Edmond de Palézieux (1850-1924) – peintre navigateur du Boulonnais

Des eaux calmes du lac Léman aux vagues écumantes de la Manche septentrionale, Edmond de Palézieux s’est exercé à décrire les paysages maritimes trente années durant.

Navigateur passionné et réputé, l’artiste s’installe dès 1903 à Équihen où il côtoie celui qui allait devenir son ami, le peintre Jean-Charles Cazin (1841-1901). Si le théâtre de la mer demeure son sujet de prédilection, l’artiste le décline cependant de différentes manières, des tempétueux drames de la mer, aux scènes de pêche traditionnelle, sans négliger les vues portuaires détaillées. Après plusieurs décennies d’un purgatoire immérité, Edmond de Palézieux est aujourd’hui redécouvert, à l’instar des nombreux peintres naturalistes, artistes de talent, qui ont écumé la Côte d’Opale pour en tirer les meilleures études picturales. Cent plus tard, les œuvres d’Edmond de Palézieux demeurent des fenêtres ouvertes, descriptives et colorées, sur une Marine et des gens de mer inscrits dans un passé révolu.

Rien de pouvait prédestiner Edmond de Palézieux à quitter sa Suisse natale pour s’éteindre dans le Nord de la France. Né à Vevey le 20 juillet 1850, dans une famille de notables, Edmond Henri de Palézieux dit Falconnet connaît une enfance heureuse. La mer est un lointain souvenir dans la famille, puisqu’un de ses aïeux, sir Edmund Affleck, est un amiral anglais du 18ème siècle, actif notamment lors de la guerre d’Indépendance américaine. Pourtant, ses parents s’opposent à ce qu’il fasse carrière dans la Marine. Dès lors, Edmond de Palézieux se contente de courir les régates sur le lac Léman, à la découverte des sites typiques de la côte savoyarde : Bouveret, Saint-Gingolph, Amphion, … A l’âge de douze ans, il barre déjà une barque à voile. Plus tard, en 1888, il commande au baron Jules de Catus, un important architecte naval lémanique, le « Pétrel« , un voilier avec cabine, dont le peintre possède une maquette navigante de belle facture. Deux ans plus tard, il commande le « Flirt« , un navire de course, qui lui donne l’occasion de participer à de nombreuses régates sur le lac. Cette navigation de plaisance permet à Edmond de Palézieux d’étudier la mer, les éléments naturels, les navires et leurs contraintes, connaissances qu’il réinvestit dans ses œuvres picturales. Cette justesse dans la représentation des manœuvres de navigation démontre sa grande compétence navale.

Car, finalement, en marge de la navigation, Edmond de Palézieux se lance dans la peinture. Après sa scolarité, il intègre d’abord l’atelier de Barthélémy Menn (1815-1893) à Genève. Ancien élève d’Ingres, directeur des Beaux-Arts, Menn lui inculque la pratique du « plein air« , la peinture effectuée directement sur le motif. Ce premier maître classique lui laisse un souvenir ému, présent dans les nombreuses annotations retrouvées dans ses carnets de croquis. En 1872, Edmond de Palézieux laisse un premier paysage d’inspiration lémanique : « Orage sur le Lac près de Vevey« . D’autres suivront, comme « Tempête sur le Lac Léman » (1882), donné au musée Arlaud de Lausanne (1884), « Pêcheur à Saint-Gingolph » (1888). L’artiste croque également sa famille, sa mère Émilie (portrait de 1879), et réalise quelques compositions religieuses : « Prêtre à Saas-Fee » (1884), « L’Angélus en Savoie » (mention honorable au Salon des Artistes français de 1889). En 1877, il épouse Lily Olmsted, d’origine américaine, qui lui donne l’année suivante une fille nommée Renée Celia. Le couple vit à Vevey, mais déjà parcourt souvent la Bretagne, la Normandie et le sud de la France.

