865, Eugène participe à l’exposition philomathique (scientifique et artistique) de Bordeaux. L’année suivante, il figure à celle de Dublin. En 1867, il montre à l’Exposition Universelle de la pêche à Boulogne une large panoplie de sa production : figurines, groupes de personnages, bustes, pipes à têtes de matelots, coquillages ouvragés et pots à tabac. Malgré tous ces honneurs, Eugène Blot n’est jamais admis au Salon des Artistes français, véritable reconnaissance artistique, ce qui l’attriste toute sa vie durant. On lui reproche de trop favoriser le détail des costumes au détriment de l’expression des visages, et de s’inscrire dans un misérabilisme et une théâtralité trop prononcés.

A partir de 1870, Eugène Blot se désinvestit de son travail et laisse la fabrique à ses trois fils Félix, Achille et Ernest. Achille est le seul à créer de nouveaux modèles et à atteindre un bon niveau artistique, les deux autres enfants ne produisant que des modèles moulés de moindre qualité. Eugène Blot quitte Boulogne en 1893 pour l’Oise, où il meurt en 1899 à l’âge de 69 ans.

Aujourd’hui, on peut encore ainsi admirer des pêcheuses de crevettes, des marchandes de poissons, des pêcheurs en cuissardes, ou des matelotes arborant fièrement leur soleil boulonnais. Les œuvres les plus caractéristiques d’Eugène Blot sont de petites sculptures, hautes de 15 à 30 cm, en terre cuite rougeâtre, allant souvent par paire (Couple de Boulonnais, Marin et Pêcheuse de crevettes, …). La physionomie des personnages est rendue avec habileté et le costume est restitué avec un souci scrupuleux des détails et des accessoires. Malgré la simplicité du matériau de base, la qualité de la réalisation dépasse de loin la notion de simple souvenir ou de document anecdotique. En témoignent d’ailleurs des pièces plus importantes, composées de nombreux personnages, véritables scènes de genre d’une grande valeur artistique. Plus rarement, l’artiste a laissé des bustes de pêcheurs ou de matelotes, d’un coût plus accessible à l’époque pour le touriste.

Durant ses vingt années d’activité artistique, Eugène Blot a dispersé à travers les touristes un témoignage révolu de la vie maritime boulonnaise. Son art s’inscrit dans le courant réaliste de la grande sculpture du milieu du 19ème siècle, et témoigne d’un climat artistique porté sur les scènes typiques et les personnages pittoresques. La participation de Pierre Graillon et de Victor Fourdrin, autres artistes reconnus, et d’Eugène Blot aux grandes expositions universelles, régionales, générales ou maritimes, de la seconde moitié du 19ème siècle, est un des facteurs principaux de diffusion et de succès de cette forme d’art. A l’instar de la peinture, Eugène Blot a eu une approche similaire, très naturaliste, en composant des tranches de vie du peuple de la mer.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Virginie Demont-Breton (1859-1935) – Wissant, ses marins et sa plage

Virginie Demont-Breton est née le 26 juillet 1859 à Courrières en Artois. Son père, le peintre Jules Breton (1827-1906) avait épousé en 1858 Élodie de Vigne, fille du maître gantois Félix de Vigne (1806-1862). Sa vie d’enfant et d’adolescente à Courrières est simple et rustique, mais ouverte de façon permanente à l’art et à la littérature. Ses dons artistiques précoces se développent dans une tradition mi-académique, mi-naturaliste, sous la direction de son père qui l’incite à privilégier des études d’après nature, afin de développer observation et imagination.

En 1880, elle épouse le peintre paysagiste Adrien Demont (1851-1928), et ensemble ils ont trois filles : Louise, Adrienne et Éliane. Les Demont-Breton s’installent à Montgeron, mais découvrent en 1881 le charmant village côtier de Wissant, situé entre les caps Blanc-Nez et Gris-Nez. Ils y séjournent souvent avant de s’y établir définitivement. En 1891, ils y font construire leur villa-atelier, le Typhonium, un bâtiment dans un style égyptisant étonnant conçu par Edmond de Vigne.

Virginie Demont-Breton s’épanouit dans l’exercice de son art, comme dans sa vie d’épouse et de mère. Sa carrière artistique est précoce. Elle expose à Paris dès 1879 et obtient une médaille d’or à l’Exposition Universelle d’Amsterdam de 1883. Hors-concours dès le Salon de 1883 avec La Plage (acheté par l’État pour le Luxembourg, en dépôt au musée d’Arras), ce brillant début de carrière se confirme rapidement en France et aux États-Unis, autour des thèmes de la famille et de ses figures privilégiées : la femme et l’enfant. La découverte de la baie de Wissant, puis l’installation définitive au Typhonium, leur demeure construite à « l’égyptienne » au-dessus du village avec l’aide de l’architecte belge Edmond de Vigne, amène la jeune femme à se consacrer à la représentation de la vie quotidienne des pêcheurs : Les Loups de mer (1885, musée de Gand), Hommes de mer (1898, musée de Picardie à Amiens). Elle observe les futurs mousses aux prises avec la mer (La Trempée, 1892 – A l’Eau, 1897, musée de Gand). Bouleversée par les drames que la mer suscite, elle peint l’attente angoissée de l’épouse dont L’Homme est en mer (1889), copié par Van Gogh, et le deuil inéluctable pour Les Tourmentés (1905, Palais des Beaux-Arts de Lille).

La production artistique de Virginie Demont-Breton s’articule principalement autour des thèmes liés à la vie quotidienne des habitants de la mer dans la baie de Wissant. Son premier grand succès au salon de 1883, La Plage (actuellement exposé au musée des Beaux-Arts d’Arras après avoir été déposé au musée d’Orsay), témoigne de son intérêt pour la représentation de l’enfance et de la maternité. Elle a également excellé dans la peinture d’histoire, comme en témoigne Jean-Bart exposé au Salon de 1894 (musée des Beaux-Arts de Dunkerque, détruit pendant la Seconde Guerre mondiale), ou Ismaël présenté en 1896 (musée de Boulogne-sur-Mer).

Touchée par la dure vie des pêcheurs du Nord, Virginie Demont-Breton a consacré plusieurs de ses tableaux aux épisodes dramatiques de la vie maritime. C’est notamment le cas des Tourmentés (1905) actuellement (musée des Beaux-Arts d’Arras), un grand tableau qui dépeint de manière saisissante le chœur tragique des femmes de marins surplombant les corps sans vie de pêcheurs naufragés.

A partir des années 1890, au culte du héros (Jean Bart, 1894, acquis par le musée de Dunkerque, détruit pendant la Seconde guerre mondiale), s’ajoute une certaine veine mystique assez caractéristique d’une peinture mi-naturaliste, mi-symboliste de la fin du siècle. Enfin, la présence permanente de la mer, en toutes circonstances et dans la grande diversité de sa palette, habite sa peinture. De jeunes peintres, séduits également par le site et ses habitants, ne tarderont pas à rejoindre Virginie Demont-Breton et son époux, et développeront leur propre talent sous leur égide très ouverte : c’est le groupe de Wissant ou École de Wissant (Félix Planquette, Fernand Stievenart, Valentine Pèpe, le couple Henri et Marie Duhem).

Un désir profond de voir les femmes se réaliser à part entière dans leur carrière artistique a incité Virginie à rejoindre L’Union des Femmes peintres et sculpteurs (1883). Sous sa présidence (1895-1901), et conjointement avec Madame Léon Bertaux, elle obtient de Jules Ferry l’entrée officielle des femmes à l’École des Beaux-Arts et le droit de concourir elles-aussi pour le Prix de Rome. En 1894, l’artiste reçoit la Légion d’honneur au grade de chevalier, puis d’officier en 1914. En 1896, elle est nommée Rosati d’honneur.

