Si l’intimité est surtout utilisée pour caractériser une œuvre littéraire, un sentiment, un état intérieur, l’art se l’approprie également. Et cette liaison particulière se décline naturellement en peinture. En 1905, Charles Mauclair, le fameux critique d’art de l’époque, qualifie Henri Le Sidaner « de peintre intimiste par sa piété naïve dans le dessin », qui privilégie la représentation de la vie d’intérieur et l’existence familière. En peignant leur intérieur domestique et parfois les personnes qui s’y rapportent, ces artistes produisent une peinture d’intimités. Les visages et la psychologie des personnages deviennent le sujet de la toile, les personnalités se dévoilent.
Pour autant, il ne faut pas chercher une unité de style ou un mouvement constitué à l’intimisme pictural. Car chaque artiste développe sa manière de peindre, et seul son goût pour l’intimité du sujet le rapporte au groupe des « peintres intimistes ».
Sur la Côte d’Opale, les artistes de la Belle Époque peignent leur entourage ou leur intérieur domestique par goût ou par nécessité. Peindre sa famille, ses amis, son jardin ou sa pièce à vivre relève d’une certaine facilité dans le choix du sujet. Mais cette peinture intimiste révèle aussi un choix profond de l’artiste qui recherche un lien fort avec son sujet, et qui s’engage à manifester les sentiments qui l’affectent au moment de la création de son œuvre. A côté des modèles anonymes, les regards d’artistes se portent sur la famille et les amis, pour la création de portraits ou de scènes de genre. Ces amitiés d’artistes, qui transparaissent dans ces productions, trouvent leur pleine expression au sein des différentes écoles, de Berck à Wissant, en passant par Étaples.
Chez certains peintres, la famille devient le grand sujet récurrent. Victor Dupont en est l’exemple absolu, lui qui va s’attacher à représenter sa famille dès sa rencontre avec sa future épouse, pour peindre régulièrement ses petit-enfants jusqu’à la fin de sa carrière. Né à Boulogne en 1873, Victor Dupont suit l’école d’art de sa ville puis rejoint l’académie de Lille de Pharaon de Winter (1898). A l’automne 1899, il s’installe avec Fernande Jaspard, sa future femme. Très présent au Salon de la Société des Artistes Indépendants dès 1903, puis au Salon d’Automne dès 1904, il y expose durant toute sa carrière, jusqu’à sa mort en 1941, des paysages, des scènes de genre et des sujets religieux. Réalisé en 1900, le portrait de Fernande au Corsage Rouge, encore académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante (musée départemental de l’Oise, Beauvais). En 1904, l’artiste montre une Maternité au Berceau, où il représente son épouse et leur première fille dans leur chambre. Cette scène très intimiste, dans laquelle Fernande apparaît à la fois en mère aimante et en épouse sensuelle, s’inscrit dans cette longue série de portraits intimistes qui émaille son parcours pictural.
Très attaché à sa famille riche de cinq filles et de deux fils, Victor Dupont aime aussi représenter ses enfants dans des situations familières ou en plein air, dans le jardin de son atelier de la Ruche à Paris, ou en vacances au château de Bidart. Quant à Pierre, son aîné, il se voit souvent accoutré en petit matelot boulonnais. Très religieux, Victor Dupont accorde une grande importance à l’unité familiale, très palpable dans Les Enfants au Chien (1920, musée de Boulogne-sur-Mer) où les deux fillettes posent avec le malinois familial, ou dans Les Enfants au Livre (1924) quand les sœurs se rassemblent pour faire la lecture à la cadette. Avec une nostalgie affective, sa fille Nathalie témoigne que « les séances de pose étaient longues et fastidieuses. Il fallait poser des heures entières sur une chaise ou un banc, à la maison ou au jardin de la Ruche, sans bouger, de peur de se faire houspiller par ce père artiste. Quand on voyait notre père cherchait un nouveau sujet, nous nous cachions pour ne pas voir notre après-midi de jeux compromise…». L’enfant de l’époque ignore les contraintes financières d’un artiste fauché et en peine financière, malgré ses succès aux Salons et aux expositions. Car après la mort de son ami Guillaume Apollinaire (1918) et le retour de la paix, Victor Dupont, gravement blessé, est incapable d’assurer une production d’œuvres suffisante. Il se replie alors sur les fondements de sa vie, sa famille et la religion, et se limite à peindre son entourage. Ainsi, la relation entre le peintre et son modèle devient plus contrainte, une obligation vitale.
