Victor Dupont (1873-1941) – un Boulonnais parmi les Fauves

Vers 1900, dans une ambiance laborieuse tournée vers la mer, Boulogne-sur-Mer s’affirme premier port de pêche de France. Ses pêcheurs et leurs traditions séculaires attirent les jeunes artistes en herbe, friands de scènes pittoresques à croquer sur le motif. De beaux sujets d’études sont ainsi offerts aux artistes boulonnais et aux autres de passage dans la région. Sur les traces d’Eugène Boudin, certains s’installent à Boulogne-sur-Mer ou aux alentours, à l’instar du couple Demont-Breton (Wissant), de Georges Ricard-Cordingley (Wimereux) ou de Paul Hallez (Le Portel). Également nombreuses sont les vocations parmi les artistes locaux, préposés à décrire la mer et ses marins, souvent dans un style académique finissant. Un jeune Boulonnais, Victor Dupont, choisit d’étudier le dessin afin d’embrasser une carrière d’artiste. Après un passage rapide à Lille, il s’engage vers une destinée parisienne. Entouré des plus prestigieux artistes de son temps, de Renoir, Cézanne, de Signac ou Schuffenecker, Victor Dupont connaît, à force de travail, des débuts prometteurs suivis d’une riche carrière. Sans renier son Boulonnais natal qu’il met en couleur jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste voyage à travers la France et peint ses campagnes, ses villes et son littoral. Si ces sujets sont parfois des scènes de genre ou religieuses, il n’oublie pas de mettre en scène sa famille dans une ambiance intimiste comme seul il sait si bien le faire. Rare et encore trop méconnu, même si un regain d’intérêt est palpable depuis une dizaine d’années, son œuvre s’inscrit dans le mouvement avant-gardiste, teinté de nostalgie.

Victor Dupont est né à Boulogne-sur-Mer le 12 juillet 1873, dans la maison familiale, au 89 rue du Moulin à Vapeur, fils de Louis, un artisan coiffeur originaire de Guînes, âgé de 36 ans, et d’Agathe Dagbert, une jeune Boulonnaise de 19 ans, qu’il a épousée en secondes noces l’année précédente. Premier enfant du couple – deux fils suivront, Eugène et Albert – Victor Dupont grandit entouré de ses parents et de sa grand-mère maternelle déjà veuve. Installé dans le quartier de Capécure durant toute son enfance, il y côtoie le monde des marins et peut contempler chaque jour l’animation des quais et l’incessant manège des navires dans le chenal. A l’école primaire, il suit une scolarité classique et reçoit le 7 août 1886 son certificat d’études. Adolescent, il montre de véritables aptitudes au dessin et à l’observation de son environnement. Après quelques hésitations, ses parents cèdent alors à son envie d’intégrer une école d’art. En 1889, il est admis à l’École municipale de Dessin de Boulogne, aux côtés du peintre maritime Georges Griois et du sculpteur Paul Graf. Il y suit les cours d’Arthur Cloquié, peintre de fleurs et de natures mortes, et des sculpteurs Ernest Péron et Adolphe Thomas (auteur du tombeau de l’historien Ernest Deseille, 1892). Son apprentissage est couronné de succès. En 1890, il obtient une première bourse allouée par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, pour son aptitude au dessin académique, puis une nouvelle deux ans plus tard dans la catégorie sculpture et dessin académique (100 francs chacune). Toujours en 1892, il reçoit une médaille d’argent (3ème classe) en académie, puis une médaille de bronze pour son travail en modelage et sculpture. A cette époque, Victor Dupont réalise surtout des copies d’œuvres, des natures mortes et des bouquets, dont un qu’il offre à la fin de ses études à son camarade de classe Georges Griois.