Malgré une vie demeurée quotidienne à Wissant, c’est à Paris qu’elle meurt le 10 janvier 1935.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Georges Ricard-Cordingley (1873-1939) – le poète des ciels boulonnais

Pour exprimer un sentiment, dans toute son efficacité, le peintre doit s’appuyer sur la vérité absolue, sur la réalité qui a été celle même, pour tous, le point de départ de votre émotion. Après avoir analysé, cherché l’émotion dans l’illimité du rêve et de la pensée, pour la communiquer à d’autres, il faut se servir d’un réalisme, d’une exactitude aussi rigoureuse que possible.” A travers ces pensées, Georges Ricard-Cordingley résume parfaitement la vision qui va animer son art, toute sa vie durant. Originaire de Lyon, aux racines anglaises, l’artiste parcourt le Boulonnais dès les années 1890 pour y peindre des scènes maritimes et des paysages, à l’instar de ses prédécesseurs célèbres. Pourtant, par sa gamme empruntée de couleurs douces, aux effets de lumière éblouissants, et par son investissement à vouloir apprendre aux côtés des gens de mer, Georges Ricard-Cordingley laisse un travail unique et inégalable. Voyageur invétéré, à la recherche constante d’inspirations nouvelles, l’artiste évolue aussi bien dans la société mondaine de la Côte d’Azur, qu’au milieu de rudes marins partis en mer sur un morutier.

Georges Ricard-Cordingley est né le 30 janvier 1873 à Lyon. Son père Prosper est un négociant en soieries, quand sa mère Giorgiana est d’origine anglaise. Malheureusement, son père meurt brutalement en 1875, laissant sa mère sans ressources pour élever Georges et Albert, son frère aîné. Elle donne alors des cours de piano et d’anglais, et s’adonne à la peinture pour pouvoir subvenir aux besoins de la petite famille. La situation s’avère difficile, mais Giorgiana reçoit l’aide de ses deux sœurs établies à Boulogne, qu’elle visite régulièrement. Déjà, depuis ses huit ans, Georges Ricard-Cordingley croque son environnement, peint la rue et ses ciels avec envie. En 1887 à Equihen, il rencontre Jean-Charles Cazin (1841-1901) lors d’une visite impromptue à sa maison-atelier, accrochée à la falaise, face à la mer. L’année suivante, il entre à l’Ecole des Beaux-arts de Lyon qu’il fréquente de 1888 à 1889. C’est à cette époque qu’il côtoie à Grenoble le grand peintre Johan Jongkind (1819-1891), précurseur de l’Impressionnisme, qui a influencé plus tôt Eugène Boudin et Claude Monet. Élève d’Isabey, Jongkind peint dès les années 1850 les ports de Normandie et de Bretagne en compagnie de Corot, Sisley et Courbet. Il travaille par croquis qu’il retranscrit, en atelier, en huile sur la toile, traités dans des tons sourds et francs. Peu d’éléments sur ces entrevues exceptionnelles, mais on imagine que le jeune artiste a dû recevoir avec intelligence les conseils avisés du vieux maître. Ses représentations de la mer, de ses ports et de ses ciels lumineux trouvent ici probablement une certaine genèse. L’année suivante, Georges part à Paris suivre les cours des maîtres classiques de l’époque, Benjamin Constant, Jules Lefèvre et Louis Martinet à l’Académie Julian.

A peine âgé de dix-sept ans, Georges Ricard-Cordingley montre ses œuvres pour la première fois à l’Exposition de Beaux-arts de Boulogne, qui se déroule du 15 août au 15 septembre 1890. Cette précocité exceptionnelle rappelle celle de Virginie Demont-Breton (1859-1935), présente très jeune dans les Salons grâce à son talent et au soutien de son père Jules Breton. L’installation a lieu au casino de la ville, où sont rassemblées 558 œuvres, peintures, aquarelles et sculptures. Les artistes sont principalement régionalistes, à l’instar de Georges Maroniez, Gustave Mascart, Fernand Quignon, Henri Le Sidaner et Francis Tattegrain, certains encore peu connus, les professeurs de l’école municipale, et enfin quelques grands noms de paysagistes comme Emile Dardoize, Henri-Camille Delpy et Georges Laugée. Lors de cette manifestation, Georges Ricard-Cordingley, probablement recommandé par Jean-Charles Cazin, dévoile deux petites marines. Il y rencontre aussi un autre exposant, l’illustrateur André des Gachons (1871-1951), avec lequel il travaillera plus tard.

L’année suivante, Georges Ricard-Cordingley récidive. Lors de la 32ème Exposition municipale des Beaux-arts de Rouen, du 1er octobre au 30 novembre 1891, il présente une marine et un coucher de soleil sur la mer. En février 1892, grâce au soutien du peintre Louis Martinet (1814-1894), le jeune artiste accroche ses œuvres au “Cercle central des lettres et des arts”, rue Vivienne à Paris. Les critiques sont dithyrambiques : “Monsieur Georges Ricard-Cordingley aime la mer et les marins, et traduit l’une et les autres avec une très rare justesse de vision et un sentiment naturel de la couleur de ses harmonies.  S’il a de la vigueur et de la rudesse, pour peindre un vieux loup de mer, il a d’exquises délicatesses et une poésie pénétrante pour décrire les calmes plats sur l’océan, et les plages où sous l’eau transparente ondule le galet poli. Sur l’infini profond il dessine parfois la mâture d’un bateau, avec des voiles déployées et brillantes comme des ailes de goéland, et c’est une impression vraiment remarquable. Je le répète, le nom du jeune inconnu Ricard-Cordingley, il faut le retenir, il y a là des promesses qui ne trompent pas.” (Journal “Le Soir”). Il y expose en compagnie d’André des Gachons (1871-1951), peintre décoratif et illustrateur, le “mystique bizarre et naïf, l’enlumineur merveilleux des légendes et des missels”, soutenu lui aussi par Martinet. Cette amitié, née à Boulogne en 1890, donne lieu à une collaboration avec son frère Jacques des Gachons (1868-1945), auteur de romans populaires. Avec d’autres artistes, Georges Ricard-Cordingley illustre “L’Album des Légendes”, un recueil de nouvelles publié de 1892 à 1894. Dans cette série, aux côtés de poètes et d’écrivains, le jeune artiste produit notamment un joli dessin aquarellé pour “L’Annuelle Nuit du Mousse”, figurant un bateau fuyant dans le soir, traité de manière symboliste. “Le plus enfiévré poète des vagues, des tempêtes et des temps calmes” assoit sa notoriété à travers ces publications populaires.

La même année, il est invité, par la “Royal National Mission to Deep Sea Fishermen”, à embarquer sur un navire à destination du Dogger Bank. Fondée en 1881 au Royaume-Uni et toujours en activité aujourd’hui, cette société de sauvetage en mer assiste les marins en perdition en leur apportant vivres et soins. Durant quelques semaines, l’artiste navigue au milieu des mers, accompagnant de solides marins, dans des conditions de navigation difficiles. Ce premier voyage au long cours le passionne et le conforte dans son envie d’explorer le monde. Il en rapporte trente-cinq études réalisées à bord. La mer du Nord a conquis l’homme, les vagues et les nuages l’inspirent déjà fortement. C’est alors que Giorgina décède, encore jeune, et Georges Ricard-Cordingley n’est alors âgé que de 19 ans. Admiratif de sa mère, qui lui a donné une bonne éducation bourgeoise, il en demeure très affecté.

Cette année très riche en événements, heureux et malheureux, s’achève par un triomphe. Grâce à son oncle Sir Lancet Francisque, et à son ami le général Henry de Ponsonby (1825-1895), secrétaire privé de la reine, il est présenté à Victoria le samedi 29 octobre 1892 au château de Balmoral. Bien qu’il soit encore peu connu, “sa Majesté a examiné les œuvres du jeune artiste avec le plus grand intérêt”. Quelques jours plus tard, il reçoit une commande de la souveraine qui “a vu vos tableaux avec infiniment de plaisir. […] Sa Majesté a choisi trois de vos marines”, disposées aujourd’hui dans la résidence royale à Osborne. De taille moyenne (40cm x 50cm), les tableaux vendus représentent deux vues de bateaux au soleil couchant, et une composition de la tombe d’Alfred Tennyson (1809-1892), poète admiré par le monarque. A la suite de cette transaction prestigieuse, relayée abondamment par la presse, l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises passent de nombreuses commandes à Georges Ricard-Cordingley, qui commence à se sentir à l’étroit dans cet art devenu trop commercial.

