Le Fort de l’Heurt par les artistes vers 1900

Pendant des siècles, la peinture obéit à une classification particulière, imposée par le sujet abordé. Ainsi, les œuvres militaires et historiques sont plébiscitées par les commandes officielles, alors que les paysages terrestres et maritimes relèvent au contraire de l’art mineur. Au 19ème siècle, la situation évolue. Les artistes diversifient leur thème et s’attardent de plus en plus à décrire leur environnement, la nature et ses paysages. Si leur travail est toujours réalisé en atelier, les croquis pris sur le motif sont de plus en plus utilisés et permettent un rendu plus objectif. D’abord issu de la littérature, le Naturalisme s’invite dans les grandes écoles académiques et accentue l’intérêt du paysage dès les années 1880. Fortement inspiré par la photographie, ce mouvement pictural accorde une importance de premier plan à la nature au détriment des scènes historiques. Dès lors, un nombre grandissant d’artistes s’attachent à décrire des endroits pittoresques peuplés de paysans à la tâche, de marins nourris d’embruns et d’ouvriers laborieux. A la fois réalistes et sociales, ces œuvres sont appréciées par la bourgeoisie et les Salons officiels de la IIIème République, qui les achètent en nombre et les envoient décorer préfectures et musées nationaux.

Bien typique de la Côte d’Opale, le fort de l’Heurt répond à cet engouement artistique du paysage : il devient le passage obligé des peintres locaux et parfois nationaux, qui viennent croquer avec enthousiasme les beautés colorées de notre littoral. 

Plutôt habituée aux vues prises à Wissant, Virginie Demont-Breton (1859-1935) fréquente l’endroit du 25 au 30 août 1888. La jeune artiste s’arrête devant le fort de l’Heurt, cette masse de pierres, tombée en ruine, animateur imperturbable de l’estran portelois. Ce 29 août 1888 est une journée d’étude, passée entre amis et artistes. En effet, Virginie Demont-Breton voyage en compagnie de son époux, le peintre paysagiste Adrien Demont (1851-1928), et leur ami Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marines. Cette « Fillette sur le Rocher » est l’une « des deux études d’une petite fille, assise sur un rocher qui avance, se détachant entièrement sur l’écume« , d’après les notes de l’artiste. Attachante, cette œuvre figure une fillette bien décrite, habillée d’une manière simple, les cheveux au vent, installée sur un promontoire, les pieds dans le vide, regardant le lointain. Traitée dans un camaïeu de marrons et de gris sombres, la roche marine domine la moitié basse de la vue et s’impose naturellement. La fillette, seule, au centre du tableau, fait face aux vagues écumantes, qui se brisent sur le rocher. Les éléments déchainés sont traités par de petites touches contrastées blanches et bleues, qui apportent une perspective animée. Au loin, en haut à gauche, le fort de l’Heur apparaît. Posée sur la mer, soulignée par une écume claire qui l’inonde, sa masse grise, percée d’ouvertures sombres, est facilement reconnaissable. A l’instar de la fillette qui subit la houle, le fort de l’Heurt illustre parfaitement l’esprit darwinien de l’époque, la futilité de l’Homme face à la puissance de la Nature. 

Après ce passage à Le Portel, les trois amis artistes rentrent à Wissant. Plus tard, Virginie Demont-Breton et son mari y construisent en 1891 leur demeure, dans un style « égyptisant », le Typhonium. C’est l’époque de l’École de Wissant, qui accueille nombre d’artistes débutants (Henri et Marie Duhem, Georges Maroniez, Félix Planquette, Fernand Stiévenart, …). Jusqu’à sa mort en 1935, Virginie Demont-Breton connaît de grands succès, dans les Salons officiels et auprès des collectionneurs, français et étrangers. Durant sa carrière, elle peint de nombreux sujets maritimes, montrant des scènes de plage paisibles, où le thème de l’enfant reste récurrent, mais aussi des drames de la mer, tempêtes et naufrages meurtriers : « La Plage » (1883), « Hommes de Mer » (1898), « Les Tourmentés » (1905). En 1932, dans un tableau tardif intitulé « Devant l’Espace – Pointe du Cap Gris Nez » (huile sur toile, 56cm x 67cm), l’artiste croque une silhouette songeuse, assise sur un rocher, regardant au loin une mer formée, dans un esprit similaire à cette fillette de Le Portel, exécutée quatre décennies plus tôt. 

