Quand l’art et la littérature racontent la Marine du Portel

« La Houle » par Emile Moselly, L’appel de la mer à Le Portel il y a 100 ans

La mer et ses marins de Boulogne, Equihen ou Le Portel ont souvent inspiré les artistes. Nombre de peintres et sculpteurs ont maintes fois posé leur chevalet ou leur planche de terre glaise sur l’estran, à la recherche de paysages ou de modèles. A Boulogne, Etaples ou Berck, les musées sont riches de ces témoignages maritimes. La littérature n’est pas non plus avare de romans littoraux. Il y en a un qui illustre parfaitement cet esprit « d’appel de la mer », teinté d’un élan romantique et naturaliste, qui décrit la communauté maritime boulonnaise. Trop méconnue, « La Houle », écrite en 1913 par Emile Moselly, a été superbement illustrée par sa femme Germaine après la mort de l’écrivain.

Emile Moselly est né à Paris le 12 août 1870, de parents lorrains. Les circonstances de sa naissance sont insolites, puisqu’il vient au monde à la Bibliothèque Nationale de France où son père travaille comme concierge. De son vrai nom, Emile Chénin, sa passion pour l’Est de la France occupé par l’Empire allemand le pousse à prendre un pseudonyme rappelant la Moselle. Dès 1874, Emile Moselly et sa famille s’installent à Chaudeney-sur-Moselle, petit village proche de Toul, où il passe son enfance et son adolescence. Après de solides études classiques suivies au lycée de Nancy, couronnées par la licence (1891) puis l’agrégation (1895), il devient professeur à Montauban, Orléans, ensuite Paris (lycée Voltaire) et Neuilly-sur-Seine (lycée Pasteur).

Dès 1902, il publie dans les « Cahiers de la Quinzaine » (fondés par Charles Péguy en 1901) sa première œuvre : « L’Aube Fraternelle », puis « Jean des Brebis » (1904) et « Les Retours » (1906). Ces œuvres présentent la vie de « pauvres gens, d’humbles miséreux, dans la Lorraine champêtre et rurale ». Mais surtout, au-delà de la portée littéraire, ces différents textes s’inscrivent dans un contexte nationaliste, qui accompagne les résurgences régionalistes voulues par la 3ème République. Dans l’opinion publique, il faut glorifier les régions françaises et ne pas oublier celles perdues en 1870 (Alsace et Moselle) et « occupées » depuis par le Reich allemand. Au sein d’un courant nationaliste, tous ces auteurs préparent la revanche de 1914. En 1907, Emile Moselly reçoit le Prix Goncourt pour « Jean des Brebis ». Fort de ce succès, il enchaine l’écriture d’œuvres de la même veine : « Terres Lorraines » (1907), « Joson Meunier » (1911) et « Fils de Gueux » (1912) sont de véritables poèmes de la vie rurale. Dans « Rouet d’Ivoire » et « Vie Lorraine » (tous deux publiés en 1907), il nous fait partager les belles années de son enfance au pays toulois.

Durant la première guerre mondiale, il s’installe en Bretagne où il publie notamment « Contes de Guerre pour Jean-Pierre » (1918). C’est son dernier roman publié avant sa mort brutale. A son retour de Lesconil (près de Guilvinec) pour Paris, il succombe d’une crise cardiaque dans le train entre Quimper et Lorient, le 2 octobre 1918. Temporairement déposé à Lorient, sa femme Germaine fait rapatrier son corps à Chaudeney-sur-Moselle où il est exhumé le 9 octobre 1919. En hommage à l’écrivain, la revue « Etudes Touloises » décerne chaque année un prix récompensant une nouvelle ayant pour sujet la Lorraine. Grâce à une donation familiale, les archives, manuscrits et épreuves corrigées d’Emile Moselly sont déposés à la Bibliothèque municipale de Nancy, depuis 2007.