Pour Virginie Demont-Breton, le prisme du modèle familial est bien éloigné de celui de Victor Dupont. Née à Courrières en 1859, fille du célèbre peintre Jules Breton, Virginie Demont-Breton est sensibilisée à l’art dès sa tendre jeunesse et montre déjà des capacités importantes. Rencontré dans l’atelier de son oncle, le peintre Émile Breton, elle épouse Adrien Demont en 1879. Le couple a trois filles et fait construire à Wissant le Typhonium, une maison de style égyptisant (1890). Durant sa carrière, Virginie Demont-Breton s’inspire de la vie des pêcheurs et de leur famille : « depuis une vingtaine d’années, je prends tous mes modèles parmi les habitants du petit village maritime de Wissant, où nous travaillons toute l’année, mon mari y trouvant les motifs de ses paysages, et moi les types de personnages que j’aime. Mes modèles d’enfants d’ici sont de petits ébouriffés qui se roulent pieds nus dans le sable et respirent un air pur. Le grand soleil brunit leur chair et pâlit leurs cheveux blonds. Les familles sont nombreuses, étant pauvres. Les nichées de huit à dix enfants ne sont pas rares : les aînés guident les premiers pas des plus petits pendant que le père est en mer ou au champ, et que la mère répare les filets ou prépare la soupe ». En marge des modèles de proximité, la famille apparaît être une ressource évidente et fiable pour cette artiste sensible et sincère : « Il m’est arrivé aussi naturellement de faire poser mes propres enfants quand ils étaient petits ».
Ses deux filles, Louise (1886-1921) et Adrienne (1888-1935), servent de modèles pour plusieurs œuvres emblématiques. Dans son tableau Au Pays Bleu (Salon de 1892), commencé l’année précédente, l’artiste représente Adrienne, alors âgée de quatre ans, s’amusant nue sur l’estran en compagnie de Musette, le setter irlandais de la famille, et d’un petit garçon. Plus tard, Le Colombier d’Isa (Salon de 1896) s’inscrit dans la veine des peintures religieuses et spirituelles. Si la Vierge drapée et son nourrisson évoquent la religion, Virginie Demont-Breton choisit pour décor une ferme wissantaise. Ses deux filles, Louise et Adrienne, alors âgée de dix et huit ans, servent à nouveau de modèles pour réaliser la figure centrale. Peut-être pour valoriser une certaine authenticité et sincérité de son œuvre, Virginie Demont-Breton garde dès lors une envie prononcée de croquer les petits villageois et leurs mères, et semble « épargner » ses filles.
Appréciée au village, elle aime peindre sur le motif et trouve facilement des modèles adaptés à ses œuvres marines. Très indépendante, et désireuse de garder son propre style naturaliste, elle n’est pas influencée par Adrien Demont, son mari, peintre paysagiste. Elle s’amuse à le croquer plusieurs fois en plein travail, notamment sur la plage de Wissant, le 14 août 1883, en compagnie de ses élèves. Cette œuvre de plein air, où la plage devient atelier, évince tout sentimentalisme et rappelle aujourd’hui les liens d’amitiés forts qui unissaient les artistes wissantais. Elle offre parfois aussi des portraits comme Enfant Jouant sur la Plage, figurant Pierre Munié, le neveu de son amie madame Soden (août 1890), s’amusant avec une maquette sur la plage de Wissant.
Autre couple de peintres, Henri et Marie Duhem sont des artistes douaisiens reconnus. Avocat, Henri Duhem rencontre Marie Sergeant chez Virginie Demont-Breton, à Wissant en 1889, et l’épouse en 1890. Ils ont un fils, Rémy, l’année suivante. Les deux artistes sont fusionnels et aiment se représenter, en train de peindre ou simplement dans des scènes quotidiennes. Le musée de la Chartreuse à Douai conserve ces traces picturales d’un époux aimant qui trouve son inspiration chez son double artiste. Marie Duhem peignant (1893) et Portrait de Marie Duhem (1898) sont autant de témoignages de l’amour d’Henri Duhem porté envers sa femme. En août 1889, Virginie Demont-Breton saisit Marie Duhem Peignant, installé dans un vieux flobart (musée de la Chartreuse à Douai). Ce portrait, charmant, révèle la tendresse qui unit ces deux artistes femmes, engagées, qui s’imposent dans un monde de l’art encore largement dominé par les hommes. L’artiste offre le tableau en 1925 à Henri Duhem, qui a perdu son fils et sa femme dans des conditions dramatiques. En effet, Rémy meurt au combat en juin 1915 et, Marie, qui ne s’en remet pas, décède de chagrin en juillet 1918.