Dans les années 1880, l’artiste fait ses premiers voyages à Paris et fréquente les peintres suisses-romands, Eugène Burnand, Charles Giron, Paul Robert, Henri de Rodt, Evert van Muyden et Théophile Bischoff. Il suit les cours de Jean-Paul Laurens (1838-1921), fameux peintre d’histoire, et de Fernand Cormon (1845-1924), peintre d’histoire également, surnommé « Père la Rotule » pour son obsession de la justesse dans la représentation des corps. Apprécié de ses élèves, Fernand Cormon noue une relation privilégiée avec Edmond de Palézieux, qui apprécie son travail : « Palézieux, l’eau, c’est son affaire, il la connaît mieux que personne« . A cette époque, il présente ses premières œuvres au Salon des Artistes français avec un franc succès. La Normandie est évoquée en 1887 dans le « Retour de Marché« , congratulé par un critique de la Tribune de Genève : « Est-il possible de rêver quelques chose de plus doux, de plus paisible, de plus poétique que ce tableau de marine? A coup sûr, l’artiste doit être poète… Le pêcheur est étendu, fumant sa pipe. Au-dessus de lui, le vent claque dans les voiles, ridant à peine le miroir de l’eau… Tout cela est traité sans recherche, très finement, pourtant avec un souci marqué de la nature exacte, et une sincérité de couleur et de dessin vraiment remarquable…« .

Vers 1890, l’artiste s’installe à Paris rue de Clichy puis, en 1900, déménage non loin de là au 83 rue de Rome, près du boulevard de Clichy. Son arrivée dans la Capitale ne l’empêche pas de réaliser de nombreux séjours principalement en Bretagne, en Normandie, dans le Pas-de-Calais (« Quilles en l’Air à Équihen« , daté de 1900) et en Hollande. Sa passion pour la mer est toujours plus vivace. Durant plus de dix ans, il montre ses œuvres au Salon des Artistes français : « Matelot (étude) » en 1891, « Hardi, Les Gars! » en 1895, « Souvenir de Bretagne » en 1896, « Pêcheurs de Sardine à l’Aurore » en 1897, « Souvenir de Bretagne » en 1898, deux toiles en 1899 « Effet de Brume » et « Phare de Pen-March au Matin« , puis « Côtes d’Irlande » en 1900, deux tableaux en 1901 « Après la Tempête » et « Pen-March« , « Un Soir à Gennevilliers » en 1902. Dans un esprit naturaliste, parfois teinté d’un timide symbolisme à la manière d’un Ferdinand Du Puigaudeau, l’artiste croque dans une palette éclaircie et subtile ces sujets bretonnants, très en vogue à l’époque auprès d’un public bourgeois. 

L’année 1903 marque à la fois une rupture dans sa vie et un nouveau départ. En effet, l’artiste se sépare de son épouse, Lily Olmsted, puis s’installe définitivement à Équihen. En 1907, il se marie avec Suzanne Lair et s’épanouit à croquer le littoral boulonnais. Trois ans plus tard, Edmond de Palézieux est fait Chevalier de la Légion d’Honneur. Dans son œuvre, trois grands thèmes apparaissent : les paysages et les drames de la mer, les vues portuaires de Boulogne-sur-Mer, les plages et les petites pêches pratiquées à Équihen. 

Dès les années 1880, Edmond de Palézieux expose avec succès ses œuvres au Salon de la Société des Artistes français. Ce grand Salon d’expositions d’art se tient à Paris depuis 1881, et succède à celui de l’Académie des Beaux-Arts. Les meilleurs artistes du moment, d’instruction académique, présentent un ou plusieurs tableaux au public. De nombreuses œuvres sont acquises par l’État et ornent les bâtiments officiels, ministères et préfectures. D’autres se retrouvent mises en dépôt dans les musées, enfin certaines rejoignent les collections privées qui se constituent à l’époque. Les catalogues et les photographies prises des cimaises montrent un art convenu, inscrit dans des règles précises. Composées dans des formats souvent imposants, ces œuvres bénéficient d’une description précise et aboutie, qui laisse peu de place à l’innovation et aux fantaisies. A l’issue de la manifestation, les meilleurs tableaux sont récompensés par des médailles d’Honneur, de première, deuxième ou troisième classe. Dans ces conditions, Edmond de Palézieux exerce son art dans de larges formats, et exprime son talent par un dessin affirmé. Les drames de la mer ainsi que les tempêtes déchaînées prennent dès lors toute leur ampleur dans ces grandes toiles aux dimensions muséales. Même si la manière et les sujets restent communs au travail des artistes locaux célèbres, à l’instar de Virginie Demont-Breton (1859-1935) à Wissant ou encore de Francis Tattegrain (1852-1915) à Berck, Edmond de Palézieux trouve sa voie en peignant la côte d’Équihen, ses marins et leurs navires, pris dans la tourmente des éléments naturels. 