Ce tableau du « Fort de l’Heurt« , réalisé par Émile Maillard (1846-1926), est particulièrement descriptif et correspond bien à la formation académique de cet artiste quelque peu méconnu. Né à Amiens, Émile Maillard reçoit une formation classique à l’École des Beaux-Arts de Paris, par les maîtres de l’époque, Gustave Boulanger, Jules Lefebvre (également originaire d’Amiens et grand producteur de nus féminins), et Émile Renouf, camarade de Francis Tattegrain à l’Académie Julian. Dès 1884, il intègre la Société des Artistes français et séjourne régulièrement à Étaples. Avec sa première participation au Salon de Paris en 1888, où il reçoit une mention Honorable, Émile Maillard voit sa notoriété croître. En 1889, il y présente « Gros Temps à Boulogne« , figurant un navire dans la tempête, puis participe à l’Exposition Universelle. Puis, durant trente ans, l’artiste expose régulièrement au Salon de Paris des marines de grands formats, réalisées en atelier, notamment « A la Côte » (1890), « Pendant la Tempête » (1891), « Vapeur Échouant en Dehors des Jetées » (1893), « L’Épave » (1900), « Rentrée par Gros Temps » (1907). Présenté en 1906, « Le Remorqueur » est salué comme étant « un superbe travail, très audacieux dans la construction des vagues déchaînées » (The Collector and Art Critic, 1906). Rapidement, Émile Maillard s’inscrit comme le spécialiste, quelque peu redondant, des navires en détresse pris dans une mer déchainée, aux abords des ports de Boulogne, Calais et autres havres de la Manche. Il produit également nombre de scènes de pêche traditionnelles : « Pêcherie de Harengs » (1892), « Pêche aux Harengs » (1898), « Bateau Pêcheur » et « Les Brisants » (1905). Peintre à succès, Francis Tattegrain « inspire » parfois son ami amiénois, à l’instar de ses « Filets Volés » (Salon de 1905), repris cinq ans plus tard dans « Barque de Pêche Fuyant au Vent » (Salon de 1910).

Devenu peintre officiel de la Marine en 1891, la même année qu’Eugène Chigot, Émile Maillard réalise des œuvres d’actualité, notamment des drames retentissants comme « Naufrage du Steamer Empress à Calais » (Salon de 1895). Il exécute des scènes de visites officielles, descriptives mais figées, au regard de « L’Escadre du Nord escortant le Yacht Impérial à Cherbourg, 5 Octobre 1895 » (Salon de 1896), ou du « Cassini portant le Président de la République à Dunkerque, 17 Septembre 1901 » (Salon de 1902). La critique se veut parfois acerbe : « Monsieur Maillard a beau élargir sa toile, il n’en fait qu’accroître le vide » (Revue de l’Art Ancien, 1897). Les étendues de mer, parfois un peu faciles, ne plaisent plus. Quant aux sujets urbains ou campagnards, ils demeurent rares dans sa production, excepté « Rue Saint-Leu à Amiens » (Salon de 1901) et cette vue du fort de l’Heurt. Dans les années 1910, l’artiste évolue et se met à croquer davantage la nature. Sa palette s’éclaircit et son style devient plus libre, influencé par le postimpressionnisme et la peinture de plein air. Cette fenêtre sur le « Fort de l’Heurt » bénéficie, de manière heureuse, de cette bonification de l’artiste. L’usage de couleurs vives, mariant des tonalités chaudes et contrastées, permet d’aboutir à ce paysage marin évocateur. Pour une fois, le bateau en tant que tel n’est plus le sujet, tout comme la tempête qui laisse sa place à une mer d’huile. Si le tableau n’est pas daté, il semble bien qu’il soit réalisé durant un été des années 1910-1920. Très typiques dans la région, les lourds rochers côtiers, posés au premier plan, permettent de créer une belle perspective. Avec une légèreté de touche qui économise les détails, la mer et le ciel semblent se confondre dans un brouillard lointain naissant. Seul, le monument de pierres, servi d’ocres clairs, se détache et interpelle. La tour de pierre et ses fenêtres décrivent une bâtisse en décrépitude, mais toujours vaillante. Plus qu’un simple paysage marin ou un élément décoratif, cette œuvre demeure le témoignage d’un passé révolu. 

