Le thème de l’épave chez les peintres naturalistes 

Dans la peinture naturaliste de la fin du 19ème siècle, les peintres de la Côte d’Opale développent à l’envi leurs thèmes favoris. Les mers déchainées, les scènes portuaires, les atterrissages de navires et les familles de pêcheurs investissent les toiles des meilleurs artistes. Ces sujets répétitifs sont dictés par les aînés et la tradition, de Turner à Boudin, mais aussi par le goût d’un public bourgeois relayés par les Salons parisiens et provinciaux. En marge de ces choix picturaux, le thème de l’épave, le bateau échoué sur la plage et destiné à pourrir ou à être pillé, devient également récurrent chez ces peintres. Excepté à Boulogne-sur-Mer et à Calais, ports « industriels », les autres havres de la côte s’apparentent davantage à des baies ensablées ou à de longues plages blanches immaculées. Si les flottilles de pêche ne possèdent pas de port, ce sont dès lors des flobarts qui sont employés. Ces navires d’échouage doivent adopter une silhouette robuste, afin d’affronter les tempêtes en mer mais aussi sur terre. De Berck à Étaples, en passant par Équihen et Le Portel, Audresselles et Wissant plus au Nord, le même rituel s’instaure. A la fin de chaque pêche, échouées sur l’estran, ces petites embarcations sont tirées par des chevaux ou par des marins, qui les emmènent à l’abri des coups de vent. D’une durée de vie moyenne d’une dizaine d’années, les flobarts devenus inutilisables sont dépecés et fournissent du bois ; parfois, ils s’improvisent habitation de fortune (quille-en-l’air à Équihen). Dans ce paysage maritime complexe, où les navires de pêche côtoient sur l’estran les marins, les pêcheurs à pied, les matelotes et autres vérotières, les peintres s’intéressent à ces épaves. Ce riche décor naturel leur permet de créer des compositions emblématiques, où la mer devient prétexte à une peinture naturaliste aux accents sentimentalistes. 

Né en 1839, petit-fils d’un général de Napoléon, Ludovic Lepic intègre l’atelier de Cabanel en 1864. Il côtoie ensuite les Impressionnistes et participe à leur deuxième exposition en 1876. L’année suivante, sur les conseils de Jules Dupré, peintre de Barbizon, il s’installe à Berck et y achète un bateau. Dès son arrivée sur la Côte d’Opale, Ludovic Lepic est impressionné par les « colonies » de flobarts qui peuplent la plage. Pendant huit ans, il produit une centaine de toiles, influence de nombreux artistes et devient le « patron » de l’École de Berck. Nommé peintre officiel de la Marine, il s’éteint encore jeune en 1889. Au Salon de 1877, il présente « Le Bateau Cassé » (huile sur toile, 0,96m x 1.30m, musée de Berck), qui connaît un bon succès et paraît en illustration dans la presse. Traitée de manière assez monochrome, servie dans des tons ocres, la composition montre sur toute sa largeur une épave éventrée. Simples silhouettes hiératiques, les figures humaines passent inaperçues. Comme une large fenêtre ouverte, ce cadrage particulier invite le spectateur à poursuivre au second plan. Là, se dessine, dans  une bataille de rames, la flottille au retour de pêche, sous un ciel lumineux et apaisé.

Une rencontre avec le peintre Ludovic Lepic, sur la plage de Berck en 1876, décide Francis Tattegrain (1852-1915) à se consacrer à la peinture. Après avoir suivi les cours de Jules Lefebvre et de Gustave Boulanger à l’Académie Julian à Paris, il présente pour la première fois au Salon de Paris en 1879, « Au Large, pendant la Pêche au Hareng » (musée de Senlis). Une fois sa thèse de droit soutenue, il se consacre à peindre des œuvres historiques puis essentiellement des sujets maritimes. En 1899, son travail est couronné par l’attribution de la médaille d’Honneur. Très investi dans son ouvrage, il aime dialoguer en picard avec les habitants qu’ils fréquentent lors de ses excursions. Attaché à la peinture de plein air, il installe son atelier dans les dunes berckoises. Mais Tattegrain est aussi très friand de l’atmosphère tourmentée des deux Caps, où il vient peindre à Wissant, en compagnie d’Adrien Demont. Il y produit notamment en 1907 « Les Sauveteurs d’Épaves » (huile sur toile, 2.20m x 2.30cm, collection privée).