L’écrivain Robert Pugh, qui le côtoie quelques années avant sa mort, publie une biographie en 1924. Il y rapporte des détails intéressants voire intimes sur la vie d’artiste d’Edmond de Palézieux à Équihen : « Son atelier, vaste baraque dominant la mer, vacillait à chaque tempête et laissait entrer la pluie : fournaise l’été, glacière l’hiver : rien ne le rebutait. La nuit venait le surprendre à la tâche, et il restait là, assis dans le fond de son atelier, regardant l’obscurité envahir sa toile : au crépuscule, les couleurs s’atténuent peu à peu, mais les valeurs prennent toute leur importance. Le soir, il lâchait tout à coup une lecture attrayante, sa seule distraction, pour prendre un crayon et chercher quelque composition, une ligne de terrain, un mouvement d’eau, la forme d’un bateau, le geste de caractère d’une figure. La nuit n’arrêtait pas le travail de son esprit : il restait des heures sans trouver le sommeil, modifiant en pensée une forme, cherchant un effet. Son tableau terminé, il laissait entrer quelques marins dans son atelier, et rien ne lui faisait plus plaisir que de voir leurs rudes figures rayonner de satisfaction ou se creuser d’épouvante. Il recherchait leur avis sur le gréement d’un bateau, la forme d’une vague, et écoutait leurs impressions avec le plus grand intérêt« .

En 1903, le peintre présente au Salon des Artistes français « Bateaux à la Côte« , puis l’année suivante deux toiles, dont « Échouage par Gros Temps« , conservé aujourd’hui à la mairie d’Équihen. Cette huile monumentale (148cm x 223cm) décrit un navire de pêche pris dans la tempête au large d’Équihen. La masse brune qui brosse la côte se confond avec un ciel gris à peine esquissé. Emmenée par une voile gonflée à l’extrême, l’embarcation semble posée sur une grosse vague écumeuse, et abrite quelques ombres humaines accrochées à la coque. Ces marins semblent bien démunis face à la bourrasque. Mais surtout, l’artiste ne s’attache pas aux détails larmoyants, la description du sujet restant sommaire. En effet, le véritable « protagoniste » de l’œuvre demeure bel et bien cette longue lame interminable qui s’abat avec fracas sur les falaises d’Équihen. Dans ce grand paysage marin, Edmond de Palézieux réussit la prouesse à créer une intensité dramatique, dans une grande économie de moyens, en mettant en scène l’atterrissage mouvementé d’un flobart, ce petit navire à clins, typique de l’endroit.

Recueillant un franc succès de la part des critiques et du public, « Après un Naufrage » décore les cimaises du Salon de Paris de 1905. Acquise par un musée américain (non localisée aujourd’hui), l’œuvre reçoit le prix de l’atelier Cormont et une deuxième médaille qui met l’artiste « hors-concours« . Dans le National Suisse du 8 juin 1905, le critique d’art Jean-Bernard raconte, enthousiaste : « Sur la grève, des habitants d’un village attendent anxieux que la mer apaisée ait rejeté les cadavres des marins qui ne sont pas rentrés depuis plusieurs jours sans doute, et qui ont été engloutis par la tourmente. Il plane sur tout ce monde une sorte de douleur et on sent que la misère étreint tous ces braves gens. C’est là une page poignante peinte par un artiste de talent, qui sait observer« . Dans cette composition, les quelques bâtisses et le calvaire, posés sur une lande sauvage, face à la mer, plongent le décor dans une intensité palpable. La population, réduite à de petits personnages presque insignifiants, semble attendre l’arrivée d’une épave désarticulée et démembrée, prise dans les rouleaux d’une marée écumante et indomptée. Encore une fois, dans cette scène dramatique, Edmond de Palézieux exploite la fragilité de la condition humaine face à la « Nature suprême« . Ces manifestations de la croyance religieuse se retrouvent communément dans les communautés maritimes de la Côte d’Opale. Bénédictions de la mer, processions si fréquentes sur le littoral, pèlerinages pratiqués par les marins : tous ces événements contribuent à l’inspiration religieuse. De par son histoire familiale, cette « imprégnation » s’invite naturellement dans l’œuvre d’Edmond de Palézieux, sujet de prédilection également rencontré chez ses contemporains présents sur la côte, tels le couple Demont-Breton, Francis Tattegrain, Henri Le Sidaner, Louis-Antoine Leclercq, Iso Rae et tant d’autres.

