Encore bien méconnu du grand public, sombré dans un injuste purgatoire à l’instar de nombreux « petits maîtres » du début du 20ème siècle, Jules Adler connaît aujourd’hui un certain regain d’intérêt. De son temps, auteur de nombreuses commandes pour l’État, notamment pour les grands édifices publiques, Jules Adler a également livré une œuvre sociale, plus intimiste, qui lui vaut le surnom de « peintre des humbles ». Ces œuvres dédiées au monde ouvrier racontent la France des petits métiers sous la Troisième République, et dénonce la pénibilité du travail et la misère des plus pauvres. Ces sujets naturalistes se déclinent aussi sur la Côte d’Opale (Boulogne, Équihen, Étaples, Berck), lors de ses passages dans le Boulonnais dès la fin des années 1890 jusqu’aux années 30. Les scènes de quai, les groupes de matelotes et les marins au labeur décrivent le monde de la pêche où l’effort dessine les corps et marque les visages. Cette production sociale tranche singulièrement avec les œuvres plus décoratives, voire insouciantes, produites par nombre d’artistes de l’époque, d’un Georges Maroniez ou d’un Myron Barlow.
Jules Adler voit le jour le 8 juillet 1865 à Luxeuil. Ses parents sont des Juifs originaires d’Alsace et tiennent une boutique de tissus. La famille est composée de cinq enfants. A l’école, le petit Jules présente déjà des prédispositions au dessin. Lors du passage du député local, Gaston Marquiset, à son école en 1879, il se fait remarquer pour son aptitude artistique. Il intègre ainsi l’école municipale de Luxeuil pour développer son talent naissant. En 1882, il gagne Paris et s’inscrit à l’École des Arts Décoratifs avec ses deux frères. L’année suivante, Jules Adler devient l’élève du fameux maître William Bouguereau (1825-1905) et de Tony Robert-Fleury (1837-1911) à l’Académie Julian ; il la fréquente jusqu’en 1890.
En 1884, il réussit le concours de professeur de dessin. L’année suivante, il participe pour la première fois au Salon des Artistes français en y présentant un portrait (dessin). Il se partage entre Marseille, où vivent ses parents, et Concarneau, station balnéaire des artistes. De 1888 à 1891, Jules Adler montre au Salon essentiellement des portraits, très appréciés du public, et des scènes de genre dont « Misère » (1891). Ensuite, les commandes de l’État s’enchainent autour d’œuvres emblématiques, comme « La Rue » (mention Honorable en 1893) destinée au musée de Castres, et « Faubourg Saint-Denis au Matin » (Salon de 1894), dont le succès lui permet d’obtenir une bourse de voyage.
Deux années durant, Jules Adler part en pérégrination artistique à travers la France. Il nourrit son art et s’affirme comme peintre naturaliste et moderne, en vogue à cette époque. A son retour, les expositions s’enchainent : le tableau « Joies populaires » (1898) lui fait remporter une médaille de deuxième classe. Son œuvre entre au musée du Luxembourg en 1899 grâce à « Mère », dont « l’aspect un peu sombre n’attire pas le regard mais le retient » (Barbedette, biographie de l’artiste, page 51). Sa peinture sociale devient prégnante avec « L’Homme à la Blouse » qui reçoit une médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1900.
A partir de cette période, sa veine artistique semble s’attacher à dépeindre essentiellement les scènes de rue, les hommes au travail, les petites gens dans leur peine quotidienne. Il s’inscrit alors comme « le peintre des humbles ». La presse de gauche, républicaine, s’intéresse à son travail qui décrit sans mièvrerie la misère et la souffrance du peuple laborieux. « La Soupe des Pauvres » en 1906 est emblématique de cet aspect, où femmes, enfants et vieillards dans leurs livrées sombres arborent des visages marqués, éclairés dans la pénombre, afin de souligner davantage la tragédie humaine.
A l’instar de Lucien Jonas (1880-1947), le pays de la mine retient également l’attention de Jules Adler et notamment les mouvements sociaux et syndicaux, nombreux à l’époque. Présentée en 1899, « La Grève au Creusot » illustre cet intérêt. Dans cette toile aux dimensions immenses (231cm x 302cm – musée de Pau), la marche des mineurs massés avec leurs familles impressionne, les visages graves aux traits expressifs animent l’œuvre, et les drapeaux tricolores s’affichent presque réduits à la couleur rouge, révolutionnaire.