Son apprentissage est interrompu par le service militaire. Libéré de ses obligations le 15 mars 1898, l’artiste en herbe a gagné en maturité, et décide de poursuivre son instruction artistique aux Beaux-arts de Lille. Il y suit les cours du directeur Pharaon de Winter (1849-1924), le maître flamand des scènes religieuses et intimistes, et d’Edgar Boutry (1857-1938), le fameux statuaire lillois. Mais cette formation ne lui convient guère, trouvant l’Académie trop austère et son directeur trop rigide. A l’instar de Félix Planquette (peintre animalier du Nord) et de Paul Deltombe (futur directeur des Beaux-arts de Nantes), ses camarades de classe, il n’en garda pas un souvenir heureux. En dépit de son cheminement académique, Victor Dupont rêve d’explosions chromatiques et d’études en plein air, à l’instar des peintres postimpressionnistes. A l’automne 1899, après seulement quelques mois vécus à Lille, il rejoint Paris. Ce passage à Lille est surtout important dans sa vie d’homme. C’est en effet à cette époque que Victor Dupont rencontre sa future épouse, Fernande Jaspard, serveuse dans l’estaminet familial qu’il fréquente. Fernande lui donne un premier enfant né hors mariage, en juillet 1900 (Fernande). Leur union est consacrée six mois plus tard, le 26 janvier 1901. Fernande pratique quelques travaux de couture, pendant que Victor tente de vivre de sa peinture. Réalisé vers 1899, Femme à la Couture montre Fernande au travail. La richesse du décor japonisant et la palette aux tons pastels rappellent l’ambiance des œuvres d’Édouard Vuillard (1868-1940) et des peintres du mouvement Nabi. L’année suivante, le portrait au Corsage Rouge, académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante (musée de l’Oise, Beauvais).

Installé dans la Capitale, Victor Dupont fréquente assidûment le milieu artistique et n’hésite pas à demander conseil aux plus grands maîtres. Il découvre avec bonheur les œuvres colorées de la salle Caillebotte du musée du Luxembourg, et apprécie les toiles de Puvis de Chavannes qu’il semble avoir rencontré à la fin de sa vie, de Pierre-Auguste Renoir et surtout de Paul Cézanne, le « maître de la couleur », qui influence beaucoup le jeune artiste. Cézanne convainc Victor Dupont de la prévalence de la couleur sur la lumière, et de l’importance de la superposition des plans. Dès 1903, Victor Dupont parvient à montrer huit œuvres au Salon des Indépendants de 1903 (des maternités et des paysages), aux côtés d’Henri Matisse, d’André Derain et de Maurice de Vlaminck : Enfant à la Chaise, Marais à Aunay-sur-Lens, Coin de Jardin. L’année suivante, au Salon des Indépendants, il présente Fernande et sa première fille dans une Maternité au Berceau, dans laquelle les deux tons de couleur, traités en camaïeu, renforcent l’intimité de cette scène, influencée par l’œuvre de Renoir. Pour son arrivée au Salon d’Automne en 1904, il expose La Seine près Suresnes. Ces premières expositions sont alors, pour Victor Dupont, le détonateur vers un usage expressif et intense de la couleur. En avril-mai 1904, il expose à la galerie Vildrac à Paris « un très bel ensemble d’œuvres probes et vigoureuses paysages, figures, natures mortes. Les paysages surtout sont remarquables par leur coloris et leur atmosphère, s’inspirant pour la plupart de la nature du Nord de la France (les environs de Boulogne). Ils traduisent le mystère et la fluidité donnant de l’air et de la lumière dans les masses vertes des grands arbres. Parfois des figures nues ou habillées mêlent leur note claire à cette atmosphère verte et bleue de sous-bois. Le caractère recueilli de cet art apparaît aussi dans les figures des femmes ou d’enfants, portraits intimes empreintes de tendresse ».

Après l’arrivée du Fauvisme et l’usage intense de la couleur brute (1905), l’artiste propose au salon d’Automne de 1906 six toiles : Étude d’Enfant, Rue des Cévennes, Matinée d’Avril, Matin, Soleil Pâle, Nature Morte Reflet de Soleil. A l’instar d’Albert Marquet et de Raoul Dufy, qui réinterprètent les rues pendant les fêtes du 14 juillet 1906, Victor Dupont excelle dans le même style en réalisant Le Quai Gambetta, une scène singulière de la vie maritime boulonnaise, où se mêlent couleurs crues, cernes noirs et ambiance vaporeuse. Cet « art social » n’est pas nouveau et veut se rapprocher du peuple, jusqu’à « vouloir rivaliser avec l’imagerie d’Épinal » selon les dires acerbes de Louis Vauxcelles. Néanmoins, ce dernier apprécie Victor Dupont « qui a une palette où chantent les tons purs. Les objets valent par la mise en place et la justesse des valeurs »  (Gil Blas, 14 juin 1905). C’est à cette époque que la famille s’installe à la « Ruche », fameuse pépinière d’artistes. Il se lie d’amitié avec Émile Schuffenecker, mécène de Gauguin et le peintre Maurice Boudot-Lamotte.