En 1907, Edmond de Palézieux revient au Salon avec un tableau encore monumental intitulé « En Détresse » (190cm x 260cm). Cette huile est acquise par l’État puis déposée l’année suivante au musée de Castelnaudary. Dans une même veine tragique, l’artiste y montre un groupe de pêcheurs, enfoncés dans l’eau jusqu’à la taille, s’épuisant à sauver un équipage prisonnier d’une épave cahotée. Bien brossés dans leurs vareuses ocres traditionnelles, les marins désespérés appellent à tue-tête leurs malheureux compagnons et tentent de leur jeter des cordes, peut-être salvatrices. Traduites dans des tonalités crémeuses et verdâtres, de hautes vagues puissantes concentrent la lumière du peintre. Inexorablement, elles attirent l’œil du spectateur, inquiet d’un dénouement incertain. La parfaite mise en scène du sujet, qui évite la mièvrerie et la facilité artistiques, font de ce tableau une œuvre dynamique à la modernité ambitieuse.

Au Salon de Paris de 1908, Edmond de Palézieux apporte à nouveau un sujet semblable à ses grands drames de la mer. « Bateaux à la Côte » (130cm x 200cm), conservé aujourd’hui au musée Jenisch à Vevey, garde les thèmes emblématiques de l’artiste : des navires en détresse dans une mer déchaînée, des marins à la tâche dans des éléments « dantesques« . Sur la plage d’Équihen, des marins ont investi l’estran et tirent leurs navires afin de les faire échouer. Si les vagues sont toujours rudes, la mer n’est pas démontée, et la scène semble promise à un destin plus fortuné. Toujours dans une économie de moyens, servi par une palette réduite aux tons gris et ocres, l’artiste produit ici une œuvre plus pittoresque de la côte boulonnaise. Également dans ce Salon, « En Perdition » montre sur les bords de la falaise un prêtre qui bénit les disparus, dans le plus grand désespoir des familles presque résignées. L’année suivante, le critique d’art Émile Langlade apprécie « Perdus« , figurant un cargo à vapeur, battu par la tempête, couché sur le côté, perdant son chargement de bétail. A cette époque, Edmond de Palézieux devient « l’artiste reconnu des drames de la mer« , mais aux accents peut-être parfois trop grandiloquents, notamment dans cette composition un peu moins maîtrisée.

Après avoir reçu la Légion d’Honneur en 1910 et effectué quelques voyages en Bretagne, île d’Ouessant notamment, Edmond de Palézieux reprend ses pinceaux pour croquer les tragédies maritimes. En 1911, « Dans les Brisants » (127cm x 202cm), œuvre particulièrement réussie, l’artiste produit le plan rapproché d’un flobart, navire d’échouage du Boulonnais. Montée par une poignée de marins aguerris, l’embarcation est secouée, soulevée et projetée par de puissants rouleaux. Accrochés à leur barre, ces hommes manœuvrent pour revenir à bon port, tandis que le pilote essaie de maitriser la voile gonflée à outrance. Parfaitement décrite, avec ses gréements typiques, sa dérive centrale relevée et sa construction à clins, cette barque de pêche est bien sûr immatriculée dans le quartier maritime de Boulogne (B.12). Choix inhabituel, ce flobart s’inscrit au centre du tableau pour en devenir le sujet principal. Si la mer demeure bien présente, elle sert surtout d’écrin majestueux à cet instant de navigation périlleuse, offert par notre « peintre-navigateur« .