Dans cette même veine, son impressionnant tableau « La Ramasseuse d’Épaves », présenté en 1881, accueille aujourd’hui les visiteurs du musée de Boulogne-sur-Mer. Un autre tableau, « Chasseurs sur la Plage » (huile sur toile, 0,88m x 1.30m, musée de Berck), prétexte à peindre une épave encore bien constituée, posée au centre de l’estran, s’avère néanmoins bien plus atypique. Cette scène de chasse, activité insolite pratiquée sur la plage, permet de se nourrir l’hiver, quand la pêche est impossible. Deux adultes tirent sur les mouettes, sous le regard attentif d’un enfant et de son chien. Traité dans une palette sobre et académique, la composition est relevée par le rouge vif d’un long manteau à capuche. Par ce procédé pictural, où le pourpre exalte les couleurs, Tattegrain a bien retenu les leçons de Corot. La scène est brossée rapidement et, seule la coque déchirée reçoit un traitement plus détaillé. Artiste incontournable de la Côte d’Opale, Francis Tattegrain meurt sous les bombes à Arras le 1er janvier 1915.

Né à Tourcoing dans une famille bourgeoise, Charles Roussel (1861-1936) s’oriente rapidement vers la peinture. Après un passage chez Cabanel à Paris, il s’établit à Berck dès 1884 et y croque des sujets locaux, dans un style encore conventionnel. Les pensionnaires de l’asile maritime et les scènes de plage sont ses sujets de prédilection. D’une touche académique, l’artiste évolue tout au long de sa carrière vers une sensibilité plus impressionniste. En 1887, il présente pour la première fois au Salon de Paris « Les Apprêts pour la Pêche ». Quelque temps plus tard, dans cette même veine, « Les Pêcheurs de Crevettes » bénéficient d’une chaleur des tons et d’un détail appliqué des figures humaines et de leurs costumes traditionnels. Le couple central est bien campé dans ses habits pittoresques, la femme portant la calipette (bonnet) et l’homme sa vareuse, et dans son équipement à l’instar de la manne (panier d’osier). Représentée en arrière-plan, l’épave semble davantage destinée à occuper l’espace et à localiser l’endroit, par l’immatriculation berckoise de la coque. Pourtant, sa description est aboutie, notamment au regard de la dérive centrale et de l’overlope (barre forgée en forme d’arceau), ce qui lui confère encore une forte identité. La mise en scène des personnages et du décor semble cependant artificielle, et trahit un travail en atelier. Charles Roussel reste ici inspiré par les toiles bretonnantes d’Alphonse Legros et d’Ulysse Butin, influence qu’il va par la suite dépasser, pour acquérir davantage de spontanéité, dans une évocation postimpressionniste. 

De ces personnages figurés devant une épave, Georges Maroniez (1865-1933) s’en inspire en présentant au Salon de 1892 « L’Épave ». Issu d’une famille d’industriels, Maroniez fait ses études en droit à Douai, puis rejoint rapidement le monde l’art sous les précieux conseils de Jules Breton, Pierre Billet et Adrien Demont, son ami, chef de file du groupe de Wissant. Fort de cet apprentissage prestigieux, il expose dès 1885, multipliant les paysages maritimes qui lui valent le surnom de « peintre de la mer ». Très prolifique, son œuvre s’avère parfois documentaire, servi par sa passion pour la photographie. Son goût pour la beauté sauvage de nos côtes trouve sa plénitude dans les effets de lumière, et notamment dans « L’Épave », tableau aujourd’hui non localisé. Ici, la famille du marin est rassemblée, regardant au lointain la mer retirée. Mais immédiatement, le chef de famille interpelle le spectateur par son absence. Les questions fusent : est-il parti en mer, disparu, …? Un grand calme, baigné d’une tristesse mélancolique, pèse sur cette scène intimiste, perturbée par un groupe de mouettes rieuses et le petit enfant réclamant son jouet à son grand frère. Née en atelier de son imagination, cette composition bénéficie d’un traitement très appliqué, où chaque détail, des costumes à la coque déchirée, s’impose au regard du spectateur. Dans une grande sobriété, l’artiste exprime tout son talent à montrer la beauté mais aussi le drame inhérent de la mer, qui frappe régulièrement la communauté maritime.

