La Côte d’Opale, sa population maritime et son littoral pittoresque ont inspiré et inspirent toujours nombre d’artistes. A Étaples, plusieurs peintres se sont groupés autour d’Eugène Chigot et de Francis Tattegrain au sein d’une colonie d’artistes. Venus chercher conseil auprès de ces maîtres confirmés, certains connaissent plus tard une belle notoriété. Si Émile Maillard fréquente également Étaples, ses recherches picturales sont déjà engagées depuis plusieurs années. Nommé peintre officiel de la Marine dès 1891, il aime croquer Étaples et les côtes boulonnaises pour nourrir son inspiration et ses toiles aux effets grandioses. Ce sont ses passages étaplois, par trop sporadiques, qui l’ont peut-être écarté de l’intérêt nouveau porté à « l’École d’Étaples ». Bien que ses œuvres passent souvent en ventes publiques, l’artiste reste encore dans l’ombre et mérite d’être redécouvert.
Émile Maillard est né à Amiens le 2 juin 1846, au sein d’une famille de négoce de tissus, bien implantée dans la région. Ses parents, qui perdent deux enfants en bas âge, vont le choyer comme un enfant unique. Il suit l’école communale à Amiens et semble pouvoir reprendre la succession familiale, en dépit de son intérêt pour le dessin. De juillet 1870 à février 1871, Émile Maillard est incorporé dans l’armée et sert comme capitaine à la Garde nationale mobile de la Somme. Après le conflit, en décembre 1875, il est nommé lieutenant.
En 1876, il intègre l’Académie des Beaux-Arts d’Amiens durant deux années, en compagnie de Jules Boquet (1840-1931) et d’Edmond Pointin (1836-1903), premier peintre à posséder un chalet à Le Touquet pour y croquer la Canche. Diplômé en juillet 1877, il participe à sa première exposition (peintures et dessins), organisée à Amiens par la Société des Arts de la Somme ; il y obtient une mention Honorable. L’artiste continue régulièrement à exposer dans ce Salon régional, notamment en 1879 (mention Honorable). En 1880, il entre à l’école des Beaux-Arts à Paris et suit les cours des maîtres classiques : Jules Lefebvre (1834-1912), peintre académique d’Histoire aux nombreux élèves dont Francis Tattegrain, et Gustave Boulanger (1824-1888), fameux peintre orientaliste. Il reçoit également les conseils d’Ernest Renouf (1845-1894), peintre de marines, très actif en Normandie et en Bretagne, d’Ulysse Butin (1838-1883), originaire de Saint-Quentin et également professeur de Charles Roussel, et enfin d’Ernest Duez (1843-1896), portraitiste mondain. Son apprentissage rigoureux et académique, basé sur la force du dessin et de son trait, lui permet plus tard de créer des œuvres à la construction solide. Ernest Renouf semble l’inspirer à ses débuts, notamment à travers ses scènes de tempêtes et de naufrages, aux accents dramatiques et grandiloquents. Renouf le fait également entrer en 1886 à l’Académie Julian, jugée plus moderne.
Lors du décès de sa mère Clarisse, survenu en mars 1881, Émile Maillard est encore mentionné « négociant » dans l’acte officiel. Très affecté par cette disparition, son père l’encourage à voyager sur la Côte d’Opale, de Berck à Dunkerque, pour y puiser une bonne inspiration. Il y retrouve son ancien camarade de classe Edmond Pointin. Accompagné de Marie Frion (1855-1934), jeune employée de l’entreprise familiale, qui deviendra sa femme en 1891, les deux complices parcourent joyeusement l’estran afin de piquer sur le vif la moindre silhouette de navires, le parfait mouvement de vagues. En 1884, il devient enfin sociétaire de la Société des Artistes français. Ses expositions estivales s’enchaînent à la Société des Arts à Amiens : Le Chantier d’Étaples, Vapeur remontant une goélette, Bateau d’Étaples au Large, Maisons à Vendre (1884) – Marée descendante, Entrée de ferme, Cour de ferme (médaille d’Argent, 1885) – L’embouchure de la Canche, Études (1887). En 1886, Émile Maillard expose au Salon Rouennais le Bateau de Pêche à Étaples « d’un bel aspect » (La Revue normande). Les titres des œuvres indiquent l’intérêt constant de l’artiste pour les marines, ainsi que ses visites régulières à Étaples. Les sujets ruraux demeurent très marginaux.
