Depuis trop longtemps, le nom Cazin évoque chez les Boulonnais le lycée éponyme, installé depuis longtemps en basse-ville. Bien que Jean-Charles Cazin soit un peintre reconnu de son vivant, il est de nos jours ignoré du grand public, de l’actualité artistique et des intérêts muséaux. Pourtant célébré depuis sa mort par les Américains puis, plus récemment, par les Japonais, qui apprécient sa vision artistique inclassable, les Français ont oublié son œuvre régionaliste, historique ou biblique. Trop souvent, ses tableaux croupissent lamentablement sous la poussière des réserves des musées. A l’instar des Écoles d’Étaples, de Berck et de Wissant, « retrouvées » puis étudiées, et dont les artistes sortent d’un injuste purgatoire depuis une trentaine d’années, il est grand temps de redécouvrir « Jean-Charles Cazin, maître intimiste des dunes et des ciels boulonnais« .
Né à Samer le 25 mai 1841, Jean-Charles Cazin grandit dans une famille de la petite bourgeoise. Son père, François-Joseph Cazin (1788-1864), est chirurgien et médecin de marine sous Napoléon. Il est aussi l’auteur d’un imposant « Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes« , considéré comme l’initiateur de la phytothérapie médicale. Son frère aîné, Henri (1836-1891), fait médecine et devient un éminent chirurgien. Il développe plus tard les hôpitaux berckois et les cures thermales.
Jean-Charles suit une voie toute différente et s’écarte de la tradition familiale. En 1846, alors âgé de cinq ans, sa famille quitte Samer et s’installe à Boulogne-sur-Mer. Il poursuit ses études au collège de la ville, sur les mêmes bancs que les frères Coquelin et que le peintre animalier et paysagiste Henry Bonnefoy (1839-1917), puis passe son baccalauréat à Lille. Montrant déjà de bonnes dispositions pour le dessin, on le destine peut-être à devenir architecte, mais finalement Cazin choisit les Beaux-Arts. En 1862, il intègre l’École de dessin d’Horace Lecocq (1802-1897), « petit maître » qui développe une méthode novatrice de l’apprentissage du dessin de mémoire, consistant à demander à l’élève d’observer un objet puis de le dessiner de mémoire. Alphonse Legros (1837-1911), Henri Fantin-Latour (1836-1904), Léon Lhermitte (1844-1925), plus tard de passage à Wissant chez les Demont-Breton, ainsi que le fameux sculpteur Auguste Rodin (1840-1917), sont alors ses camarades de classe.
Dès l’année suivante, en 1863, il montre une première œuvre au Salon des Refusés, un « Souvenir des Dunes de Wissant« , aux côtés d’Édouard Manet, du portraitiste américain James Whistler, d’Alphonse Legros et du chef de file de l’École d’Arras, Constant Dutilleux, rencontré plus tôt à Barbizon. Le succès est des plus mitigés, la presse ignorant presque l’exposition! De 1863 à 1868, Cazin exerce comme professeur à l’école de Lecocq. Le 2 juillet 1868, il épouse Marie Guillet, artiste elle-aussi, élève de Rosa Bonheur. Connue sous son nom d’artiste Marie Cazin, elle reçoit une médaille d’Or à l’Exposition Universelle de Paris en 1889. A cette époque, Cazin devient directeur du musée des Beaux-Arts de Tours. Mais quand la guerre de 1870 survient, Cazin, proche des Républicains et de Léon Gambetta, choisit l’exil. D’ailleurs, il réalise en 1882 « La Chambre mortuaire de Gambetta« , figurant un lit encombré d’un drapeau tricolore et d’une grande couronne de laurier (huile sur toile, 38cm x 46cm, musée du château de Versailles). Il quitte son poste et décide de rejoindre Londres à l’automne 1871.
Sur les conseils de son ami Alphonse Legros, établi à Londres depuis plusieurs années, Cazin y emmène sa petite famille, Marie et leur jeune fils Michel, né à Paris le 12 avril 1869. Dans la capitale anglaise, il tente d’ ouvrir une école de dessin. C’est l’échec. Dès lors, dans un esprit créatif et aussi pour subvenir à ses besoins, l’artiste travaille un temps à la Fulham Pottery en s’adonnant à la céramique dans un registre japonisant. Le musée d’Orsay conserve ainsi un plat d’apparat, en grès émaillé, ainsi qu’un vase, en grès émaillé et gravé, datant de 1872. Puis, lassé par cette activité, Cazin abandonne la production, voyage en Écosse et séjourne au château de Thornfield, dont il peint « Bruyères en Écosse » (huile sur toile, 54cm x 65cm, musée des Beaux-Arts de Reims). Il donne enfin pendant quelque temps des cours d’art au musée de South-Kensington. Mais la France lui manque.