Ce succès outre-Manche lui permet de présenter sa première œuvre au Salon de la Société Nationale des Beaux-arts, plus accessible et libre que le Salon des Artistes français. En 1893, il y accroche “Soleil couchant dans les mers du Nord, qui tient tout ce que promettait, l’autre année, son exposition particulière” (“Journal des Artistes”). Il loge alors au 182 boulevard Saint-Germain-des-Prés à Paris. Il récidive plus tard en 1908 en y envoyant “Nuit à Cancale”. Ce sont ses deux seules participations aux salons parisiens, l’artiste préférant exposer dans les manifestations provinciales et dans des galeries privées. Dans cette ambiance mondaine de la Belle Époque, l’artiste évolue avec aisance dans le milieu parisien. Il montre son travail en février 1894 à la Galerie de la Bodinière. Très subtiles et colorées, ses marines enthousiasment la critique et le public : “Avec simplicité, Georges Ricard-Cordingley dit les premières émotions éprouvées à Boulogne-sur-Mer et qu’il a retracées plus tard, par exemple en son Port de Boulogne la Nuit, dans ses études de ciel, où l’orage est en menace parmi l’or diffus du soleil, consignées aussi dans cette plage nue et déserte, dans ces coins de Boulogne où se laisse pressentir un peintre plus attendri, plus étreint d’intime anxiété.” (“Journal des Artistes”). Alexandre Dumas et le romancier Jules Claretie, cousin du peintre Jules Dupré, deviennent ses clients fidèles. Les frères Coquelin, fameux acteurs d’origine boulonnaise, soutiennent l’artiste devenu ami en lui achetant un tableau intitulé “Pleine Mer”.

En 1896, la Société des Œuvres de Mer l’invite sur un navire-hôpital à destination de Terre-Neuve, le “Saint-Pierre”, un trois-mâts goélette de 37 mètres de long. Cette mission doit assister les pêcheurs malades et les morutiers en difficulté. Le 21 avril, le bateau quitte Saint-Malo avec quinze hommes d’équipage. Durant la traversée, Georges Ricard-Cordingley vit à bord comme les marins dans des conditions très rudes. Il réussit néanmoins à produire une trentaine de pochades. Après six semaines de navigation, le “Saint-Pierre” touche le Cap Sainte-Marie sur la côte sud de Terre-Neuve. Mais, le 30 mai, la coque s’éventre sur un rocher au pied des falaises. Malgré la panique, l’artiste parvient pourtant à sauver sa boîte de dessins avant de sauter dans le canot de sauvetage. Dans un grand fracas, le navire sombre totalement. Ces croquis sont encore aujourd’hui une source intéressante de la vie à bord des navires du Grand Nord à la fin du 19ème siècle. L’artiste en tire également deux œuvres importantes, montrant le naufrage et l’évacuation de l’équipage à bord des canots de sauvetage, diffusées en pleine page dans la revue “L’Univers illustré” du 2 janvier 1897.

Pris dans ce tourbillon de succès et de reconnaissance, accaparé par une production quelque peu mercantile, Georges Ricard-Cordingley décide de prendre du recul. En 1901, il s’installe à Boulogne, au 15 rue Basse des Tintelleries. Son atelier est “un petit appartement, constitué d’un salon aux tentures raffinées, avec des meubles en chêne, baignant dans une lumière douce”. A partir de ses croquis de voyage, il peint des huiles sur toile. Des mouettes en plâtre, suspendues au plafond par des fils de fer, agrémentent l’ambiance quelque peu insolite du lieu. A l’époque, même s’il répond encore aux commandes de portraits de la Gentry anglaise, il s’en détache peu à peu. Ses envies de voyage l’assiègent. Entre deux pérégrinations, l’artiste continue à exposer, essentiellement dans des galeries parisiennes et à Londres. Il trouve son inspiration à Boulogne où il croque des vues portuaires dans des tons suaves et saturés. Il figure à l’Exposition internationale des Beaux-arts de Boulogne, qui se déroule du 18 juillet au 15 septembre 1901, quai Gambetta, dans les nouveaux locaux de la Chambre de Commerce. Près de 600 œuvres sont exposées au public, essentiellement dans la “section internationale”, le reste dans la “section boulonnaise” et la “section école de dessin de Boulogne-sur-Mer”, qui rassemble les travaux des élèves primés. Aux côtés de ses amis artistes, Adrien et Virginie Demont-Breton, les Duhem, Victor Dupont, Francis Tattegrain, Fernand Stiévenart … l’artiste présente deux études de marine “où nous retrouvons les grandes qualités du jeune maître, sa sincérité profonde, sa vision nette, la vérité de sa couleur et l’habileté de son pinceau” (“France du Nord”).

Bien reconnaissable, son style est une élégie picturale au service de l’élément marin. Ses vues de la ville de Boulogne prises depuis l’entrée du port, notamment “Le Port de Boulogne” (1899), “L’Église Saint-Pierre” (1903), “Les Jetées au Crépuscule” (1907) ou encore “Coucher de Soleil à Boulogne” (1909), connaissent un grand succès. Victimes des aléas de la guerre et des dispersions, nombre de ces œuvres ont aujourd’hui disparu. Elles restent connues aujourd’hui grâce à leur diffusion sous forme de cartes postales colorisées, par la société anglaise Raphael Tuck and Sons, à partir de 1903 jusqu’années 1920. C’est à cette époque que l’artiste reçoit la commande de décorer les salles du Casino de Wimereux. Achevé en 1903, le bâtiment a fière allure. De grands panneaux décoratifs créés par l’artiste ornent le grand salon des jeux, jusqu’à sa destruction pendant la Seconde guerre mondiale. Dans les années 1904-1908, Georges Ricard-Cordingley continue à peindre dans cette même veine, faisant quelques passages en Bretagne (Cancale) et en Normandie (Deauville). Le musée de Philadelphie acquiert “La Nuit, Cancale” en 1908.

Durant l’été 1906, l’artiste s’installe à Equihen, dans la villa L’Épave, plus proche encore de la mer et de la mémoire de Jean-Charles Cazin. Il y pratique dans ses temps libres quelques sorties en aéroplane, l’ancêtre du char à voile. En parcourant la Côte d’Opale, de Berck à Boulogne, en passant par Etaples, muni de sa palette et de sa boîte de couleurs, l’artiste produit beaucoup. Il livre de nombreuses vues portuaires, des retours de pêche avec leurs navires échoués sur l’estran, ainsi que des portraits de marins et de leurs familles, toutefois plus rares dans son œuvre. Doté d’un appareil photo portatif, l’artiste immortalise ses futurs sujets, des matelotes à l’ouvrage, des fillettes et des “margats” laborieux, toujours saisis avec sincérité et émotion. Ces clichés intimistes et ses nombreux carnets de dessins, pris sur le vif, nourrissent sa créativité et sa production artistiques en atelier. Dans ses croquis, l’usage du fusain s’impose pour retranscrire et animer les coups de vent, les vagues déchaînées et les bateaux bousculés par les flots démontés. Puis, paisiblement, quelques traits de couleurs crues s’installent sur le gris épais du crayon et subliment la scène par une lumière coruscante. Pierre Miquel parle alors du “Peintre des gris colorés”.

Après cette pause, Georges Ricard-Cordingley reprend ses voyages au long cours. En 1909, il rejoint l’Australie en passant par la mer Rouge, Djibouti et Singapour. A Sydney, il est reçu par le président du Sénat, puis passe à Melbourne. Il laisse sur place de nombreuses œuvres, notamment une vue du “Port de Sydney” acquise par l’État australien. L’année suivante, il expose à nouveau à Sydney à la Galerie de Castlereagh Street. A son retour en France, sa vie prend un nouveau tournant. A l’été 1911, il rencontre sur la plage de Saint-Tropez Suzanne Giraud-Teulon, fille de l’helléniste Albert Giraud-Teulon (1839-1916). C’est le coup de foudre. Après trois mois de fiançailles, le mariage est célébré le 16 septembre 1911 à Genève. Le 13 mai 1913, le foyer accueille la naissance d’une première fille, Eliane. L’artiste part alors vivre quelques mois à La Rochelle, auprès de sa belle-famille, et peint avec enthousiasme la cité et son port dans des tons toujours lumineux.