Le Salon de 1912 reçoit « Bateaux à la Côte d’Équihen » (65cm x 100cm), petit paysage maritime dans la même veine que « Bateaux à la Côte » présenté en 1908. L’artiste semble se concentrer toujours davantage sur ces navires à la peine, regagnant la côte balayée par la mer. Présenté au Salon de 1913, « Ho Hisse » (148cm x 223cm) se montre plus ambitieux. Ce tableau, emblématique de la région, offert par la veuve de l’artiste, est aujourd’hui visible à la mairie d’Équihen. Edmond de Palézieux y abandonne un instant l’omniprésence des flots. Il y dépeint le travail des marins qui remontent leurs navires sur la grève inondée et glissante, pour les mener vers la colline en empruntant le chemin du « Perré« , construit vers 1882. Au premier plan, les hommes arborent des visages marqués par l’effort, les corps arcboutés et pliés par la poussée extrême exercée sur l’embarcation, nantie de formes joliment arrondies. Pourtant, le drame est toujours possible au regard d’une grosse vague en approche, menaçant le groupe. Dans cette composition, aux accents plus pittoresques, l’artiste raconte une véritable histoire humaine. Cette même année, le peintre connaît la consécration en exposant vingt-deux toiles au Stadtcasino de Bâle, puis au musée Jenisch à Vevey.

La première guerre mondiale précipite Edmond de Palézieux à Vevey, puis près du lac d’Annecy et enfin dans le sud de la France. Il parcourt Collioure, Saint-Jean-de-Luz, Antibes, … où il croque de sages paysages maritimes, calmes, à la palette lumineuse et éclaircie. Ce nouveau pas vers une peinture « à l’esprit postimpressionniste » va judicieusement profiter à ses œuvres colorées de Boulogne et d’Équihen, créées dans les dernières années de sa vie. En 1919, il rentre à Équihen et produit une œuvre anecdotique figurant le « Torpillage du Bateau Amiral Ganteaume » auquel il assiste le 26 octobre 1914. Ce cargo, long de 122 mètres, de la Compagnie des Chargeurs Réunis, participe à l’évacuation de 2.500 réfugiés quand il est torpillé au large du Cap Gris-Nez par le sous-marin allemand U24. Remorqué à Boulogne, il s’échoue dans l’avant-port, causant 24 victimes. Le tableau, offert par l’artiste à la mairie de Boulogne, est conservé aujourd’hui au musée de la ville.

Déjà habitué à croquer les environs d’Équihen, l’artiste part dès 1903 explorer la ville voisine de Boulogne-sur-mer, et y descend à chaque saison harenguière, en novembre et décembre. Important centre de pêche, la cité et son port connaissent à cette époque une expansion considérable. Population en hausse grâce à l’afflux de travailleurs, flottille qui se développe avec l’arrivée de la vapeur, affluence touristique notamment des Anglais, Boulogne-sur-mer devient le grand port de pêche français. De belles affiches publicitaires, gouachées dans un esprit « Belle Époque« , peuplent les kiosques et y vantent les progrès enregistrés dans l’accueil des estivants. Vers 1900, la ville n’est plus qu’à trois heures de Londres et de Paris, grâce au développement des lignes de chemin de fer et de paquebots (inauguration en 1843). A la suite des plus anciens installés en centre-ville, de grands hôtels sont construits sur le quai Gambetta face au port, bordé ainsi d’un front presque ininterrompu d’établissements. Quelques-uns, édifiés au plus proche de la mer, à Capécure notamment, côtoient le casino qui, décoré par les meilleurs artistes régionaux, accueille jeux et diverses expositions. Enfin, un « établissement d’hydrothérapie marine » complète les bienfaits de la plage et de ses cabines hippomobiles. A l’instar des fameux peintres Édouard Manet (1868-1872) et Eugène Boudin (1891-1893), et de bien d’autres artistes français et étrangers, Edmond de Palézieux semble séduit par cette effervescence à la fois laborieuse et touristique baignée, selon les jours, par la lumière d’un soleil pâle ou écrasée par un épais brouillard grisâtre. 