Après cette « pause anglaise », Cazin effectue son « grand tour ». D’origine anglaise, pratiqué dès le 17ème siècle, ce voyage est destiné à parfaire l’éducation artistique. Les destinations principales sont l’Italie, mais aussi la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suisse, que le jeune artiste parcourt plusieurs mois durant. Après un passage en Toscane durant l’hiver 1874 (Florence, Pise) et en Belgique (Anvers, 1875), Cazin regagne la France en septembre 1875 et pose ses valises à Équihen. Accompagné de sa femme, il travaille encore un peu la poterie. Dans son four, installé dans une maison louée en bordure du village, l’artiste crée notamment une série de petites coupes en grès, très élégantes, décorées dans un style néo-Renaissance. Si les arts du feu sont bien présents, la famille Cazin s’avère très éclectique et s’intéresse à l’ensemble des arts décoratifs, comme en témoigne les photos prises à la maison et dans son atelier. La production de céramiques demeure réduite, et de rares modèles sont visibles au petit musée de Samer consacré à l’artiste, et dans quelques collections privées.
Cazin installe aussi un atelier à Paris et y expose « Le Chantier » au Salon des Refusés de 1876 (huile sur toile, 76cm x 122cm, musée de Cleveland, USA). De dimensions encore modestes, cette œuvre montre le quai du bassin en face de la maison qu’il habite à l’époque à Boulogne. Elle est réalisée selon le procédé ancien de la peinture à la cire. Une belle reconnaissance pour ce tableau qui lance véritablement sa carrière. La même année, il produit son premier grand tableau figurant la région boulonnaise et plus précisément Équihen : « L’Orage » (huile sur toile, 89cm × 166 cm, musée d’Orsay), acquis par l’État en 1942. Cette large toile décrit un rivage sauvage, où se sont nichées quelques masures sur une côte escarpée et austère. Dans un camaïeu de bruns, aux tons presque monochromes, les toits rouges émergent face à la mer et au grain qui s’annonce. Proche de ce thème, il peint également « La Plage d’Équihen » (huile sur toile, 63cm x 75cm, collection du Conseil départemental du Pas-de-Calais), décrivant la descente vers l’estran, peuplé par une nuée de bateaux d’échouage, très typiques de la région. Au loin, dans une atmosphère vaporeuse, le sable, la mer et le ciel se rejoignent pour se fondre et se confondre harmonieusement. A droite, une femme étend son linge sur le muret extérieur. Ici, déjà réduite à la portion congrue, bientôt, la figure humaine disparaîtra des œuvres de Cazin.
A la suite de ces sujets régionalistes, les œuvres bibliques et historiques s’enchaînent. L’année suivante, pratiquant toujours cette technique particulière de la peinture à la cire, il présente « La Fuite en Égypte » (localisation inconnue). En 1878, « Le Voyage de Tobie » connaît un franc succès au Art Institute of Chicago, où son art part à la conquête du public américain. Au Salon des Artistes français de 1880, composés dans des formats plus grandioses, « Tobie et l’Ange » (huile sur toile, 186cm x 142m, Palais des Beaux-Arts de Lille) et « Agar et Ismaël » (huile sur toile, 252cm × 202cm, musée des Beaux-Arts de Tours), transposition moderne de ce thème maintes fois illustré, lui font obtenir une médaille de première Classe.
Dans son atelier parisien, l’artiste fait preuve d’une émotion singulière en situant dans le Boulonnais tous ces grands tableaux bibliques, aux accents orientalistes, à la mode du moment. Ainsi, ce n’est pas dans une solitude de Palestine mais dans les dunes ocres de Condette, que s’étreignent, abandonnés, « Agar et Ismaël« . Le cadre sauvage des collines et des dunes de Camiers accueille « Tobie et l’Ange« . Certains ont pour décor naturel les hautes falaises d’Équihen, quand d’autres investissent Montreuil-sur-Mer, ceinte de ses remparts majestueux, de ses tours de briques roses (« Judith« , Salon de 1883, non localisé). Cazin choisit des proches comme modèles de ses personnages ; bien sûr sa femme Marie et son fils Michel restent souvent sollicités en premier lieu.