La guerre 14-18 interrompt brutalement la carrière de l’artiste qui, de santé fragile, se retrouve brancardier à Lyon. A l’écart du front, il y croque à l’envi son entourage et profite de sa belle-famille. Au retour de la paix, Georges Ricard-Cordingley accueille la naissance de son fils, Louis, né à Lyon en novembre 1918. Quelques mois après, il achète à Boulogne une grande maison au 144 boulevard Sainte-Beuve, face à la mer. La Villa René devient le lieu de résidence estival, quand la famille passe le reste de l’année à Neuilly-sur-Seine, pour la scolarité des enfants. Durant l’été 1919, il embarque sur le navire d’un certain Gobert, un patron de pêche de Le Portel. Le marin l’emmène au large “pour observer les bateaux plus entièrement, penser à la qualité du ton et ne pas dévier de l’ensemble.” Il lui prodigue même des conseils ! Un “Lever de Lune à Etaples” inspire cette pensée à l’artiste : “La lumière de la lune, influençant moins le ciel, laisse à celui-ci plus d’expression et d’immensité mystérieuse, faiblesse facile n’étant qu’un à peu près. […] Le rayonnement faible de la lune permet de retrouver la profondeur bleue et mauve du lointain.” En 1920, il s’installe quelques mois à Cannes sur la Croisette à la Villa des Enfants (aujourd’hui l’hôtel Majestic), et y donne quelques cours de peinture, les mercredis et jeudis, au 7 rue Châteaudun. Les finances sont favorables et lui permettent de côtoyer la bourgeoisie, friande de ses œuvres. En 1924, sa femme Suzanne donne naissance à une seconde fille, Gabrielle. La famille est au complet.

Puis, les voyages reprennent, s’enchaînent, avec Chypre, Malte, les Canaries et le Portugal (1925), puis le Maroc (1927 à 1934), le Lac Majeur (1928), le Pays basque et la Mer du Nord (1930). Trois années durant, de 1929 à 1931, le fruit de ces pérégrinations est exposé à la célèbre Galerie Georges Petit, rue de Sèze à Paris, des huiles et des aquarelles qui plaisent toujours autant. En mars 1935, ses œuvres sont montrées au Maroc, où l’artiste a su croquer des scènes et des personnages, saisissant parfaitement la lumière colorée et éblouissante de l’endroit. La Maison des Arts à Casablanca et le pavillon officiel de la Mamounia à Marrakech sont les écrins de son art. Le 2 décembre 1935, a lieu le vernissage d’une rétrospective à la galerie Borghèse, sur les Champs-Elysées à Paris. Devenu “peintre dandy” malgré lui, l’artiste s’installe à Mougins dès 1936 à la Maison Rose, une villa cossue, puis au Bois des Roches, et enfin à la villa Eden Parc au Cannet en 1938. Malgré la maladie de Suzanne, atteinte de sclérose en plaques, la vie familiale est douce et bourgeoise, retranscrite à travers les nombreux clichés que le couple prend pour illustrer ces moments heureux. En 1937, la Galerie Mona Lisa à Paris est la dernière à montrer son œuvre.

En janvier 1939, le peintre est toujours fidèle à l’Association des Beaux-Arts de Cannes et renouvelle sa cotisation en vue de nouvelles expositions. Mais, peu de temps après, Georges Ricard-Cordingley meurt subitement le 25 avril 1939 à Cannes d’une congestion cérébrale. Il se verra épargner les ravages de la guerre, la destruction de sa maison-atelier à Boulogne, la mort en 1942 de son fils Louis, engagé dans les Forces aériennes françaises libres, et enfin la disparition brutale de sa fille Eliane en 1945. Seule rescapée de ces années dramatiques, sa dernière fille Gabrielle leur survit jusqu’à la Noël 2018. Passionnée par la vie et l’œuvre de son père, nostalgique de ces belles années enchantées, elle écrit inlassablement et organise plusieurs expositions, à Menton (1981), au Touquet (1986), à Boulogne-sur-Mer (1989, 2000), à Brest et à Toulon (2007).

Georges Ricard-Cordingley est aujourd’hui présent dans les musées de Boulogne, Etaples, Le Touquet et Berck, dans les collections du département du Pas-de-Calais, au musée national d’Art Moderne et au musée de la Marine à Paris, sur la Côte d’Azur à Toulon, Menton et Cannes. A l’étranger, les musées de Sydney, Philadelphie, Londres, Saint-Pétersbourg (musée de l’Ermitage), Moscou et Casablanca conservent également des tableaux. L’artiste laisse de nombreux “papiers”, archives et réflexions intellectuelles sur son art et ses recherches. Grand navigateur, peintre de talent, ami de Claude Monet et de Paul Signac, Georges Ricard-Cordingley parvient à “fusionner les éléments fluides dans la dimension de l’espace, dans des tons chauds et suaves” pour illustrer la mer, le ciel et ses mirages. Indépendant et éloigné de toute École ou groupe d’artistes, sincèrement attaché à notre littoral, Georges Ricard-Cordingley s’inscrit aujourd’hui comme un des peintres majeurs de la Côte d’Opale.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Le Fauve boulonnais – Victor Dupont (1873-1941)

Vers 1900, dans une ambiance laborieuse tournée vers la mer, Boulogne-sur-Mer s’affirme premier port de pêche de France. Ses pêcheurs et leurs traditions séculaires attirent les jeunes artistes en herbe, friands de scènes pittoresques à croquer sur le motif. De beaux sujets d’études sont ainsi offerts aux artistes boulonnais et aux autres de passage dans la région. Sur les traces d’Eugène Boudin, certains s’installent à Boulogne-sur-Mer ou aux alentours, à l’instar du couple Demont-Breton (Wissant), de Georges Ricard-Cordingley (Wimereux) ou de Paul Hallez (Le Portel). Également nombreuses sont les vocations parmi les artistes locaux, préposés à décrire la mer et ses marins, souvent dans un style académique finissant. Un jeune Boulonnais, Victor Dupont, choisit d’étudier le dessin afin d’embrasser une carrière d’artiste. Après un passage rapide à Lille, il s’engage vers une destinée parisienne. Entouré des plus prestigieux artistes de son temps, de Renoir, Cézanne, de Signac ou Schuffenecker, Victor Dupont connaît, à force de travail, des débuts prometteurs suivis d’une riche carrière. Sans renier son Boulonnais natal qu’il met en couleur jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste voyage à travers la France et peint ses campagnes, ses villes et son littoral. Si ces sujets sont parfois des scènes de genre ou religieuses, il n’oublie pas de mettre en scène sa famille dans une ambiance intimiste comme seul il sait si bien le faire. Rare et encore trop méconnu, même si un regain d’intérêt est palpable depuis une dizaine d’années, son œuvre s’inscrit dans le mouvement avant-gardiste, teinté de nostalgie.