En 1911, la présentation de « Gavroche » marque un tournant dans sa carrière. La couleur est prégnante dans ce marché aux fleurs que traverse l’enfant. Les visages des autres figurants sont radieux, joyeux, et donnent une teinte plus commerciale à l’ensemble. L’arrière-plan est traité par petites touches claires, presque impressionnistes. La presse accueille avec bonheur cette peinture agréable. C’est aussi en juillet de cette année que Jules Adler épouse Céline Brunschwig (1871-1952).
« Gros Temps au Large, Matelotes d’Étaples », toile présentée au Salon des Artistes français de 1913, inscrit Jules Adler dans la mouvance des « peintres régionalistes », prompts à décrire les mœurs et coutumes, les conditions de travail, les traditions et les paysages rencontrés dans les contrées françaises. En 1914, il expose « Retour de Pêche » avant d’être mobilisé par la Grande guerre. Durant le conflit, il organise une cantine place Pigalle, et réalise de nombreuses affiches pour encourager les emprunts d’État. Au sortir de la guerre, il montre ses toiles dans la galerie d’Édouard Devambez, puis voyage en Creuse où il rencontre le peintre Armand Guillaumin (1841-1927).
Depuis 1919, Jules Adler siège au comité d’organisation de la Société des Artistes français. Il démissionnera en 1940, suite aux pressions exercés contre les Juifs. En 1923, il est promu au grade d’officier de la Légion d’Honneur. En juillet 1929, il devient professeur de dessin à l’École des Beaux-Arts. Puis, en 1934, il est nommé au Conseil supérieur de l’enseignement des Beaux-Arts : la consécration de sa carrière. En marge du Salon des Artistes français, le peintre accepte d’exposer au Salon des Tuileries, quelque peu plus moderne et moins traditionnel. Dans les années 1920-1930, Jules Adler présente chaque année des œuvres décrivant des scènes parisiennes, très colorées et appréciées du public, ainsi que des portraits de paysans (Limousin, Franche-Comté). En 1933, un musée est inauguré dans sa ville natale. Luxeuil accueille le « Musée Jules Adler », parrainé par le président du Sénat, Jules Jeanneney (1864-1957). En 1940, l’établissement thermal de Luxeuil reçoit ses fresques décoratives, qui seront entièrement posées en 1945.
La guerre 39-45 n’épargne par l’artiste de confession juive lors de l’invasion allemande. En 1942, son neveu est arrêté et déporté, pour mourir à Auschwitz. En mars 1944, Jules Adler et son épouse sont dénoncés, arrêtés, et internés dans un ancien hôpital rue Picpus à Paris. A la Libération, très diminué, l’artiste retrouve le Salon et ses expositions. Le musée de Luxeuil est remis en état. Jules Adler s’éteint le 11 juin 1952 à Nogent-sur-Marne, dans sa maison de retraite. Son ancien élève, Jean-Dominique Domergue (1889-1962), le fameux peintre des mondaines parisiennes, prononce son éloge funèbre.
A la fin des années 1890, Jules Adler vient sur la Côte d’Opale et parcourt le littoral à la recherche de sujets pittoresques, comme beaucoup d’artistes avant lui. Les sujets figurant des scènes de quai animés de pêcheurs laborieux et de matelotes actives l’intéressent. Mais au-delà de la simple description, certains tableaux prennent une ampleur militante et sociale. Les attitudes des uns et les visages marqués des autres invitent le spectateur à s’interroger sur la pénibilité de la vie des sujets représentés et sur les progrès sociaux à entreprendre ou à confirmer. Ces « messages socialisants » de Jules Adler, adressés au public mais aussi aux autorités qui achètent ses œuvres de Salon, s’inscrivent dans l’idée de progrès promue par la Troisième République.