Au Salon des Artistes français de 1903, le peintre présente « Boulogne-sur-mer, Le Soir » (75cm x 103cm), tableau emblématique d’une série de vues portuaires. Aujourd’hui conservée au musée Jenisch à Vevey, l’œuvre offre au spectateur un contraste marqué entre la ville et ses quais. Avant de parvenir à cette œuvre aboutie, Edmond de Palézieux travaille son sujet en croquant les scènes de vie portuaire sur de petits panneaux de bois : « Débarquement du Hareng à Boulogne« , « Boulogne, Église Saint-Pierre« , et différentes vues du havre. De facture très libre, traitées dans des tons pastels, ces pochades montrent le chenal encombré de navires aux larges voiles ocres déployées (harenguiers) et de bateaux aux fumées charbonneuses (cordiers), accordées à l’atmosphère brumeuse du petit matin. Moins primordia, le dessin et la tonalité travaillée tout en douceur apportent une atmosphère éthérée, presque mystérieuse, rappelant les brouillards de la Tamise. Ces œuvres s’installent définitivement dans « l’incertain et l’indéterminé« , pour reprendre le bon mot de Pierre Miquel au sujet de Georges Ricard-Cordingley (1873-1939). Dans « Boulogne-sur-Mer, Vue de Capécure« , l’artiste construit sa composition en trois plans horizontaux : Capécure, le quartier populaire de la ville, et ses trains qui amènent marchandises et ouvriers au travail ; le chenal, réduit à une bande bleu clair ; enfin, la ville qui se dessine à l’arrière-plan, massive et compacte sur la colline, ramassée autour de l’église Saint-Pierre. Le ciel reste neutre dans cette ambiance d’aurore. A peine esquissée, cette fenêtre sur la cité jouit d’un camaïeu de mauves et de blonds, contrasté par les bruns des quais au premier plan. A peine semble-elle animée par quelques maigres silhouettes, qui s’affèrent près des locomotives fumantes, et éclairée par une poignée d’éclats lumineux. Souvent conservées au musée Jenisch à Vevey ou dans des collections particulières, ces études prises sur le motif demeurent des instantanés privilégiés de la vie maritime boulonnaise.

Plus tard, Edmond de Palézieux affiche davantage d’ambition et offre un panorama plus complet de la ville et de son port. L’artiste produit une suite de vues portuaires, dans des formats plus modestes, destinées à être vendues au public. « Bateaux dans le Port de Boulogne-sur-mer » figure un harenguier, toutes voiles sorties, avançant vers le spectateur. Au fond, comme un décor de théâtre, le quai et ses immeubles illuminés scindent la toile en deux. L’église Saint-Pierre et son quartier dominent l’ensemble, dans des tons plus sombres comme masqués par le ciel brumeux. Enfin, deux vapeurs et quelques voiliers se croisent dans le chenal, et complètent l’activité de cette journée calme. Dans « Vue du Quai Gambetta« , l’organisation spatiale de la toile demeure semblable. A peine relevée de quelques vaguelettes, l’eau claire du chenal occupe la moitié basse du tableau. Là, se croise toute l’activité économique portuaire : un cordier à vapeur s’élance à la rencontre de deux harenguiers et d’un petit paquebot. Sur le quai, s’alignent les voiles ocres des harenguiers qui détonnent avec les façades radieuses des immeubles et des grands hôtels. « De l’or pour les quais et un drap de satin mauve » pour la cité apportent du faste à ce paysage enchanteur. Surplombant la basse-ville, perchées sur la colline, l’église Saint-Pierre et les maisons du quartier des pêcheurs semblent partir à la conquête du ciel. A gauche de l’église, l’artiste esquisse le dôme de la cathédrale, qui se trouve en réalité de l’autre côté bien plus à droite ! Ce tableau semble être la toile préparatoire d’un plus grand format conservé en Australie (100cm x 72cm), où l’artiste a corrigé son erreur dans le placement de la basilique. Arrivant sur la gauche de la composition, un harenguier majestueux enrichit la scène. Dans ces vues portuaires à l’atmosphère rougissante, Edmond de Palézieux a le don d’y placer judicieusement l’animation, pour rendre la scène authentique et vivante. La maîtrise parfaite de l’opposition entre les tons froids du ciel et de la mer, et les tons chauds presque méridionaux des quais, procure à l’ensemble une dimension spectaculaire.