Victor Dupont est né à Boulogne-sur-Mer le 12 juillet 1873, dans la maison familiale, au 89 rue du Moulin à Vapeur, fils de Louis, un artisan coiffeur originaire de Guînes, âgé de 36 ans, et d’Agathe Dagbert, une jeune Boulonnaise de 19 ans, qu’il a épousée en secondes noces l’année précédente. Premier enfant du couple – deux fils suivront, Eugène et Albert – Victor Dupont grandit entouré de ses parents et de sa grand-mère maternelle déjà veuve. Installé dans le quartier de Capécure durant toute son enfance, il y côtoie le monde des marins et peut contempler chaque jour l’animation des quais et l’incessant manège des navires dans le chenal. A l’école primaire, il suit une scolarité classique et reçoit le 7 août 1886 son certificat d’études. Adolescent, il montre de véritables aptitudes au dessin et à l’observation de son environnement. Après quelques hésitations, ses parents cèdent alors à son envie d’intégrer une école d’art. En 1889, il est admis à l’École municipale de Dessin de Boulogne, aux côtés du peintre maritime Georges Griois et du sculpteur Paul Graf. Il y suit les cours d’Arthur Cloquié, peintre de fleurs et de natures mortes, et des sculpteurs Ernest Péron et Adolphe Thomas (auteur du tombeau de l’historien Ernest Deseille, 1892). Son apprentissage est couronné de succès. En 1890, il obtient une première bourse allouée par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, pour son aptitude au dessin académique, puis une nouvelle deux ans plus tard dans la catégorie sculpture et dessin académique (100 francs chacune). Toujours en 1892, il reçoit une médaille d’argent (3ème classe) en académie, puis une médaille de bronze pour son travail en modelage et sculpture. A cette époque, Victor Dupont réalise surtout des copies d’œuvres, des natures mortes et des bouquets, dont un qu’il offre à la fin de ses études à son camarade de classe Georges Griois.

Son apprentissage est interrompu par le service militaire. Libéré de ses obligations le 15 mars 1898, l’artiste en herbe a gagné en maturité, et décide de poursuivre son instruction artistique aux Beaux-arts de Lille. Il y suit les cours du directeur Pharaon de Winter (1849-1924), le maître flamand des scènes religieuses et intimistes, et d’Edgar Boutry (1857-1938), le fameux statuaire lillois. Mais cette formation ne lui convient guère, trouvant l’Académie trop austère et son directeur trop rigide. A l’instar de Félix Planquette (peintre animalier du Nord) et de Paul Deltombe (futur directeur des Beaux-arts de Nantes), ses camarades de classe, il n’en garda pas un souvenir heureux. En dépit de son cheminement académique, Victor Dupont rêve d’explosions chromatiques et d’études en plein air, à l’instar des peintres postimpressionnistes. A l’automne 1899, après seulement quelques mois vécus à Lille, il rejoint Paris. Ce passage à Lille est surtout important dans sa vie d’homme. C’est en effet à cette époque que Victor Dupont rencontre sa future épouse, Fernande Jaspard, serveuse dans l’estaminet familial qu’il fréquente. Fernande lui donne un premier enfant né hors mariage, en juillet 1900 (Fernande). Leur union est consacrée six mois plus tard, le 26 janvier 1901. Fernande pratique quelques travaux de couture, pendant que Victor tente de vivre de sa peinture. Réalisé vers 1899, Femme à la Couture montre Fernande au travail. La richesse du décor japonisant et la palette aux tons pastels rappellent l’ambiance des œuvres d’Édouard Vuillard (1868-1940) et des peintres du mouvement Nabi. L’année suivante, le portrait au Corsage Rouge, académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante (musée de l’Oise, Beauvais).

Installé dans la Capitale, Victor Dupont fréquente assidûment le milieu artistique et n’hésite pas à demander conseil aux plus grands maîtres. Il découvre avec bonheur les œuvres colorées de la salle Caillebotte du musée du Luxembourg, et apprécie les toiles de Puvis de Chavannes qu’il semble avoir rencontré à la fin de sa vie, de Pierre-Auguste Renoir et surtout de Paul Cézanne, le « maître de la couleur », qui influence beaucoup le jeune artiste. Cézanne convainc Victor Dupont de la prévalence de la couleur sur la lumière, et de l’importance de la superposition des plans. Dès 1903, Victor Dupont parvient à montrer huit œuvres au Salon des Indépendants de 1903 (des maternités et des paysages), aux côtés d’Henri Matisse, d’André Derain et de Maurice de Vlaminck : Enfant à la Chaise, Marais à Aunay-sur-Lens, Coin de Jardin. L’année suivante, au Salon des Indépendants, il présente Fernande et sa première fille dans une Maternité au Berceau, dans laquelle les deux tons de couleur, traités en camaïeu, renforcent l’intimité de cette scène, influencée par l’œuvre de Renoir. Pour son arrivée au Salon d’Automne en 1904, il expose La Seine près Suresnes. Ces premières expositions sont alors, pour Victor Dupont, le détonateur vers un usage expressif et intense de la couleur. En avril-mai 1904, il expose à la galerie Vildrac à Paris « un très bel ensemble d’œuvres probes et vigoureuses paysages, figures, natures mortes. Les paysages surtout sont remarquables par leur coloris et leur atmosphère, s’inspirant pour la plupart de la nature du Nord de la France (les environs de Boulogne). Ils traduisent le mystère et la fluidité donnant de l’air et de la lumière dans les masses vertes des grands arbres. Parfois des figures nues ou habillées mêlent leur note claire à cette atmosphère verte et bleue de sous-bois. Le caractère recueilli de cet art apparaît aussi dans les figures des femmes ou d’enfants, portraits intimes empreintes de tendresse ».

Après l’arrivée du Fauvisme et l’usage intense de la couleur brute (1905), l’artiste propose au salon d’Automne de 1906 six toiles : Étude d’Enfant, Rue des Cévennes, Matinée d’Avril, Matin, Soleil Pâle, Nature Morte Reflet de Soleil. A l’instar d’Albert Marquet et de Raoul Dufy, qui réinterprètent les rues pendant les fêtes du 14 juillet 1906, Victor Dupont excelle dans le même style en réalisant Le Quai Gambetta, une scène singulière de la vie maritime boulonnaise, où se mêlent couleurs crues, cernes noirs et ambiance vaporeuse. Cet « art social » n’est pas nouveau et veut se rapprocher du peuple, jusqu’à « vouloir rivaliser avec l’imagerie d’Épinal » selon les dires acerbes de Louis Vauxcelles. Néanmoins, ce dernier apprécie Victor Dupont « qui a une palette où chantent les tons purs. Les objets valent par la mise en place et la justesse des valeurs »  (Gil Blas, 14 juin 1905). C’est à cette époque que la famille s’installe à la « Ruche », fameuse pépinière d’artistes. Il se lie d’amitié avec Émile Schuffenecker, mécène de Gauguin et le peintre Maurice Boudot-Lamotte.

L’exposition de 1907 au Salon des Indépendants devient le point culminant du Fauvisme. L’ensemble de la presse accepte la dénomination de Vauxcelles, lequel dénombre 25 sympathisants au mouvement. De 1903 à 1914, Victor Dupont y présente un total impressionnant 62 œuvres. Il y exprime sa sensibilité à travers des scènes d’intérieur, des maternités aux tonalités intimistes, des paysages chamarrés et des sujets religieux. En 1910, il expose aux côtés de Paul Deltombe et de Georges Dufrénoy, qui sont qualifiés par Guillaume Apollinaire de « chercheurs dont les œuvres ont toujours du charme et de l’intérêt ». Les critiques deviennent réceptives à son art. L’éclatement du groupe des Fauves n’entame pas la carrière de l’artiste, qui utilise toujours une gamme chromatique lumineuse et expressive, sans pour autant libérer la couleur de sa fonction imitative, comme l’avait fait jadis Matisse. Très régulier dans sa carrière, Victor Dupont expose douze œuvres au Salon d’Automne en quatre années (1904, 1906, 1907 et 1913), avec des thèmes aussi variés que des paysages, des vues d’intérieur et des scènes religieuses. Juste avant la guerre, dans ses Écrits sur l’art, Guillaume Apollinaire apprécie « les qualités de franchise et de force simples » de deux toiles, Le Sculpteur et La Fuite en Egypte. Son ami Victor Dupont est un « peintre probe et d’une grande noblesse d’inspiration ».

Et durant ces dix années parisiennes, la famille s’agrandit avec la naissance de quatre enfants (Pierre-Victor né en 1905 à Boulogne, Jean-François en 1910, Marie-Thérèse en 1912 et Marie-Louise en 1914). Tout comme leur mère Fernande, ils participent à l’œuvre de leur père en posant souvent comme modèles, dans l’atelier ou à l’ombre des arbres du jardin de la « Ruche ». Ils figurent dans les paysages, les scènes de genre aux accents boulonnais et les maternités.