L’enfance apparaît dans le travail de Jules Adler dès 1898, à travers « Garçon sur la Plage de Berck » (huile sur toile, 36cm x 50cm, conservée au musée de Berck). Dans ce portrait, un jeune enfant, au regard perdu, presque fataliste de son destin de marin, pose en habit traditionnel devant la plage. Le bonnet berckois (le balidar) vissé sur sa chevelure flavescente inscrit la scène dans une veine régionaliste. A l’arrière-plan, esquissé dans des couleurs pastel, l’échouage des bateaux de pêche fait face aux matelotes qui attendent le produit de la marée.
Après un passage en Bretagne et notamment à Douarnenez, au tournant du siècle (1900-1903), Jules Alder revient à Boulogne croquer la vie maritime. Il y passe ses étés jusqu’en 1913. En 1904, il laisse des études sur bois notamment « Boulogne » (huile sur bois, 25cm x 40cm, conservée au musée d’Ipswich), où deux enfants présentés de dos regardent le port au soleil couchant. L’année suivante, il réalise « Les Femmes de marin sur les quais du port de Boulogne » (huile sur carton, 40cm x 50cm, musée de Dole). Particulièrement animée et très dynamique dans sa construction, la scène montre des groupes de femmes déambulant sur le quai, à la manière des manifestations qu’il affectionne. A l’arrière-plan, dans des tons plus doux et dans une touche évanescente, les grands bâtiments du quai font office de décor. Traduit dans des tons assez neutres, servi par un camaïeu de gris et de verts, l’ensemble de la palette est simplement relevé par la rousseur des chignons et des tabliers des matelotes. En 1906, l’artiste revient peindre la vie boulonnaise à travers une série d’études, dont « Le Port de Boulogne » (huile sur carton, 40cm x 56cm, musée de Lausanne), figurant un groupe de matelotes et de pêcheurs revenant de la pêche, annonçant son tableau de 1914, « Retour de Pêche à Boulogne ».
Présentée en 1908, « Pêcheuse de Crevettes » (huile sur toile, 130cm x 97cm, musée de Saint-Quentin) marque un retour aux œuvres plus classiques, au style naturaliste apprécié par le public, où le trait et le dessin s’avèrent plus structurants. Au premier-plan, une pêcheuse se dresse, tenant son filet roulé, et renforçant ainsi le « format portrait » de l’œuvre, tout en hauteur, au cadrage presque photographique. Le regard sévère, elle pose en habit traditionnel, avec sa jupe et son caraco marron capucin, et la calipette posée sur la tête. Derrière elle, se tient un groupe de matelotes à peine esquissées. L’arrière-plan est servi par le quai et ses bâtiments, baignés d’une lumière douce, qui contraste avec les personnages.
En marge d’une série de petites études et de dessins au carnet qu’il produit chaque été sur le motif, Jules Adler renoue avec les grandes toiles aux accents tragiques. En 1912, il expose « Gros temps au Large, Matelotes d’Étaples » (huile sur toile, 211cm x 196cm, musée du Petit-Palais à Paris), et s’affirme dans son goût pour la peinture événementielle, qui rassemble des groupes humains. Au premier regard, le spectateur est saisi par cette rangée de visages sévères, marqués et angoissés. Les mères, aux regards sombres, scrutent l’horizon, inquiètes de ne pas voir revenir les frêles embarcations de leurs maris pêcheurs face à la tempête. Une « veuve dont la mer avait pris le mari et les trois enfants » inspire Jules Adler pour son sujet central (Barbedette, biographie de l’artiste, page 57). Présentée toute de noir vêtu, cette femme semble symboliser la douleur, la fatalité, le deuil inéluctable, à l’instar du sujet des « Tourmentés » présenté en 1905 par Virginie Demont-Breton, à la suite d’une terrible tempête survenue à Wissant (huile sur toile, 141cm x 212cm, Palais des Beaux-Arts de Lille). Les enfants, tout aussi tristes, participent malgré eux à cette angoisse collective. La palette sombre, réduite à quelques couleurs, fait contraste avec les façades claires et les toits colorés des maisons alignées sur le quai. Attroupé autour du calvaire, le reste de la population du village participe à cet « effet de masse » et renforce l’anxiété collective mortifère.