Jusqu’à sa mort, Edmond de Palézieux s’attache également à décrire Équihen à travers ses paysages côtiers, ses constructions typiques à toits rouges et ses gens de mer. Dès 1900, il produit de petites toiles, prises sur le motif, comme « Coucher de Soleil à Équihen » et « Équihen, Maison en Bord de Mer« , figurant une construction accrochée à la falaise. En marge de ces petits tableaux, Edmond de Palézieux présente au Salon des Artistes français de 1909 une œuvre imposante titrée « Maisons de Pêcheurs« . Le succès est tel que, comme pour d’autres de ses compositions, l’œuvre est tirée en cartes postales, très en vogue à l’époque. Aujourd’hui non localisée, cette vue pittoresque présente la rue du Battez à Équihen. Au premier plan, à l’ombre d’un muret, une fillette se repose. Montrées en plan rapproché, les maisons à toits rouges sont décrites sobrement, sans artifices. Les façades sont blanchies au lait de chaux, de manière éclatante, comme illuminées, alors que les sous-bassement, selon la tradition, ont été noircis au goudron afin de leur assurer une bonne protection. Dans le ciel, un groupe de mouettes s’affère autour du pignon de la demeure. Devant les façades, les filets de pêche sont étalés sur des tréteaux afin de sécher au soleil, pendant que quelques poules picorent la terre nue. Ce cadrage particulier, presque photographique, s’avère très moderne et invite le spectateur à entrer dans le tableau, grâce au chemin traversant qui descend vers la mer. De taille plus modeste (50cm x 75cm), un autre tableau reprend le même sujet croqué quelques mètres plus bas vers la mer. Plus que jamais, l’artiste réussit à synthétiser la vie et l’habitat des gens de mer de la côte boulonnaise.

Dans une série d’huiles d’un format accessible au public (54cm x 73cm), l’artiste peint également « Quilles en l’Air à Équihen » et « Quille en l’Air« . Anciennes coques de flobarts, petits navires d’échouage typique de l’endroit, les quilles en l’air sont retournées et réinvesties pour un habitat modeste. Les familles les plus démunies récupèrent les navires destinés à la casse pour en faire un abri de fortune, et enduisent de goudron ces carènes afin d’en assurer l’étanchéité. Ainsi, sur les hauteurs d’Équihen, une vingtaine de quilles en l’air est installée et accueille, dans des conditions sommaires, ce petit peuple de la mer. Dans ces œuvres, inhabituelles pour l’artiste, la tempête et ses vagues menaçantes ont laissé place à un paysage presque désert recouvert d’un grand manteau neigeux, où seule la vie humaine transparaît au loisir d’une fumée brune et chancelante, émanant d’une cheminée improvisée.

En marge de ces descriptions de l’habitat traditionnel, Edmond de Palézieux réalise plusieurs grandes toiles montrant l’échouage des navires ou le retour de pêche sur les plages équihennoises. Même si elles gardent un sujet proche des imposantes compositions figurant les drames de la mer, elles s’avèrent bien différentes en montrant des atterrissages de bateaux dans une atmosphère calme, sous un soleil radieux et une mer apaisée. Plus prégnant, le paysage dunaire s’impose alors que la Manche devient secondaire. Souvent réalisées après la Première guerre mondiale, ces toiles tardives bénéficient d’une palette plus colorée et lumineuse, moins austère et plus accessible, s’éloignant de l’Académisme des premières années. Dans « Équihen, La Plage« , un groupe de flobarts campe sur l’estran. Implantée sur les deux tiers de la vue, la dune servie par un camaïeu de jaunes pâles reçoit un bel empâtement. Cette petite huile sur bois (26cm x 35cm), réalisée sur le motif, bénéficie d’une facture très libre et moderne. Edmond de Palézieux semble peindre plus « naturellement« , libéré des carcans académiques.

Au salon de 1922, une dernière œuvre, particulièrement évocatrice et réussie de la côte d’Équihen, est proposée sous le titre « Départ pour la Pêche au Hareng » (75cm x 102cm). Cette scène de débarquement de la pêche se montre réaliste, décrivant deux flobarts échoués, déchargés par les marins et une charrette attelée d’un cheval gris boulonnais. En cette fin d’octobre, l’ambiance est sereine, les voiles des navires sont à peine tendues tandis que les vagues terminent leur petite course aux pieds des matelotes installées sur l’estran au milieu des mannes (hauts paniers en osier). Figures féminines rares dans l’œuvre d’Edmond de Palézieux, ces femmes de marins portent l’habit traditionnel, la « cornette » sur la tête (coiffe en dentelle traditionnelle), le jupon long et les « patins » au pied (chaussons ouverts). A l’arrière-plan, la dune dorée ferme l’espace et forme une limite naturelle entre ciel et terre. Cette belle journée s’achevant, le croissant de lune apporte la nostalgie du temps qui passe. Au bénéfice de ces tons pastels et chauds, la douceur de la palette procure à cette scène pittoresque une impression de calme, de bonheur et même une certaine insouciance intemporelle. Grâce à cette ambition esthétique pleine de poésie, l’artiste fait oublier au spectateur le dur labeur des gens de mer.