Cet enthousiasme insouciant et coloré de la Belle Époque s’achève subitement dans l’horreur. La première guerre mondiale marque profondément Victor Dupont, qui participe activement au conflit. Le 14 août 1914, il est déjà mobilisé et arrivé sur le front à Bourg, près de Lille, dans le 20ème régiment d’infanterie. Il est alors âgé de 41 ans et père de bientôt cinq enfants, Marie-Louise naissant le 16 septembre. Devant l’avancée allemande, la prise de Bruxelles, de Lille et de sa région, il est coupé de sa belle-famille. Pendant un an, comme tous les Poilus, il tente de survivre dans les tranchées et immortalise le conflit en dessinant. Le musée de Beauvais conserve une jolie aquarelle gouachée, Paysage de la Grande Guerre en 1915, montrant des soldats au milieu de tranchées, sous un ciel intensément indigo. Une autre aquarelle réalisée la même année décrit une Casemate sombre, surplombée d’un ciel découpé en triangles ocres et bleus. Ces deux études de plein air confirment l’esprit artistique moderne de Victor Dupont, influencé par l’expressionnisme et le cubisme naissants.

Parti au front le 1er septembre 1915 pour une nouvelle offensive française, il est victime d’une attaque au gaz moutarde, arme terrible utilisée par les Allemands depuis avril. Gravement blessé, il est évacué le 9 novembre. Hospitalisé un temps à Biarritz, il découvre « le pays basque et trouve là matière à un heureux délassement. Il profite de son séjour pour y faire des études nouvelles sous un ciel et au milieu d’une nature dont il ne soupçonnait ni l’éclat radieux ni la riche beauté ». Surtout, il rencontre la reine Nathalie de Serbie (1859-1941), sa « marraine de guerre ». Exilée en France, cette princesse vit dans son château de Bidart à Biarritz, depuis la fin des années 1890. Très religieuse, elle distribue son héritage et devient mécène de nombreux artistes. Après la guerre, elle accueille à plusieurs reprises en villégiature Victor Dupont et sa famille. Le peintre laisse plusieurs toiles du Pays basque, dont la Côte de Bidart, œuvre à la tonalité crue et à l’inspiration lyrique.

Après cet intermède heureux, il est transféré à Limoges le 6 janvier 1916. Trois semaines plus tard, il intègre le 285ème régiment d’infanterie, puis se trouve affecté le 19 avril au 13ème régiment d’infanterie, section camouflage à Amiens. Ce statut de « camoufleur » (peintre combattant) permet à Victor Dupont de continuer à dessiner les scènes de bataille et ses soldats, tout en restant à l’arrière des combats. Les artistes camoufleurs doivent s’adapter à la complexité de leur mission. Leurs dons d’artistes ne sont pas au service de la propagande patriotique mais à la défense de la vie des soldats. Ils ont pour responsabilité de confectionner des leurres, autrement dit des objets destinés à tromper l’ennemi. Toujours dans l’observation, Victor Dupont croque les endroits qu’il traverse, les hommes et les femmes qu’il rencontre, et les destructions qu’il déplore. Mais, l’artiste reste toujours convalescent. A la suite de cette attaque au gaz, l’Armée le déclare invalide à 40% avec versement d’une pension. Il ne se remit jamais complètement de cette douloureuse épreuve. Affaibli, il est libéré du « service à l’Allemagne » le 3 novembre 1917, « comme père de 6 enfants vivants », grâce à la naissance de Marie-Nathalie, le 29 octobre 1917, qui doit son prénom à sa marraine Nathalie de Serbie. L’artiste rejoint alors Paris.

À la fin de l’année 1917, l’État achète pour 500 francs la Petite Allée (85cm x 105cm), présentée au Salon d’Automne de 1913. A l’issue du conflit, il reçoit la Croix de guerre et une citation. Au Salon des Armées, il offre deux tableaux : aux Morts pour la Patrie, une Sainte-Famille, et La France se consacre au Sacré-Cœur pour la chapelle Sainte-Philomène, rue de Dantzig, près de la « Ruche ». Traumatisé par la vue terrible des combats et les destructions massives, qui ont massacré le Nord de la France, Victor Dupont opère un virage radical dans sa vision de la vie et sa carrière artistique. Après la mort de son ami Guillaume Apollinaire et le retour de la paix, Victor Dupont connaît la joie de la naissance d’un septième enfant, Françoise, le 9 janvier 1920. Pourtant ce bonheur est de courte durée. En janvier 1923, l’artiste perd son père, qu’il immortalise à la fin de sa vie dans L’Homme aux Oiseaux. Dans cette aquarelle, traitée sobrement, le peintre y montre son père à la fenêtre de sa maison boulonnaise. Décrit dans une masse sombre, le vieil homme y apparaît encadré par la couleur, renforçant le caractère intime de la scène. Trois ans plus tard, sa première fille Fernande meurt de la tuberculose. Ce dernier drame affecte toute la famille. Victor Dupont se replie alors sur les fondements de sa vie : sa famille et la religion. Devenu ami des milieux nationalistes et conservateurs, à l’instar d’Émile Bernard ou de Maurice de Vlaminck, qui prône un « retour à l’ordre » esthétique et politique, il garde néanmoins des contacts avec des anarchistes, comme ses grands amis Paul Signac (1863-1935) et Émile Schuffenecker (1851-1934), vieille connaissance de Paul Gauguin. Il compose alors des œuvres centrées sur ses proches, ses enfants souvent représentés dans ses toiles, à l’instar de ses deux jeunes filles qui posent en vacances dans Les Enfants au Chien, accompagnées du malinois de la maison (huile sur toile, 70cm x 85cm). Présentée au Salon des Indépendants de 1920, dont il est le commissaire de 1920 à 1922, l’œuvre est achetée par l’État et attribuée à la ville de Boulogne-sur-Mer.

Mais surtout, à cette époque, Victor Dupont exprime de plus en plus sa foi à travers les sujets religieux. Il se rapproche des Ateliers d’art sacré, ouverts à la fin de 1919 et emmenés par Georges Desvallières (1861-1950) et le fameux Maurice Denis (1870-1943), qui l’influence vers un art plus décoratif, comme le Mois de Marie (1922), scène florale aux teintes expressionnistes. En 1921, le critique d’art Guillaume Jeanneau apprécie l’artiste : « Poète lyrique fait pour l’hymne, Victor Dupont trouve des accents d’une éloquence élevée. Son œuvre, dépouillée de toute rhétorique facile, est grave et recueillie comme un chant d’église». Le peintre et critique d’art très conservateur, Tristan Klingsor, loue un Christ en Croix de 1924, « Pièce de musée, digne d’être accrochée près de vieux maîtres italiens. Tout ici s’accorde dans un effet de gradeur, couleurs et formes. Un sentiment religieux profond a commandé l’ordonnance ; un métier magnifique a réalisé la conception de l’esprit. Il faut remonter jusqu’aux Le Nain ou Philippe de Champaigne pour retrouver les vrais ancêtres de l’artiste contemporain ». Devant tant de louanges, l’ancien Fauve est devenu le chantre d’une peinture réactionnaire et sentimentaliste. Chez Victor Dupont, « le métier est au service de l’émotion».

