Les rencontres entre les artistes demeurent des terreaux fertiles qui nourrissent leur inspiration, au-delà des amitiés et des relations plus intimes qui peuvent se nouer. Au 19ème siècle, les différents groupes d’artistes ou « Ecoles » en sont les témoins flagrants. Dans le Nord de la France, l’atelier de Constant Dutilleux (1807-1865) est le premier à favoriser l’amitié entre ses élèves et donne naissance à une grande lignée d’artistes, appelée « l’Ecole d’Arras ». Alfred Robaut (1830-1909), dessinateur et spécialiste de l’œuvre de Corot, ainsi que le peintre Charles Desavary (1837-1885), deviennent ses deux beaux-fils, quand Célestin Lepollart (1819-1882), premier maître d’Adrien Demont (1851-1928), est un cousin éloigné des familles Robaut et Dutilleux.
Adrien Demont, jeune artiste prometteur, reçoit les conseils avisés de Célestin Lepollart qui s’installe à Douai après le décès de Constant Dutilleux. Continuant son parcours initiatique, il rend visite à Courrières en 1873 à Jules Breton (1827-1906), peintre naturaliste d’une grande renommée. A ses côtés, Adrien Demont y acquiert une solide formation de peintre paysagiste. Durant cette période, ses visites répétées lui permettent d’y rencontrer Virginie Breton (1859-1935), la fille unique de son maître. Très vite, une connivence s’installe entre eux. Les deux amoureux s’unissent le 7 février 1880 et s’installent à Montgeron dans l’Essonne. Plus tard, la carrière de Virginie Demont-Breton prend une ampleur certaine, notamment grâce au succès précoce de La Plage, médaillée au Salon de 1883 et acquise par l’Etat. A la même époque, le couple découvre Wissant, une petite bourgade de pêcheurs, encore sauvage et pittoresque, située entre les Caps Blanc-Nez et Gris-Nez. Ils viennent y peindre l’été et résident à l’hôtel Duval. Leur registre pictural bénéficie du folklore des gens de mer, des flots tempétueux et de la blondeur immaculée des dunes. En 1891, le couple s’y installe et y fait construire le Typhonium, une massive maison-atelier de style égyptisant, perchée sur les hauteurs du village, alors occupées par les landes desséchées. C’est alors que plusieurs jeunes disciples les rejoignent, attirés par cet endroit propice de la Côte d’Opale.
Le couple Demont-Breton se montre très chaleureux avec les artistes de passage, ceux qui bénéficient déjà d’une carrière ou simplement d’autres en recherche de conseils. Originaires d’Arras ou de Douai, certains sont « amis de collège, et ils se connaissent intimement. » Durant une saison ou pour plusieurs mois, ils rejoignent « l’Ecole de Wissant », notamment les trois complices : Georges Maroniez (1865-1933), peintre de marine, Fernand Stiévenart (1862-1922), qui s’installe plus tard avec sa famille à Wissant, et Henri Duhem (1860-1941), avocat à Douai. Ainsi, « en cette année 1889, Henri Duhem de Douai (dont le père était l’ami intime de papa Demont), et qui faisait de l’aquarelle avec succès, vint à Wissant et c’est avec nos conseils qu’il commença à aborder la peinture à l’huile. Comme Fernand Stiévenart, il était logé à l’hôtel Duval. »
Pourtant, c’est à Montgeron que Marie Duhem (1871-1918) fait la connaissance des Demont-Breton. Virginie Demont-Breton est séduite par cette adolescente âgée de quinze ans : « La brune et jolie Marie Sergeant de Calais, encore fillette, venait avec sa mère et ouvrait timidement ses cartons pour nous montrer ses études dont le sentiment profond dénotait déjà les qualités qu’elle devait développer plus tard. Toute modeste, elle rougissait de joyeuse surprise quand nous lui disions que c’était très bien. »