Edmond de Palézieux s’éteint le 11 juin 1924 à Équihen, le village de pêcheurs qu’il a tant aimé et parcouru. N’ayant jamais bénéficié d’une exposition personnelle, des rétrospectives sont organisées après son décès, en 1926 à Genève, Lausanne et Vevey, puis en 1932 et 1951 au Musée Jenisch, à Vevey. En juillet 1999, la ville d’Équihen montre quelques tableaux de l’artiste dans : « Peintres d’Equihen – Plage d’Hier et d’Aujourd’hui« , organisée à la mairie. Durant l’automne 2014, le musée du Léman à Nyon présente une large collection d’œuvres, associée à des maquettes et plans de navires. Aujourd’hui, l’œuvre d’Edmond de Palézieux est surtout visible dans ces musées suisses, à la mairie d’Équihen et dans les collections privées. Aujourd’hui, par la richesse de son œuvre, il mérite plus que jamais d’être montré au public de notre région.

Durant sa carrière, l’artiste produit des œuvres maritimes dans l’esprit de son temps. A l’instar des attentes du Salon de la Société des Artistes français, il peint des tableaux aux dimensions monumentales, racontant une histoire convenue des drames de la mer, de côtes battues par les éléments déchaînés, aux accents grandiloquents mais tellement efficaces. Cette peinture séduisante, mais non « ostentatoire« , à la palette peu étendue et aux coups de pinceau francs et « virils« , reçoit dès lors la pleine approbation du Salon et d’un public bourgeois, et bénéficie des commandes de l’État. Si l’homme, le marin laborieux, le matelot en perdition ou les gens de mer sont toujours esquissés, c’est le grand théâtre de la mer qui demeure le sujet principal de l’œuvre d’Edmond de Palézieux. Malgré la proximité des peintres naturalistes de renom présents à Équihen, son ami Jean-Charles Cazin, mais également Antoine Guillemet (1843-1918) compagnon des Impressionnistes, Edmond de Palézieux n’en subit pas vraiment l’influence. Contrairement à Paul Hallez (1872-1965) qui croque à l’envi les quais peuplés de marins au travail, ou à Jules Adler (1865-1952) qui, davantage encore, se pose pleinement en « peintre social« , Edmond de Palézieux préfère le décoratif à la revendication, sans toutefois tomber dans les vues parfois trop « sucrées » d’un Georges Ricard-Cordingley. Navigateur confirmé, il prend plaisir à mettre sur la toile cette mer à la fois indomptable et fascinante, décrite de manière brute, sans artifices. D’autres artistes contemporains se rapprochent de sa vision : « peindre les drames de la mer« ,  comme Virginie Demont-Breton, Francis Tattegrain ou encore Eugène Chigot. 

Fort de son succès, cet artiste discret et généreux ne se contente pourtant pas des prébendes officielles, à l’instar d’un Léon Bonnat et de nombreux artistes contemporains. Après son passage dans le sud de la France, sa palette s’amende, s’enrichit et s’adoucit vers des tons pastels plus riches et plus modernes. Sans intégrer la famille des Postimpressionnistes, Edmond de Palézieux abandonne quelque peu les carcans académiques et le dessin trop appliqué pour atteindre une vision plus évocatrice. Les petites études et autres pochades de la côte d’Équihen, tout comme les vues panoramiques de Boulogne-sur-mer, donnent une nouvelle ampleur à son art. Voilà probablement le meilleur de son œuvre ! La gamme de blonds dorés, les camaïeux de mauves, plus largement interprétés, apportent faste et éclat à sa production. Plus nerveuse et plus libre, la touche, presque fougueuse, garantit une modernité qui permet de saisir parfaitement les lueurs contrastées et colorées des éléments naturels et des paysages urbains de la Côte d’Opale. Dès lors, cette peinture, démonstrative et chatoyante, réussit encore aujourd’hui à séduire le spectateur, engendrant chez lui une véritable émotion colorée.

Auteur : Yann Gobert-Sergent

Vifs remerciements à M. Edmond de Palézieux, arrière-petit-neveu de l’artiste.