En 1888, c’est la consécration. Émile Maillard participe pour la première fois au Salon des Artistes français. C’est un succès « car après Tattegrain, signalons Émile Maillard avec les Derniers Secours » (The Artist), qui remporte une mention Honorable décernée par le jury. Cette toile fait dans le gigantisme (2 mètres x 3,85 mètres) et part rejoindre les collections du musée de Picardie à Amiens. Éditée en gravure et en photographie sur carton, la scène figure une charrette, surchargée d’ancres et de cordages, emmenée par des marins et une matelote. Bousculé par les rafales, ce groupe hétéroclite chemine difficilement sur la jetée, submergée par les vagues. Ils partent ravitailler les secours en mer que l’on aperçoit au fond du tableau. En 1889, l’artiste présente Gros Temps à Boulogne ; c’est aussi l’année de naissance de son premier fils Marcel. Au Salon de 1890, le peintre dévoile plusieurs œuvres en rapport avec le littoral : Le grand bassin à Dunkerque, Les Hortillonnages, Marché aux légumes à Amiens, Un coin de Dunkerque, Dans le grand bassin de Dunkerque, Incendie de l’usine Bulot-Lhotellier, Gros temps à Boulogne ; dessin à la plume. La même année, la Société des Amis des Arts de la Somme lui décerne une médaille d’or.
L’année 1891 conforte sa vie familiale et professionnelle. Le 16 mai 1891, sur recommandation de M. Dauphine, sénateur de la Somme, Émile Maillard est nommé Peintre Officiel de la Marine. Créé en 1830, ce titre officiel consacre les artistes au talent voué à la mer. Au Salon à Paris, il envoie Pendant la Tempête. Enfin, le 11 novembre 1891, l’artiste épouse Marie Frion, qui l’accompagne depuis quelques années déjà.
Les années qui suivent installent durablement la carrière d’Émile Maillard. Les envois au Salon se succèdent, utilisant un thème maritime récurrent, mais aussi parfois des sujets d’actualité, quand ce ne sont pas des commandes officielles : Après la Tempête, Pêcherie de harengs surprise par le grain (1892), Vapeur échouant en dehors des jetées (1893) « qui permet à Émile Maillard de sortir des rangs » (Le Salon, dix ans de peinture). Engageant un dialogue dramatique avec le spectateur, ce tableau est « d’une émotion profonde. A deux pas de la digue, couverte de monde, le navire sombre, la poupe a presque entièrement disparu. Les vagues furieuses s’élancent jusqu’au sommet de ses mâts et frappent ses flancs à coups redoublés. Un canot arrive au secours. Arrivera-t-il à temps ? Le triomphe de la mer semble fatal. La foule de la digue, à peine indiquée par des points noirs, on la devine anxieuse, et l’effort des nageurs du canot, penchés sur leurs avirons, achèvent de caractériser l’immensité du péril » (Le Panthéon de l’industrie).
Puis ce sont : Le Steamer Empress à la côte après abordage de la jetée de Calais, 4 janvier 1895, et La Maison du mort (1896) « où la plaine est couverte de neige, le ciel chargé de nuages menaçants ; derrière une montée de terrain on voit apparaître, fouettés par le vent, les porteurs de l’extrême-onction qui sont descendus de la charrette devant la maison du mort, désignée par une lanterne allumée ; un vol de sinistres corbeaux accompagne le funèbre cortège » (Figaro-Salon). Émile Maillard expose ensuite L’escadre du Nord, Cherbourg, 5 octobre 1896, Pêche aux harengs, Le Soir (1897), Après l’abordage (1899), L’Épave (1900), Le Vieil Hôtel et la rue Saint-Leu à Amiens (1901), Le Cassini et le Standard à Dunkerque passant la revue, Le Cassini portant le Président de la République, 17 septembre 1901 (1902), Bateaux pêcheurs, Les Brisants (1905). Au Salon de 1906, « Émile Maillard envoie un superbe travail, Le Remorqueur, très audacieux dans la construction des vagues déchainées » (The Collector and Art Critic). En 1907, sa toile Rentrée par gros temps ravit le public.