Trois ans plus tard, en août 1889, Marie Duhem est invitée à se joindre à cette petite société d’artistes wissantaise, arrivée relatée par Adrien : « Nous étions tous en train de peindre sur la route de Marquise quand passa le petit omnibus de Duval qui l’amenait accompagnée de Mme Sergeant, sa mère. Nous leur fîmes un salut amical de la main et ce rapide instant suffit à Henri Duhem pour être frappé de la beauté et du charme de mademoiselle Marie. Les jours qui suivirent, elle vint mettre son petit chevalet près des nôtres tantôt dans la campagne, tantôt dans le sable … ». Un autre jour, « ayant gravi la falaise, on se dirigeait vers le petit hameau de Framzelle pour prendre au rustique restaurant Vasseur, une collation arrosée de bonne bière blonde du pays. Dans un accès de gaîté, Duhem jeta à terre une assiette au grand émoi de la maîtresse du logis : c’était pour en distribuer les morceaux à nous tous en souvenir d’une journée qu’il voulait marquer d’une pierre blanche, car il s’était aperçu que la sympathie qu’il avait pour mademoiselle Marie était réciproque. […] Un an après ils étaient mariés. »
Très impliquée dans la reconnaissance des femmes artistes, Virginie Demont-Breton, à la manière d’une sœur aînée, encourage Marie Duhem dans sa création. Le 23 août 1889, comme pour fêter son intégration réussie à cette joyeuse troupe d’artistes, elle réalise un joli portrait de Marie peignant sur le motif, posant dans une barque installée sur l’estran. Durant l’été, ces nombreuses séances collectives en plein air rapprochent Marie et Henri Duhem. Le 30 décembre 1889, Henri adresse à Marie ses meilleurs vœux, inscrits sur une carte de visite accompagnée d’un morceau de porcelaine, en « souvenir de leur bonne connaissance. » Marie et Henri convolent en noces le 10 septembre 1890 à Coulogne, puis s’établissent à Douai. Virginie Demont-Breton leur offre alors une petite œuvre figurant un jeune enfant monté dans un chariot. Réalisée le 6 août 1889, elle symbolise la sincère amitié qui lie leurs deux couples et célèbre ce nouveau foyer. Un an plus tard, le 1er octobre 1891, Marie donne naissance à leur fils unique, Rémy.
Au cours des années 1890, Henri Duhem abandonne sa charge d’avocat à la Cour d’Appel de Douai. Le couple expose ensemble avec succès dans la région du Nord, dans les Salons parisiens, et parfois à l’étranger. Ils acquièrent une jolie longère à Camiers, charmant bourg campagnard, qui inspire leur production durant leurs séjours estivaux. Marie Duhem représente maintes fois cette frêle masure au jardinet fleuri de renoncules et de dahlias coruscants. Blanchie au lait de chaux de manière éclatante, la façade donne son nom à l’œuvre, tandis que le soubassement noirci au goudron, la toiture tapissée de pannes flamandes orangées et la lucarne meunière demeurent caractéristiques de la région. Comme un appel nostalgique, Marie fixe, pour la postérité, ce havre de paix et de bonheur familial, cet écrin champêtre pour son foyer naissant. Dans ce cadre idyllique, d’autres œuvres suivent, des paysages et des scènes bucoliques parfois animées de jeunes femmes ou d’enfants. Cet amour parfait s’harmonise alors aux couleurs chatoyantes de leur palette et à leur succès reconnu, comme l’évoque plus tard Henri dans ses mémoires. Tout en gardant des liens très forts avec les artistes wissantais, les Duhem fréquentent également des grands maîtres parisiens, ainsi que d’autres peintres de leur génération, établis notamment à Etaples.