Si Moselly passe pour être un chantre incontesté de la terre lorraine, il ne reste pas insensible au spectacle de la Nature. Tour à tour et avec autant de charme, il décrit la grande cité lyonnaise dans « Les Etudiants » (1918), les frais paysages de l’Orléanais avec « Les grenouilles dans la Mare » (parue en 1920), et enfin les grasses prairies et les blanches falaises du Boulonnais dans « La Houle » (1913).

Ecrite en 1913, juste avant les destructions irrémédiables de la Première guerre mondiale, « La Houle » raconte l’histoire des marins boulonnais et l’appel de la mer, la crainte des épouses qui restent à terre et l’envie des enfants de partir au large. L’action se situe à Le Portel au tout début du 20ème siècle. Maria Lobez, femme d’Antoine, pêcheur du village, voudrait que son fils Gédéon ne suive pas la carrière de son père, trop dangereuse à son goût. Après un éloignement forcé à la campagne, Gédéon embrasse finalement son idéal et rejoint sa destinée maritime. Au-delà de la narration, l’auteur croque un Boulonnais parfois de manière caricaturale, à l’instar des peintres qui ne choisissent qu’une fenêtre picturale et oublient le reste, mais Moselly transmet bien les traditions populaires de notre région. Si Emile Moselly pêchent parfois en écrivant quelques poncifs et en colportant quelques dires apocryphes, il dépeint d’un style léger la vie maritime boulonnaise passée, où le dur labeur des gens de mer rythme la vie de la cité.

Les bois gravés dessinés par sa femme Germaine en 1931 illustrent ce récit pittoresque.

« Dans ce village de pêcheurs, blotti au creux de la falaise, autrefois conquis par les corsaires, on voyait encore quelques belles femmes, qui avaient les pommettes saillantes, les dents en dehors, les cheveux lustrés et noirs. Maria Lobez  avait un torse souple, emprisonné dans un corset lamé de baleines épaisses, rigide comme une cuirasse. Sur son visage se retrouvait ce caractère singulier, propre à certaines familles du Nord, où l’apathie du sang flamand s’éclaire d’un coup de soleil méridional, souvenir d’une ascendance espagnole. A ses oreilles étaient suspendues, selon la mode du pays portelois, les lourdes pendeloques d’or scellées de cabochons d’émail bleu, qui effleuraient à chaque mouvement la peau de ses épaules nues, cette peau mate où le sang courait comme un frisson de soleil. Son fils allait avoir six ans. C’était un beau garçon, alerte, découplé, qui ressemblait à un pêcheur, avec sa blouse de toile brune, taillée dans un effet du mort, et son  béret de laine enfoncé sur ses yeux. Il marchait devant sa mère, sérieux déjà et se redressant, et Maria s’enorgueillissait quand on lui faisait des compliments sur la belle venue de cette jeune pousse. Il s’intéressait déjà aux choses de la mer. Souvent, il s’échappait de la maison et, dégringolant la rue qui conduisait à l’entonnoir, il restait des heures à contempler les bateaux ».

« Son homme, Antoine Lobez, était parti depuis quinze jours pour la pêche du maquereau, sur la côte d’Angleterre, bien au-delà des Shetland. C’était toujours ainsi : elle avait beau se raisonner, la crainte était plus forte. Il n’avait pas dépassé la porte, ses grosses bottes de marin sonnaient encore sur le pavé de la cour, qu’elle se dressait, prête à le rappeler, le cœur tordu d’une angoisse inexprimable. Le bateau Amour-de-Dieu était tout neuf et l’équipage était composé des meilleurs marins de la côte : six grands gaillards, sous les ordres du patron Gournay, un homme à la fois prudent et résolu. Toutes les femmes du pays, les vieilles édentées et les jeunes coquettement mises accouraient vers le petit port et, penchées sur le parapet, elles fouillaient avidement l’horizon, reconnaissant les voiles des bateaux, ces voiles qui n’étaient qu’un point blanc, une aile de mouette dans l’immensité mouvante ».