Bien que né à Lille, Paul Hallez (1872-1965) est le grand interprète des scènes maritimes porteloises. Dès 1888, il suit son père, ingénieur agronome, à Le Portel. Élève de Pharaon de Winter, puis de Léon Bonnat, Paul Hallez connaît ensuite une carrière exceptionnelle, exposant de 1890 à 1963. De manière impassible, il produit des œuvres maritimes, aux forts accents naturalistes, très en vogue à l’époque. Il utilise la photographie pour exprimer, de manière fidèle, les gens de mer qu’il croque sur l’estran ou sur les quais. Son style est reconnaissable par l’usage de ciels rosés puissants, très typiques du littoral boulonnais.

Lors de la 15ème exposition des Artistes Lillois (février-mars 1902), Paul Hallez présente notamment « La Barque Échouée », qui domine les cimaises de l’exposition. Devenue épave, une barque échouée au nom évocateur de Notre-Dame-de-Boulogne est posée sur l’estran. Se promenant près des débris de cette coque à clins, deux pêcheuses animent la scène. La première, vêtue d’un châle et de plusieurs jupons sombres, chaussée des fameux « patins » (chaussures ouvertes à petit talon), prend la pose avec sa manne (panier typique en osier) suspendue à son épaule. A ses côtés, portant la petite coiffe traditionnelle, une fillette tient un palot (petite pelle en fer), destiné à déterrer les arénicoles (vers de sable) utilisés pour les appâts. Cette vérotière regarde d’un air distrait l’amas de bois, qui fut autrefois une barque de pêche. A l’arrière-plan, à peine esquissés, des bateaux à voile occupent une mer calme surplombée d’un ciel encore clair, perturbé par le seul passage enfumé d’un navire à vapeur. Dans cette œuvre pittoresque, traitée dans une palette sobre usant de tons ocres et bleus, Paul Hallez travaille le sujet de manière académique, sans fioriture. Bien détaillés, les deux personnages restent néanmoins hiératiques et bien peu naturels. Seul le traitement du ciel, élégamment rosé, laisse échapper quelques timides libertés chromatiques. Si quelques notes d’un sentimentalisme contenu transparaissent dans les regards perdus des deux pêcheuses, l’ensemble montre une scène certes convenue, mais aussi solide, d’un épisode de vie de la marine boulonnaise. 

Les scènes d’épaves demeurent également des sujets de prédilection pour d’autres artistes reconnus. Fernand Quignon (1854-1941), ami des Demont-Breton, laisse notamment « L’Épave à Wissant », témoin du naufrage de l’Eyrène (mars 1878). Au Salon de Paris de 1912, Virginie Demont-Breton (1859-1935) présente « Grande Marée d’Équinoxe » (huile sur toile, 95cm x 134cm). Domptant de larges rouleaux d’écume blanche, deux hommes tentent d’arracher à la mer un mât et quelques planches. Ces morceaux d’épaves constituent toujours une ressource appréciable pour la population maritime. Au loin, le fort de l’Heurt situe la scène.

Dans ces compositions, imaginées et imaginaires, ces artistes produisent une œuvre pittoresque et colorée servie dans une veine naturaliste très appréciée à l’époque. Le paysage marin procure alors un écrin sauvage à l’épave qui reçoit, parfois, la visite de quelques personnages ou d’une famille entière. Loin de toute amorce d’une critique sociale chère à Jules Adler, ces artistes témoignent selon leur sensibilité, et d’une manière évocatrice, de la vie laborieuse des gens de mer à l’aube du 20ème siècle.

Auteur : Yann Gobert-Sergent