On trouve à la même époque cette œuvre de Paul Hallez, qui travaille essentiellement à Le Portel. Dans ce tableau, le Fort de l’Heurt est évoqué en arrière-plan, comme pour localiser l’œuvre.

Né à Boulogne en 1839, peintre animalier et paysagiste, Henry Bonnefoy est au faîte de sa gloire à la fin du 19ème siècle. Encore jeune, il est admis en 1857 au Salon des Artistes français et peut ainsi présenter régulièrement sa production à Paris. Cette année-là, il y expose une nature morte et surtout un paysage, « Vue prise de La Capelle, Effet du Matin« . Le 4 mai 1861, c’est la consécration avec son entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il devient l’élève du fameux Léon Cogniet (1794-1880), ami d’Auguste Delacroix. Maître classique aux œuvres conventionnelles, Cogniet inculque à Bonnefoy les techniques académiques, indispensables à la poursuite d’une carrière d’artiste. Après un passage en Provence (1863-1871), il revient à Boulogne et présente au Salon de 1873 « Vent du Nord, environs de Boulogne-sur-mer« . Durant sa carrière, Henry Bonnefoy expose sans discontinuités de 1873 à 1904, essentiellement des scènes animalières ou bucoliques, des fleurs et des bouquets, et quelques vues boulonnaises. Au Salon, il est récompensé par plusieurs médailles dont une d’argent, obtenue lors de l’Exposition Universelle de 1889. En 1911, un comité boulonnais tente de lui faire obtenir la légion d’Honneur, mais il meurt en 1917 sans l’obtenir.

S’il est habitué à produire des bergers et des moutons à l’envi, Henry Bonnefoy se montre plus économe dans ses œuvres boulonnaises, clairement localisées. En mai 1902, l’artiste montre à Arras une série de marines, dont « Baie d’Étaples ». L’année suivante, le musée de Boulogne acquiert « Les Moutons, vue du Boulonnais » (Salon de 1903), puis ensuite « Fort d’Ambleteuse » (23cm x 36cm) et « Paysage aux moutons, Berger et son troupeau » (26cm x 40cm). Ces petites huiles sur panneau, réalisées sur le motif, bénéficient d’une facture beaucoup plus libre que les œuvres de Salon. Elles montrent l’intérêt de l’artiste pour les troupeaux certes, mais aussi pour le paysage. A la même époque, l’artiste pose son chevalet sur la côte porteloise.

Bien sûr, « Berger et son Troupeau devant le Fort de l’Heurt » est une composition entièrement imaginaire. Mais, Henry Bonnefoy semble avoir croqué le lieu, devenu le décor naturel de sa scène champêtre, habitée par une mer voisine. Un berger et son chien font une halte sur la falaise, au milieu des herbes folles et des fleurs sauvages, servies par une touche nerveuse et arrondie, dans de subtils dégradés de verts. Dans un esprit impressionniste, le soleil vient frapper le dos de l’homme et met en exergue le troupeau tout entier. Sous le regard du berger et de quelques bêtes, le spectateur est invité à entrer dans l’œuvre et devient acteur de cet instant pittoresque. En contrebas, la plage, réduite à la portion congrue, participe à un dégradé de couleurs, rose, bleu, vert, violet et gris. Cette explosion chromatique amène doucement à découvrir un horizon calme. Sur le dernier tiers du tableau, à peine esquissé, le ciel clair reçoit la visite de quelques mouettes. Planté face au berger, au milieu d’une mer plate, le fort de l’Heurt est certes ébauché mais intrigue. Inondé par une vague étincelante, la fortification se dresse en arrière-plan et devient l’autre sujet inanimé de la scène. Cette mise en page particulière dénote d’une parfaite maîtrise. La division de l’espace réparti entre terre, mer et ciel produit un paysage maritime d’une grande qualité picturale, dans la tradition de l’École d’Arras de Corot. Plus que jamais, Henry Bonnefoy s’inscrit dans son terroir, peintre « écologiste » avant l’heure, empreint d’une nostalgie naturaliste.

Auteur : Yann Gobert-Sergent