L’exposition de 1907 au Salon des Indépendants devient le point culminant du Fauvisme. L’ensemble de la presse accepte la dénomination de Vauxcelles, lequel dénombre 25 sympathisants au mouvement. De 1903 à 1914, Victor Dupont y présente un total impressionnant 62 œuvres. Il y exprime sa sensibilité à travers des scènes d’intérieur, des maternités aux tonalités intimistes, des paysages chamarrés et des sujets religieux. En 1910, il expose aux côtés de Paul Deltombe et de Georges Dufrénoy, qui sont qualifiés par Guillaume Apollinaire de « chercheurs dont les œuvres ont toujours du charme et de l’intérêt ». Les critiques deviennent réceptives à son art. L’éclatement du groupe des Fauves n’entame pas la carrière de l’artiste, qui utilise toujours une gamme chromatique lumineuse et expressive, sans pour autant libérer la couleur de sa fonction imitative, comme l’avait fait jadis Matisse. Très régulier dans sa carrière, Victor Dupont expose douze œuvres au Salon d’Automne en quatre années (1904, 1906, 1907 et 1913), avec des thèmes aussi variés que des paysages, des vues d’intérieur et des scènes religieuses. Juste avant la guerre, dans ses Écrits sur l’art, Guillaume Apollinaire apprécie « les qualités de franchise et de force simples » de deux toiles, Le Sculpteur et La Fuite en Egypte. Son ami Victor Dupont est un « peintre probe et d’une grande noblesse d’inspiration ».

Et durant ces dix années parisiennes, la famille s’agrandit avec la naissance de quatre enfants (Pierre-Victor né en 1905 à Boulogne, Jean-François en 1910, Marie-Thérèse en 1912 et Marie-Louise en 1914). Tout comme leur mère Fernande, ils participent à l’œuvre de leur père en posant souvent comme modèles, dans l’atelier ou à l’ombre des arbres du jardin de la « Ruche ». Ils figurent dans les paysages, les scènes de genre aux accents boulonnais et les maternités.

Cet enthousiasme insouciant et coloré de la Belle Époque s’achève subitement dans l’horreur. La première guerre mondiale marque profondément Victor Dupont, qui participe activement au conflit. Le 14 août 1914, il est déjà mobilisé et arrivé sur le front à Bourg, près de Lille, dans le 20ème régiment d’infanterie. Il est alors âgé de 41 ans et père de bientôt cinq enfants, Marie-Louise naissant le 16 septembre. Devant l’avancée allemande, la prise de Bruxelles, de Lille et de sa région, il est coupé de sa belle-famille. Pendant un an, comme tous les Poilus, il tente de survivre dans les tranchées et immortalise le conflit en dessinant. Le musée de Beauvais conserve une jolie aquarelle gouachée, Paysage de la Grande Guerre en 1915, montrant des soldats au milieu de tranchées, sous un ciel intensément indigo. Une autre aquarelle réalisée la même année décrit une Casemate sombre, surplombée d’un ciel découpé en triangles ocres et bleus. Ces deux études de plein air confirment l’esprit artistique moderne de Victor Dupont, influencé par l’expressionnisme et le cubisme naissants.

Parti au front le 1er septembre 1915 pour une nouvelle offensive française, il est victime d’une attaque au gaz moutarde, arme terrible utilisée par les Allemands depuis avril. Gravement blessé, il est évacué le 9 novembre. Hospitalisé un temps à Biarritz, il découvre « le pays basque et trouve là matière à un heureux délassement. Il profite de son séjour pour y faire des études nouvelles sous un ciel et au milieu d’une nature dont il ne soupçonnait ni l’éclat radieux ni la riche beauté ». Surtout, il rencontre la reine Nathalie de Serbie (1859-1941), sa « marraine de guerre ». Exilée en France, cette princesse vit dans son château de Bidart à Biarritz, depuis la fin des années 1890. Très religieuse, elle distribue son héritage et devient mécène de nombreux artistes. Après la guerre, elle accueille à plusieurs reprises en villégiature Victor Dupont et sa famille. Le peintre laisse plusieurs toiles du Pays basque, dont la Côte de Bidart, œuvre à la tonalité crue et à l’inspiration lyrique.