Ses œuvres sont toujours appréciées si bien, qu’au Salon d’Automne de 1925, le directeur de la Revue des Beaux-arts reproduit Le Ruisseau aux Vaches, cette peinture étant « l’une des meilleures toiles exposées », qui présente dans un paysage champêtre un berger et son troupeau, figurant son fils Jean-François en modèle choisi. Les sujets religieux deviennent omniprésents dans ses présentations aux Salons parisiens, notamment Visitation (1924), Nativité (1926) et Saint-Jean d’inspiration néo-renaissance (1928), Jean-François servant à nouveau de modèle. En marge de ces productions religieuses, Victor Dupont participe en 1926 à la prestigieuse rétrospective Trente Ans d’Art Indépendant, 1884-1914, tenue au Grand Palais à Paris, où il accroche six œuvres, dont le Corsage Rouge. En juin 1927, il présente enfin sa première rétrospective à la galerie de la Palette française (boulevard Haussmann) et propose au public 31 toiles et dessins représentatifs de son art : des maternités, des vues d’Auvergne et du Pays Basque, des scènes religieuses, et des sujets boulonnais. La presse est unanime et salue l’artiste qui « a réuni une trentaine de ses chauds et solides tableaux dans lesquels on trouve facilement le résultat de vingt-cinq années d’effort soutenu ». C’est un beau succès.

Durant cette période d’entre-deux-guerres, l’artiste participe activement au Salon d’Automne (1919 à 1926, 1932, 1935 à 1938, 1940), où il présente au total 37 œuvres. Au Salon des Indépendants, il montre ses tableaux régulièrement (1920 à 1926, 1932 à 1941). En 1925, on lui doit notamment le Portrait de Paul Signac (1863-1935), président du Salon et inventeur du « divisionnisme » (technique de peinture qui consiste à peindre par juxtaposition de touches de peinture de couleurs primaires) avec Georges Seurat. Au faîte de sa gloire, Victor Dupont se fait écrivain pour résumer son art : « Ce que je demande à la peinture, c’est d’être plus qu’un simple ornement, qu’une parure d’appartements, qu’une agréable virtuosité. Le peintre fait œuvre d’artiste quand, avec les moyens plastiques dont il dispose, il provoque chez le spectateur une émotion ».

À cette époque de la maturité, Victor Dupont est quinquagénaire, l’État lui achète deux tableaux destinés au musée du Luxembourg, Le Petit Violoniste (huile sur toile de 1922, 95 cm x 80 cm) et Vase de Fleurs (huile sur toile, 46 cm x 38 cm), acquises le 20 janvier 1927 (aujourd’hui en dépôt au Fonds national d’art contemporain de Puteaux-La Défense). Toujours à l’affût d’expériences artistiques nouvelles, Victor Dupont se met avec succès à la lithographie originale, reprenant souvent des scènes intimistes, comme cette maternité intitulée sobrement Scène d’Intérieur, montrant une mère cousant et son enfant installé dans sa chaise haute (Fernande et une des plus jeunes filles). En juin 1928, l’artiste montre à la galerie Martin (rue de l’Université à Paris) une série de petits tableaux, notamment un portrait de sa mère. En décembre 1928, aux galeries du Fuseau chargé de Laine, « le rare Victor Dupont présente un ensemble d’ouvrages qui résume tout son effort. C’est un groupe magistral, qui fera admirer un très haut sentiment artistique et, en particulier, un coloris très orignal ». Son entrée du port de Boulogne y est remarquée. En mars 1929, Victor Dupont participe à l’exposition tenue à la galerie de l’Arc à Paris, consacrée aux portraits de femmes, aux côtés d’œuvres prestigieuses des peintres Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Renoir, Gauguin, Modigliani, Odilon Redon et d’autres grands noms. L’artiste, qui excelle dans les maternités colorées et intimistes, reçoit une critique chaleureuse.

Dans les années 1930, au crépuscule de sa vie, Victor Dupont s’est séparé de sa femme et souffre de l’absence de ses enfants. Les difficultés de l’entre-deux-guerres, aggravées par la crise économique, affectent l’artiste. Les méventes deviennent préoccupantes. Les raisons en sont diverses : absence d’un galeriste fidèle, omniprésence des œuvres religieuses qui peinent à trouver leur public, et positions politiques trop marquées. Son ami Maurice Denis s’émeut des difficultés grandissantes de Victor Dupont depuis ces dernières années : « Il n’est pas fait pour réussir. Sa peinture est trop moderne pour une catégorie d’amateurs au goût petit, trop solidement traditionnelle pour l’autre, celle que le snobisme mène». En juin 1933, il participe à l’exposition Jeunesse et Maternité à la galerie Sambon au « profit de l’œuvre de préservation et de sauvetage de la Femme », qui réunit 200 peintures et sculptures, provenant en grande partie de collections particulières. Sont présentes des toiles d’Auguste Renoir, Berthe Morisot, Mary Cassatt et Maurice Denis entre autres.

A l’automne 1935, grâce à son amitié ancienne avec le peintre lillois André Léveillé (1880-1963), Victor Dupont participe à une expérience des plus novatrices pour l’époque : le Train Exposition des Artistes. Cette exposition itinérante, forte d’environ 500 œuvres, parcourt la France durant un mois et demi. Partie le 17 septembre, elle passe par Chartres, Laval, Cherbourg, Caen, Rouen, puis Beauvais, Amiens, Abbeville, Boulogne (9-10 octobre), Calais (11 octobre), Dunkerque (12-13 octobre), Arras (14-15 octobre), Lille (19 octobre), et s’achève le 31 à Soissons. Le concept est simple : les visiteurs contemplent les œuvres exposées dans les wagons à quai et peuvent les acheter directement. Le succès est immédiat et nombre d’artistes célèbres y participent : Georges Andrique de Calais, Abel Bertram de Saint-Omer, Omer Bouchery graveur de Lille, Félix Desruelles sculpteur de Valenciennes, le peintre-mécène Henri Duhem de Douai, le fauve Othon Friesz, Georges Griois de Boulogne, Marcel Gromaire et Henri Matisse, Lucien Jonas, Jules Joëts de Saint-Omer, Henri Le Sidaner, André Lhote, Richard Maguet d’Amiens et Robert Pinchon, maître de l’École de Rouen. Victor Dupont y présente deux grands paysages colorés : Le Ruisseau et Pâturage Boulonnais mis en vente 1.200 et 1.500 francs, ce qui constitue de bons prix.

En octobre 1935, il répond au journaliste boulonnais Jean Carvalho : « Où ai-je passé mes vacances ? Je ne puis vous nommer l’endroit, mais je n’ai guère quitté Paris. La crise. Les travaux en cours ? La recherche continue du beau métier des anciens. J’ai une Ève que je viens de terminer pour le prochain Salon d’Automne, c’est elle qui me fait vivre quelque temps au paradis terrestre ». Le journaliste conclut : « Dans les pénibles moments qu’ils traversent, nos artistes gardent toujours leur bonne humeur ». Le Conseil général de la Seine acquiert en novembre de la même année Le Pont Neuf. En mars 1937, lors de l’exposition des Rosati, Victor Dupont retrouve ses amis Jules Joëts, Henri Le Sidaner, Henri Matisse, André Léveillé, Richard Maguet et Abel Bertram à la fameuse galerie Durand-Ruel, avenue de Friedland à Paris. C’est sa dernière exposition privée, en marge de sa participation aux Salons des Indépendants (1937 à 1940) et d’Automne (1937, 1938 et 1940).  

Toute sa vie durant, Victor Dupont n’oublie jamais son Boulonnais qu’il aime tant. Jusqu’à la fin des années 1920, l’artiste rend visite régulièrement à ses parents, qui vivent toujours à Boulogne, dans le quartier de Capécure. Son père Louis y décède en janvier 1923, sa mère Juliette Dagbert, dix ans plus tard. Quand il revient dans sa ville natale, Victor Dupont loge chez son beau-frère Alex Mony, époux de Rosette, la sœur de Fernande Jaspart-Dupont. Le couple tient un hôtel-restaurant au 5 rue Monsigny, proche du théâtre. Cet établissement est acquis vers 1907 et en activité jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Une photo de famille, datant d’août 1922, montre la mère de Victor accompagnée de Fernande et de ses enfants posant sur la plage de Boulogne. Tout ce beau monde est endimanché et heureux de se réunir. En père aimant, Victor Dupont emmène ses plus jeunes filles se promener sur les collines du Mont-Lambert, admirer le port et la ville en contrebas.