« Antoine racontait les dangers de la pêche, les sables longeant la côte anglaise, où les meilleurs pilotes n’abordaient qu’en tremblant. Il y avait aussi les escarmouches avec les garde-côtes anglais, quand on avançait hors des limites. Mais, il chassa ces idées et retrouva le sourire malin qu’il avait ébauché en entrant dans la chambre. Il alla chercher l’objet déposé derrière la porte. Son fils Gédéon, joyeux, reconnut une barque de pêche, à demi pontée, que le vieux avait taillée dans un morceau de tilleul. Rien n’y manquait, ni les voiles coupées dans un morceau de toile blanche, ni le gouvernail qu’on pouvait démonter et loger dans un encastrement pratiqué au pied du mât. Le petit Gédéon battit des mains. Et il prit la barque dans ses bras, ravi de l’ampleur du présent, amusé par les détails compliqués du gréement et de la voilure ».

« Pour sauver son fils du métier de marin, dans un sursaut de vaillance, elle abandonna la fabrique de cordages, vécut de travaux de couture et s’enferma dans son logis pour mieux surveiller l’enfant. Elle l’emmena dans les champs, loin de la mer. Ils partaient, ayant mis dans un panier quelques provisions. L’enfant tenait la jupe de sa mère, et jetait un regard vers la plage doucement lumineuse, vers le sable chaud où les autres creusaient des trous. Ils atteignaient les dernières maisons du bourg, sur la route de Boulogne. Un pays plantureux s’étendait là. Les champs de blé s’alignaient à perte de vue, et le soleil incendiait les épis, chauffait les mottes, éveillait dans la terre le crissement sans fin des grillons. Par places, un moulin à vent dessinait sur le ciel sa carcasse grêle, ses ailes immobiles, gagné par la torpeur que l’heure chaude versait sur les champs ».

« Il marcha le long des bassins de retenue, où les barques serraient leurs coques de si près, qu’à peine il entrevoyait un coin d’eau croupissante. Il regarda les bricks, les goélettes, les trois-mâts, venus de tous les pays, et s’amusa à déchiffrer leurs noms : l’Amor-de-Paimpol, Hulda-de-Bergen, Edith-de-Swansea. Des mouettes plongeaient, cherchant des détritus. On déchargeait des blocs de glace d’un steamer, revenant de Norvège. La masse énorme, agrippée par une pince de fer, montait dans l’air embrasé. Ses arêtes verdâtres jetaient des feux irisés dans le soleil, rappelant invinciblement la splendeur des glaciers croulant au bord des fjords. Comme il aurait voulu partir, visiter ces régions inconnues! Un peu plus loin, il rencontrait l’équipage d’un aviso de guerre qui stationnait dans le port. Les marins avaient de grand air avec leur barbe finement taillée en pointe et leurs cous nus dans la vareuse largement échancrée. Antoine reprit le chemin de la maison, plusieurs fois il se retourna en gravissant la côte, pour voir la grêle futaie des mâts, qui se dressait, avec la marée montante ».

« Antoine et Marie-Rose maintenant se retrouvaient tous les soirs. Ils s’étaient fait l’aveu de leur amour. Il était convenu entre eux qu’ils se confieraient à leurs familles dès que l’occasion se présenterait. Ils étaient encore bien jeunes pour se marier, mais ils attendraient et rien ne troublerait la douceur de ces premiers moments. Aucune parole définitive n’avait été prononcée. Mais Antoine savait nettement que le patron Benoît donnerait son contentement à ce mariage si le mécanicien acceptait de s’enrôler dans l’équipage. Il avait deviné cette résolution à des gestes, à des mots échappés, à des réticences soudaines, à des silences mille fois plus significatifs que toutes les déclarations. Quelquefois, ayant ôté sa courte pipe de sa bouche, il proclamait d’un ton qui n’admettait pas de réplique : chacun à sa place, les matelots avec les matelots, les terriens avec les terriens. Il fallait prendre une décision… ».

Auteur : Yann Gobert-Sergent