En marge des œuvres envoyées au Salon à Paris, Émile Maillard n’abandonne pas pour autant la Société des artistes à Amiens. Il y expose des invendus parisiens et quelques études du littoral : Vapeur échouant en dehors des jetées, Le Soir (1894), Le soir au large, et deux marines (1896). Dans le Journal des Artistes du 21 juin 1908, qui relate l’exposition d’Amiens, « Émile Maillard nous donne, sur la mer, des pages où la réalité s’accuse apparemment très respectée. L’eau est d’un peintre en observateur accentué des transparences, des multiples colorations. C’est hautement défini dans le sens des masses où l’esthétique aime à trouver une force convaincante. Voici le titre des ouvrages : La Tempête, Après la Tempête, Gros Temps, La Nuit ».
Durant cette période faste, Émile Maillard reçoit la reconnaissance de l’État : Officier d’académie par arrêté du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (février 1899), lieutenant à la Garde nationale mobile de la Somme, et Médaille commémorative de la campagne de 1870-1871 (octobre 1912). Les envois au Salon à Paris se poursuivent : des marines en 1908, 1909, 1910, 1911, 1913 et 1914. Malgré son succès, sa plus haute récompense au Salon se limite néanmoins à une médaille de 3ème classe décernée en 1893. L’artiste est devenu le spécialiste des marines tourmentées, aux navires en détresse, à la sortie d’un port sous la tempête. Il exécute aussi des marines plus apaisées, aux mers d’huile, jouant des couleurs, pour produire des ciels saturés de roses orangés. Émile Maillard s’est lié d’amitié avec les artistes qui fréquentent Étaples. Francis Tattegrain l’inspire pour ses Filets Volés (Salon de 1905), repris cinq ans plus tard dans Barque de Pêche Fuyant au Vent (Salon de 1910). Il livre également une jolie vue du Fort de l’Heurt à Le Portel, qui bénéficie de l’usage de couleurs vives, mariant des tonalités chaudes et contrastées, permettant d’aboutir à ce paysage marin évocateur.
La Première guerre mondiale bouleverse la vie d’Émile Maillard et met en suspend ses expositions. La famille Maillard doit quitter précipitamment Amiens à la fin de l’été 1914, avant la prise de la ville par les Allemands. Début 1915, il s’installe à Morlaix. Mais, rapidement, il est rattrapé par la guerre. Le 14 juillet 1915, son plus jeune fils, Pierre, est tué au combat en Argonne. Deux ans plus tard, son fils Marcel est fait prisonnier (mai 1917). Il sera libéré en novembre 1918. Durant le conflit, l’artiste continue la peinture et produit quelques œuvres figurant les tranchées et leurs combats meurtriers. En contact avec M. Picot, galeriste à Zurich, Émile Maillard tente d’intercéder pour son fils Marcel, en vendant à bas prix des tableaux contre la promesse d’améliorer ses conditions de détention.
En 1920, le couple Maillard quitte la Bretagne pour rejoindre ses deux fils au Havre. Émile Maillard s’inquiète de sa situation financière difficile, demande de l’aide à ses enfants, et doit emprunter à la banque, tout en regrettant la fortune perdue de la famille. En octobre, il est hébergé par Marcel, ce qui lui apporte un certain réconfort. Il réalise au Havre ses dernières marines, des entrées du port et des voiliers pris sous le grain. Il y décède le 23 juillet 1926, puis il est inhumé au caveau familial du cimetière de la Madeleine à Amiens.
Artiste à la formation classique, Émile Maillard laisse une belle production de scènes solides figurant des navires en pleine mer, des vues portuaires et des paysages marins. D’une palette très sobre, aux tons bruts, l’artiste évolue vers plus de couleurs et de lumière à la fin de sa carrière. Pleines de vigueur, ses études semblent plus sincères que ses tableaux destinés au Salon, plus appliqués. Aujourd’hui, ses œuvres sont présentes dans les musées régionaux, notamment : Les Derniers Secours (acquis en 1905, musée de Picardie, Amiens), Coup de Vent en Manche (musée de la Marine, Étaples), Navire en Pêche (Musée Portuaire à Dunkerque), deux marines (musée de Berck-sur-mer), et au sein de nombreuses collections privées.
Auteur : Yann Gobert-Sergent