Présenté en 1914, « Retour de Pêche à Boulogne » est emblématique de la production naturaliste et sociale de l’artiste. Acquise par l’avocat et industriel argentin Tomás de Estrada, cette imposante toile (201cm x 281cm) est conservée aujourd’hui au musée national des Beaux-Arts d’Argentine à Buenos Aires. Cette scène de quai présente un groupe d’hommes et de femmes épuisés, revenant de la pêche. Deux d’entre eux n’ont pas encore eu le temps de retirer leurs grandes bottes de pêche (les houssiaux), et la matelote, le dos cassé par la charge, peine à porter sa manne remplie de poissons. Malgré une fatigue prégnante, il s’agit d’aller vite pour vendre le produit de la marée. L’artiste a particulièrement travaillé les visages, burinés par la mer et le soleil, et les mains des hommes, rendues rugueuses par le sel et le labeur. La présence des enfants sur le quai rappelle le travail imposé, dès le plus jeune âge, dans le monde de la Marine. Ce groupe humain semble ainsi subir une vie quotidienne harassante, de manière presque fataliste. A l’arrière-plan, seul le quai Gambetta et les façades lumineuses des grands hôtels apportent un relief décoratif à l’ensemble. Essentielle dans la carrière de l’artiste, cette œuvre s’inscrit dans sa série « d’instantanés urbains », dans lesquels Jules Adler saisit les travailleurs sortant du travail, de l’usine, lors de fêtes ou de manifestations.
Après la Grande guerre, les sujets boulonnais se font plus rares, Jules Adler se concentrant sur la région parisienne, l’est de la France et Luxeuil. On peut retenir néanmoins « Enfants devant le Port de Boulogne » (huile sur toile, 60cm x 50cm, musée du Prado, Madrid), présenté en 1920, qui est une reprise du tableau de 1904. Deux jeunes enfants hiératiques, debout sur le quai, contemplent le quai Gambetta, ses grands bâtiments aux façades claires, et les rangées de bateaux à vapeur, dont le rouge des cheminées rompt le camaïeu de gris et de bleus de l’ensemble. Ce choix de prendre les quais et leurs grands bâtiments comme véritable « décorum » rappelle l’œuvre d’Edmond de Palézieux (1850-1924), qui excelle d’ailleurs également à représenter des marins au travail ou pris dans la tempête.
L’œuvre boulonnaise s’achève avec le portrait de « Mousse, Boulogne-sur-Mer » réalisé en 1935 (huile sur carton, 72cm x 60cm, musée de Saint-Quentin). Planté devant les bâtiments clairs du quai et les haubans qui rayent verticalement l’espace, le jeune enfant rappelle le « Garçon sur la Plage de Berck », peint presque quarante plus tôt : ces deux œuvres commencent et clôturent ainsi la carrière de notre peintre. Dans une touche très sobre, Jules Adler interpelle néanmoins le spectateur par le regard fixe de l’enfant, et par ses (trop) longs bras ballants, qui s’alignent tout le long de la toile, soulignant la fatigue déjà prégnante du futur matelot.
Malgré les nombreuses commandes de l’État, la reconnaissance de son vivant et la présence muséale de son œuvre, Jules Adler, comme beaucoup de « petits maîtres » est tombé rapidement dans un certain purgatoire. Depuis une quinzaine d’années, avec le retour en grâce de cette peinture sociale et naturaliste, initiée sous la Troisième République, l’artiste se fait à nouveau connaître. En marge de son travail parisien et provincial, sa peinture boulonnaise s’avère intéressante à plusieurs titres. Elle couvre une quarantaine d’années et dénonce le dur labeur de ce peuple de la mer, dont la vie modeste est traversée par les tempêtes et la précarité. Attentif aux lumières et aux couleurs, Jules Adler échappe donc à la simple description folklorique. Si son ambition est militante, l’artiste n’en n’oublie pas cependant le caractère pittoresque de la Marine boulonnaise, en croquant toujours justement les moindres costumes et attirails propres aux matelotes et aux pêcheurs de notre région. A travers cet œuvre régionaliste engagée, Jules Adler rappelle que l’Humain est soumis à un déterminisme social et local, qu’il soit mineur ou pêcheur.
Auteur : Yann Gobert-Sergent