Pour tous ces tableaux, Cazin réalise un très grand nombre de dessins préparatoires. Les œuvres historiques sont d’abord dessinées sur papier teinté, au crayon, à la sanguine et au fusain. Afin d’organiser le contraste, l’espace, le volume et la perspective, Cazin joue avec le grain du papier ; parfois, il les rehausse à la craie. De nombreux dessins demeurent aujourd’hui conservés aux musées de Lille (ensemble de 61 dessins), de Tours, de Bormes-les-Mimosas et du Louvre (essentiellement des croquis préparatoires aux œuvres historiques et bibliques, également des paysages et des moulins).
Malgré ses succès parisiens, sa région natale lui manque. D’un caractère difficile, fuyant les honneurs et aussi peut-être pour se ressourcer, Cazin quitte Paris et part à nouveau s’installer à Équihen. Il n’expose d’ailleurs plus aucuns travaux aux Salons parisiens de 1883 à 1888, pour revenir avec « La Journée Faite » (huile sur toile, 197cm x 163cm, musée d’Orsay), présentée au salon National des Beaux-Arts et acquise directement par l’État.
En 1886, Cazin acquiert à Équihen un terrain sur la côte, face à la mer, et y fait construire une grande maison. Celle, qui va devenir le « Château Cazin », est alors un véritable écrin pour un bonheur familial, « à l’endroit où le plateau terrien finit, pour insensiblement se transformer en dunes« , selon le témoignage de son ami et historien Henri Malo. L’artiste croque les paysages, étudie la nature et les maîtres anciens. C’est à cette époque que l’influence de Puvis de Chavannes, le peintre symboliste, s’inscrit dans sa peinture. Ainsi, Cazin entame un retour vers une peinture plus actuelle, sentimentale et humanisée. Sa région natale devient prégnante dans son art. Sa production reflète un goût sensible pour les crépuscules évanescents et spectaculaires, si bien que le fameux critique d’art, Léonce Bénédite, cite « l’Heure Cazin« , ce phénomène particulier où la lumière joue avec les contrastes. L’État achète ses toiles en nombre pour les musées ; d’autres se vendent en France et à l’étranger, notamment aux États-Unis.
Dès la fin des années 1880, l’état de santé de Cazin lui interdit de trop longues promenades. Ainsi, durant une douzaine d’années, Équihen et sa proche région lui apportent des motifs à croquer comme décors de ses paysages. Au fur et à mesure, la figure humaine s’éclipse silencieusement de ses tableaux et son art se concentre exclusivement à représenter les collines, les dunes et les moulins. Ces « paysages purs et silencieux » s’avèrent parfois difficiles d’accès pour le simple néophyte, et demandent un long regard d’analyse picturale, afin de dépasser la vision simplement évocatrice du peintre : « Lever de Lune à Équihen« , « Route près d’Équihen« , « Le Moulin au Portel« , … Conservée au musée de Reims, la « Villa Cazin à Équihen » (huile sur bois, 21cm x 26cm, 1887) montre également le talent de l’artiste dans les petits formats, empreints d’une évocation intimiste. Nichée dans les herbes hautes, la maison semble paisible et endormie ; seul, son toit rouge contraste avec le ciel étoilé, traité dans un bleu pastel monochrome. Dans « Paysage au Clair de Lune » (huile sur bois, 27cm x 26cm, musée des Beaux-Arts de Reims, 1884), Cazin excelle à représenter un halo lumineux qui inonde de lumière, presque surnaturelle et mystique, les dunes d’Équihen. Étendue sauvage de landes et de dunes, « La Garenne d’Équihen » (huile sur toile, 25cm x 34cm, musée des Beaux-Arts de Tours) entoure la maison de l’artiste et rappelle combien elle demeure l’un des motifs de prédilection de sa peinture paysagiste.
Dans « Le Dégel » (huile sur toile, 82cm x 100cm, musée des Beaux-Arts de Tours), Cazin choisit les hauteurs de Wissant, si cher au couple Demont-Breton, et nous offre un panorama enneigé plongeant sur le Cap Gris-Nez. Fidèle à sa technique, l’artiste fait onduler la végétation sous la houle maritime en hachurant l’espace d’un trait dynamique. Cet esprit apaisé est visible avec « Ruine dans la Dune » brossée en 1886 (huile sur toile, 81cm x 116cm, musée de Boulogne-sur-Mer), où l’artiste fait vibrer la végétation inscrite au milieu d’une tour écroulée.