Fernand Stiévenart (1862-1922) et sa femme Juliette de Reul sont deux artistes au destin plus heureux. Installés dans leur villa Sainte-Marie des Fleurs à Wissant (1895), ils suivent les conseils d’Adrien Demont avant de s’émanciper. Très proche du couple Demont-Breton, leur fortune personnelle ne les oblige pas à produire beaucoup. C’est un peu en dilettante, mais nanti d’un grand talent, que Fernand aime représenter son épouse au milieu des fleurs, dans la campagne wissantaise, ou dans son intérieur bourgeois. Il laisse de nombreuses pochades aux accents fauves, notamment Femme dans le Champ de Fleurs. Paysagiste dans l’âme, l’auteur y voit un prétexte pour célébrer l’amour de sa vie, servie dans une nature éclatante. Au contraire, Juliette de Reul reste en retrait de son mari et se contente de peindre des natures mortes et des paysages fleuris. On ne lui connaît pas d’œuvres familiales, malgré la naissance de son fils unique, Emmanuel, en 1901.
La relation d’amitié forte qui lie le couple Demont-Breton et Édouard Houssin se retrouve également dans la production du statuaire. Né en 1847 à Douai, Édouard Houssin suit l’École des Beaux-Arts de sa ville natale puis rejoint Paris. En 1868, il propose son premier buste au Salon de Douai. En 1890, il découvre Wissant avec Virginie et Adrien Demont. Charmé par le village, il y achète une petite ferme en août 1892 pour y installer son atelier, actif jusqu’à sa mort en 1919. La variété de son œuvre répond aux commandes officielles, qui réclament allégories et grandes sculptures. Professeur de modelage à l’École de Sèvres dès 1894, il pratique les moulages en plâtre, le biscuit et le bronze, ainsi que la taille sur pierre. En marge des sujets wissantais et maritimes, Édouard Houssin se plait à immortaliser ses amis et leur famille. Ainsi, il réalise une série de bustes figurant Virginie et Adrien Demont (1888), leurs filles Louise et Adrienne (1892), Jules Breton, le père de Virginie (1893, buste visible au musée de Douai), et enfin Éliane, la dernière fille du couple (1908). Virginie et Adrien Demont sont ravis des bustes « de Louise et d’Adrienne [qui] ont été édités avec notre autorisation par la manufacture de Sèvres en grandeur nature et en réduction ». Cette amitié privilégiée transparaît encore dans la dénomination, presque tendre, des bustes des fillettes « désignés au catalogue de Sèvres sous ce titre : les enfants de Houssin ». Cette histoire d’amitié est consacrée en 1904 par Virginie Demont-Breton, qui réalise un charmant portrait d’Édouard Houssin junior, alors âgé de quatre ans : « les parents en sont très contents ».
Quand certains artistes peignent souvent leur famille, d’autres se font plus discrets. Issu du courant naturaliste, Francis Tattegrain (1852-1915) représente souvent les paysages maritimes. Sa rencontre avec le baron Lepic en 1876 l’encourage dans son effort à croquer la vie maritime locale, travaux qu’il présente au Salon dès 1879. Les scènes historiques, les naufrages et le peuple de la mer illustrent son œuvre riche et abouti, essentiellement d’inspiration berckoise. Peints entre 1891 et 1914, les résidents de l’ancien asile maritime témoignent de son grand talent à saisir la psychologie du sujet. A contrario, dans Portrait de la femme du peintre et de son fils, réalisé en 1884 (musée de Berck-sur-mer), Francis Tattegrain aborde un sujet beaucoup plus intimiste. A la manière des Impressionnistes, il croque son épouse en compagnie de Robert, son tout jeune fils, tous deux installés sur un bateau berckois. L’élégante raffinée et le bambin emmailloté dans sa crinoline rappellent la Belle Époque et son insouciance oisive, et tranchent volontairement avec le décor maritime laborieux, aux tons plus monotones. Dans cette scène atypique, Francis Tattegrain fige un instant de bonheur familial sublimé, empli de tendresse et de délicatesse, où la beauté de ses êtres chers rivalise avec l’éclat naturel du lieu (musée de Berck-sur-Mer).
Dans un style naturaliste ou inscrits dans la mouvance postimpressionniste, les artistes de la Côte d’Opale aiment poser leur regard attendri sur leur famille et leurs amis. Pourtant cette intimité authentique semble noyée dans leurs productions plus commerciales de paysages maritimes, de portraits de pêcheurs et de scènes de genre. Les rares œuvres racontant leur vie familiale demeurent pourtant des éléments indispensables pour connaître et cerner leurs véritables sentiments.
Auteur : Yann Gobert-Sergent