En marge des visites familiales, Victor Dupont en profite toujours pour fixer les chemins de la campagne boulonnaise ou prendre un instantané de la vie maritime. Ce sont là ses deux thèmes de prédilection, qu’il développe et expose sa vie durant, aux côtés des œuvres de genre (scènes intimistes, maternité ou œuvres religieuses). La production boulonnaise reste privilégiée dans son œuvre. Déjà, à la fin des années 1890, ses premières toiles décrivent souvent l’immensité de la mer, dans son plus simple appareil, à l’instar de La Vague et de Vagues et Rochers, conservées au musée de Beauvais. Dans La Vague, Victor Dupont adopte une mise en page recherchée, ne laissant subsister qu’une mince bande de ciel, tandis que l’intérêt se reporte au premier plan sur le jeu des vagues et des filets. La rapidité de la notation rejoint la justesse de l’effet. Il peint également des natures mortes (harengs) et Rue de la Beurière, emblématique du quartier des marins boulonnais, qui subsiste encore aujourd’hui.

Dix ans plus tard, les œuvres maritimes ont encore gagné en maturité et adoptent une pâte toujours plus moderne. Après la révélation du Fauvisme en 1905, Victor Dupont réalise des huiles où se mêlent couleurs crues et cernes noirs. Dans Le Quai Gambetta (1906), le peintre croque un moment de la vie maritime boulonnaise. Cette œuvre, des plus accomplies, n’est pas sans rappeler Albert Marquet, ses grisailles portuaires troubles, ses perspectives obliques, ses silhouettes, son fondu. Dans sa facture, Victor Dupont adopte une touche plutôt grasse et large. Le cadrage, rompu, est très japonisant et la simplification puissante, sans maniérisme graphique. Ces tableaux fauvisants révèlent à la fois un parfait usage des couleurs et des mises en scène du sujet abouties. A la même époque (1909), dans un style sobre et appliqué où le dessin prédomine, son jeune fils Pierre apparaît dans un très beau portrait, croqué en Matelot Boulonnais.

Après la guerre, dans les années 1920, le peintre réalise encore des toiles typiquement boulonnaises, parfois monumentales comme les Matelots, présentée au Salon des Indépendants en 1924 et aujourd’hui non localisée. Une idée précise de cette œuvre transparaît dans le tableau sobrement intitulé Port de Boulogne (étude sans les personnages). Bien composée, la scène décrit le quai Gambetta encombré de cordiers (bateaux à vapeur) tandis qu’un voilier se dresse au milieu du chenal. L’artiste y impose une ambiance brumeuse servie par des tons camaïeux. Un aperçu des personnages composant les Matelots est rendu possible avec la vue d’un Islandais, auquel son fils Pierre a servi de modèle. Avec ce pêcheur qui arbore fièrement sa vareuse orange en regardant l’horizon, Victor Dupont cherche à exprimer symboliquement des sentiments intérieurs, l’angoisse du départ, de la séparation et de la mort, souvent vécus par les marins au long cours. Cette œuvre reçoit une bonne critique, notamment : « J’aurais pu citer à part M. Victor Dupont, pour ses Matelots de Boulogne et sa Nature morte, qui sortent très particulièrement du commun, sans ostentation ». Au Salon d’Automne de 1925, l’artiste présente sa fille Marie-Louise coupant une pomme. Dans ce joli portrait intimiste, Victor Dupont use de sa palette chatoyante et fait contraster les couleurs chaudes portées par l’enfant et l’arrière-plan, traité dans un frais camaïeu de verts et de bleus.

En marge des œuvres maritimes, Victor Dupont croque à l’envi la campagne boulonnaise. Ses paysages « montrent l’attachement de l’artiste à la nature et l’émotion particulière qu’il sait si bien extérioriser dans ses toiles». Dans La Maison sur la Colline, datant des années 1900, l’artiste représente un coin du Mont-Lambert sur les hauteurs de Boulogne, encore vierge de toute modernité à outrance. Vue presque abstraite, marquée par les Nabis et Paul Sérusier, qui s’emploient à simplifier les formes et à donner le pouvoir à la couleur, cette toile étonne par sa modernité. Dans un cadrage original, les tons vifs explosent sur la toile et écrasent le ciel gris, réduit à la portion congrue. A la même époque, il réalise La Voie Ferrée, où la mise en scène soignée confronte une nature paisible à une locomotive qui dévale la colline à vive allure. Ce paysage boulonnais bénéficie d’une influence cézannienne dans le traitement cubiste des maisons. Au fil de ses promenades, le peintre produit une série de chemins campagnards, dont Le Chemin et Le Chemin du Moulin, traités avec une pâte généreuse, où les toits rouges typiques de la région du Nord sont omniprésents. Victor Dupont explique comment il obtient sa palette audacieuse et ses coloris fauves : « Je ménage l’acidité de mes couleurs pour qu’au bout de 5 ou 6 ans, elles aient pris une maturité durable. La beauté du coloris est obtenue par un emploi savant des verts et des rouges, soit purs, soit habilement rompus».

Plus tard, présentées au Salon des Indépendants en 1912, Vallée de la Liane et Route de la Vallée montrent des pins parasols installés sur la route partant de Boulogne et menant à Saint-Étienne-au-Mont, Hesdigneul et Carly. Les ocres puissants et les verts tendres dominent le ciel éthéré. Au printemps 1927, lors de sa première rétrospective à la galerie de la Palette française à Paris, l’artiste propose au public 31 œuvres, notamment des vues boulonnaises : Jeune Fille sur la Falaise, Vieux Remparts, La Vallée de Boulogne-sur-Mer et La Haute-Ville, Porte Gayole. Les sujets boulonnais sont aussi récurrents dans les achats de l’État. En octobre 1935 et juin 1936, le musée de Saint-Quentin acquiert deux grandes huiles Paysage Boulonnais et Pâturages en Artois, qui sont un hymne à la nature vierge de son enfance.

La carrière et l’œuvre de Victor Dupont sont emblématiques d’une époque troublée et engagée. Si l’artiste suit tout d’abord un parcours académique, il s’engage rapidement vers les expériences nouvelles du Fauvisme et de l’Expressionnisme. S’il aime le dessin, Victor Dupont privilégie l’usage intensif de la couleur pour construire ses œuvres et mettre en scène ses sujets. Comme d’autres artistes, c’est aussi un homme marqué dans sa chair par l’horreur de la Première guerre mondiale. Ce choc le radicalise dans ses convictions et enflamme sa foi chrétienne. Alors qu’il croit révolutionner l’Art en participant aux Ateliers de l’art sacré, il s’enferme au contraire dans des conventions parfois dépassées, se coupe d’une partie de son public, et refuse l’appui des galeristes pour vendre son travail. Très marqué par les derniers bombardements de Boulogne, c’est un homme malade et un artiste quelque peu oublié qui subit bien malgré lui la débâcle de 1940. Affaibli par une malnutrition chronique et atteint de tuberculose, Victor Dupont décède le 7 juillet 1941 à l’hôpital Laënnec à Paris. Dans cette période troublée, le monde artistique est affecté par la disparition de ce petit homme élégant à lunettes, la cigarette toujours à la main, ancienne gloire postimpressionniste, qui a animé pendant plus de trente années les grands Salons parisiens. Sa production reste limitée, composée d’environ 400 œuvres peintes et d’une centaine d’aquarelles, gouaches, dessins et gravures. Sous l’impulsion de Maurice Boudot-Lamotte, le Salon d’Automne de 1941 lui consacre une rétrospective. Son ami lui dédie alors ces quelques mots qui résume bien la force artistique de Victor Dupont, qui fut un « dessinateur solide, d’exécutant vigoureux et de coloriste puissant chez qui l’harmonie ne résulte pas de l’atténuation des teintes, mais de la science des accords ». Depuis, l’artiste n’a plus été consacré. A nous de faire revivre l’œuvre chatoyant de Victor Dupont et de mettre aux cimaises de notre musée les Enfants au Chien figurant sa famille, adorée par l’artiste, et ses autres beaux sujets boulonnais.

Auteur : Yann Gobert-Sergent