Avec sa femme et son fils, Cazin continue ses expériences artistiques. Il travaille également quelque temps le bronze, et livre une surprenante sculpture, une « Femme de Marin« , tête inclinée et drapée, nantie d’une belle patine brunâtre (masque en bronze patiné, 27cm x 21cm x 15cm, musée d’Orsay), présentée au Salon National des Beaux-Arts en 1890. En 1892, « Maisons de Pauvres« , montrant des masures délabrées sur la côte, reçoit les faveurs du gouvernement lors du Salon National des Beaux-Arts, mais Cazin refuse la vente et garde son tableau, si précieux à ses yeux.
L’année suivante, en novembre 1893, son fils Michel, immergé dans la culture artistique de ses parents, accompagne son père aux États-Unis. Il y expose près de 180 tableaux, notamment « La Route Nationale à Samer » (huile sur toile, 105cm x 122cm), aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum de New-York. Toujours aussi sereines, « Les Garennes » font vibrer les visiteurs du Salon National des Beaux-Arts de 1894, et sont finalement acquises par l’État. La même année, Cazin entreprend un voyage en Flandre (« Terrain de culture en Flandre« , huile sur toile, 54cm × 65cm, mairie de Saint-Pol-sur Ternoise). Constant Coquelin, son ancien camarade de classe devenu ami intime, celui qui aime fréquenter l’atelier de l’artiste, lui achète « La Route » en 1899, figurant la route de Samer (huile sur toile, 73cm x 93cm, musée des Beaux-Arts de Tours). Traité dans une monochromie de tons bruns, travaillé au bistre (couleur brunâtre originellement obtenue par un mélange de suie et d’eau), ce tableau singulier rappelle d’autres œuvres proches des nombreux dessins que l’artiste a produits.
Vice-président de la Société Nationale des Beaux-Arts, Cazin est aussi membre de la Commission de l’Exposition Universelle de 1889. La consécration lui offre une médaille d’Or et le cordon de Commandeur de la Légion d’Honneur. A l’Exposition de 1900, un florilège de ses meilleures œuvres est présenté au public, notamment « L’Orage » et « Femme de Marin« . Mais, depuis 1891, Cazin passe de plus en plus de temps dans le Var, afin de soigner sa santé chancelante, à Bormes-les-Mimosas. Jean-Charles Cazin s’y éteint le 26 mars 1901. Sa femme, Marie Cazin, décède en 1924 à Équihen. Son fils Michel, devenu céramiste et sculpteur, meurt dans l’explosion du torpilleur « La Rafale » à Boulogne le 1er février 1917. Son épouse, Berthe Cazin, grièvement blessée, lui survit jusqu’en 1971, presque centenaire. En 1930, elle fait don de plusieurs dizaines de tableaux, dessins et poteries à la ville de Samer, qui lance la construction d’un premier musée en juillet 1936. Terminé en 1939, la Seconde guerre mondiale en détruit l’essentiel. A Équihen, la maison Cazin et la stèle de l’artiste (inaugurée en 1931) sont détruites par les bombardements. A la mort de Berthe Cazin, sans descendance, le reste de l’héritage est dispersé.
Après la disparition de Jean-Charles Cazin, Léonce Bénédite lui rend un vibrant hommage : « Près de son grand ami Puvis de Chavannes, Cazin demeurera, en qualité de peintre d’histoire, une des personnifications les plus exquises de l’idéalisme contemporain« . Pourtant, artiste inclassable, ni classique, ni naturaliste ou impressionniste, Jean-Charles Cazin ne se résume pas à un simple peintre d’histoire. En nous offrant un voyage entre réalité et imaginaire, figuratif et évocation, son style unique et sa sensibilité intimiste magnifient les côtes et les paysages du Nord de la France.
Aujourd’hui, négligé voire oublié, sans avoir jamais bénéficié d’une rétrospective depuis sa mort, l’artiste est pourtant bien représenté dans les collections publiques, au musée d’Orsay, dans les musées des Beaux-Arts d’Arras, de Bormes-les-Mimosas, de Boulogne, de Berck-sur-mer, de Calais, de Douai, de Lille, de Reims, de Saint-Omer, de Tours, de Vernon et de Versailles, au musée du Louvre, et dans de nombreuses collections privées (France, USA et Japon).
Auteur : Yann Gobert-Sergent