En effet, depuis les années 1880, le village d’Etaples et ses alentours voient débarquer bon nombre d’artistes, français et étrangers, en quête d’inspiration. La préservation des coutumes et du folklore local et une population maritime pittoresque ravissent les peintres arrivés de Paris par le chemin de fer. L’hôtel Ioos sur la place du marché d’Etaples et l’hôtel du Lac à Camiers deviennent des lieux de rencontres fructueuses où beaucoup s’établissent. Dans ce bain culturel, les Français croisent des Anglais, des Américains, des Australiens et d’autres nationalités encore. Cette colonie d’artistes très vivace, emmenée par Eugène Chigot (1860-1923), d’un tempérament gai et jovial, accueille Francis Tattegrain (1852-1915), déjà habitué à brosser les falaises du Cap Gris-Nez, et Henri Le Sidaner (1862-1939), fameux peintre intimiste arrivé en 1884. « L’Ecole d’Etaples » atteint son apogée dès 1900 et jusqu’à la Première guerre mondiale. En 1892, la « Société des Amis des Arts », dont Eugène Chigot est le président, Henri Le Sidaner le vice-président, et Henri Duhem un membre actif, organise la première exposition des peintres d’Etaples. Ils sont une quarantaine à accrocher aux cimaises leurs œuvres, dont Adrien Demont, Georges Maroniez et le norvégien Frits Thaulow (1847-1906). Dans les années 1910, c’est un véritable triomphe pour ces expositions. Ainsi, en 1914, la « Société Artistique de Picardie » rassemble 89 artistes qui proposent 223 œuvres au public.
La proximité géographique de Camiers et d’Etaples permet aux Duhem de fréquenter facilement ce groupe très créatif. Leurs correspondances, très riches, témoignent de leurs liens indéfectibles qui traversent ces années de réussite. Compagnon de route et confident, Henri Duhem est aussi le premier mécène d’Henri Le Sidaner. Il échange ou achète nombre d’œuvres réalisées par ses amis et se constitue ainsi une vaste collection d’art. Certains viennent même poser leur chevalet chez le couple, à l’instar d’Eugène Chigot et d’Henri Le Sidaner. Si Henri Duhem reste un solide paysagiste et évolue peu dans sa pratique, Marie, au contraire, se montre ouverte aux représentations plus modernes des sujets. Sa sensibilité et sa complicité avec Henri Le Sidaner sont palpables dans certaines œuvres, notamment dans les paysages toujours empreints de luminosité et d’élégance. Dans le portrait d’Henri Le Sidaner, réalisé au début des années 1890 par Marie, la touche picturale est très similaire au portrait de jeune garçon représentant Rémy Duhem, croqué par Henri Le Sidaner trois après. Cette amitié se prolonge aussi dans la peine. En 1916, Henri Le Sidaner rend hommage à leur fils Rémy tué au combat, en réalisant La Tombe du Soldat. Au-delà de la pratique artistique, les peintres perpétuent la grande tradition de servir de modèle pour leurs confrères, et de s’échanger leurs œuvres en gage de respect et d’amitié sincères.
A l’instar de la Ruche, vaste demeure parisienne comptant une soixantaine d’ateliers pour artistes débutants ou en peine financière, les différentes « Ecoles » présentes sur la Côte d’Opale fonctionnent sur le même modèle. De génération en génération, les artistes s’y rencontrent, évoluent, s’influencent puis trouvent leur propre voie. Si Henri et Marie Duhem s’inscrivent dans ce schéma habituel, ils réalisent surtout la liaison entre le « Groupe de Wissant » et « l’Ecole d’Etaples », grâce à leur sensibilité et à leurs amitiés nombreuses.
Le début de la guerre 14-18 marque la fin précipitée de ces communautés insouciantes, avec la dispersion des artistes, regagnant leur patrie, engagés au front ou simplement réfugiés. La mort au combat de Rémy Duhem survenue le 9 mars 1915, puis la disparition brutale de Marie Duhem le 9 juillet 1918, plongent Henri Duhem dans une tristesse incommensurable : « Sans rien toucher de ce qui fut à l’aimée, je m’agenouillai à la place où je baisai ses yeux avant que la recouvrît le suaire, m’assurai que j’avais bien enfoncé dans ma poche son chignon coupé… ». Seul rescapé, Henri Duhem se retrouve dans une grande précarité à Saint-Amand. En octobre 1918, ses amis, Fernand Stiévenart et Juliette de Reul, ne l’oublient pas et l’invitent à venir se réfugier chez eux à Bruxelles. Aussi fécondes soient-elles, de ces amitiés d’artistes, seuls subsistent aujourd’hui quelques pochades et tableaux, témoins et souvenirs posthumes de ces temps heureux.
Auteur : Yann Gobert-Sergent