Après cet intermède heureux, il est transféré à Limoges le 6 janvier 1916. Trois semaines plus tard, il intègre le 285ème régiment d’infanterie, puis se trouve affecté le 19 avril au 13ème régiment d’infanterie, section camouflage à Amiens. Ce statut de « camoufleur » (peintre combattant) permet à Victor Dupont de continuer à dessiner les scènes de bataille et ses soldats, tout en restant à l’arrière des combats. Les artistes camoufleurs doivent s’adapter à la complexité de leur mission. Leurs dons d’artistes ne sont pas au service de la propagande patriotique mais à la défense de la vie des soldats. Ils ont pour responsabilité de confectionner des leurres, autrement dit des objets destinés à tromper l’ennemi. Toujours dans l’observation, Victor Dupont croque les endroits qu’il traverse, les hommes et les femmes qu’il rencontre, et les destructions qu’il déplore. Mais, l’artiste reste toujours convalescent. A la suite de cette attaque au gaz, l’Armée le déclare invalide à 40% avec versement d’une pension. Il ne se remit jamais complètement de cette douloureuse épreuve. Affaibli, il est libéré du « service à l’Allemagne » le 3 novembre 1917, « comme père de 6 enfants vivants », grâce à la naissance de Marie-Nathalie, le 29 octobre 1917, qui doit son prénom à sa marraine Nathalie de Serbie. L’artiste rejoint alors Paris.

À la fin de l’année 1917, l’État achète pour 500 francs la Petite Allée (85cm x 105cm), présentée au Salon d’Automne de 1913. A l’issue du conflit, il reçoit la Croix de guerre et une citation. Au Salon des Armées, il offre deux tableaux : aux Morts pour la Patrie, une Sainte-Famille, et La France se consacre au Sacré-Cœur pour la chapelle Sainte-Philomène, rue de Dantzig, près de la « Ruche ». Traumatisé par la vue terrible des combats et les destructions massives, qui ont massacré le Nord de la France, Victor Dupont opère un virage radical dans sa vision de la vie et sa carrière artistique. Après la mort de son ami Guillaume Apollinaire et le retour de la paix, Victor Dupont connaît la joie de la naissance d’un septième enfant, Françoise, le 9 janvier 1920. Pourtant ce bonheur est de courte durée. En janvier 1923, l’artiste perd son père, qu’il immortalise à la fin de sa vie dans L’Homme aux Oiseaux. Dans cette aquarelle, traitée sobrement, le peintre y montre son père à la fenêtre de sa maison boulonnaise. Décrit dans une masse sombre, le vieil homme y apparaît encadré par la couleur, renforçant le caractère intime de la scène. Trois ans plus tard, sa première fille Fernande meurt de la tuberculose. Ce dernier drame affecte toute la famille. Victor Dupont se replie alors sur les fondements de sa vie : sa famille et la religion. Devenu ami des milieux nationalistes et conservateurs, à l’instar d’Émile Bernard ou de Maurice de Vlaminck, qui prône un « retour à l’ordre » esthétique et politique, il garde néanmoins des contacts avec des anarchistes, comme ses grands amis Paul Signac (1863-1935) et Émile Schuffenecker (1851-1934), vieille connaissance de Paul Gauguin. Il compose alors des œuvres centrées sur ses proches, ses enfants souvent représentés dans ses toiles, à l’instar de ses deux jeunes filles qui posent en vacances dans Les Enfants au Chien, accompagnées du malinois de la maison (huile sur toile, 70cm x 85cm). Présentée au Salon des Indépendants de 1920, dont il est le commissaire de 1920 à 1922, l’œuvre est achetée par l’État et attribuée à la ville de Boulogne-sur-Mer.

Mais surtout, à cette époque, Victor Dupont exprime de plus en plus sa foi à travers les sujets religieux. Il se rapproche des Ateliers d’art sacré, ouverts à la fin de 1919 et emmenés par Georges Desvallières (1861-1950) et le fameux Maurice Denis (1870-1943), qui l’influence vers un art plus décoratif, comme le Mois de Marie (1922), scène florale aux teintes expressionnistes. En 1921, le critique d’art Guillaume Jeanneau apprécie l’artiste : « Poète lyrique fait pour l’hymne, Victor Dupont trouve des accents d’une éloquence élevée. Son œuvre, dépouillée de toute rhétorique facile, est grave et recueillie comme un chant d’église». Le peintre et critique d’art très conservateur, Tristan Klingsor, loue un Christ en Croix de 1924, « Pièce de musée, digne d’être accrochée près de vieux maîtres italiens. Tout ici s’accorde dans un effet de gradeur, couleurs et formes. Un sentiment religieux profond a commandé l’ordonnance ; un métier magnifique a réalisé la conception de l’esprit. Il faut remonter jusqu’aux Le Nain ou Philippe de Champaigne pour retrouver les vrais ancêtres de l’artiste contemporain ». Devant tant de louanges, l’ancien Fauve est devenu le chantre d’une peinture réactionnaire et sentimentaliste. Chez Victor Dupont, « le métier est au service de l’émotion».

Ses œuvres sont toujours appréciées si bien, qu’au Salon d’Automne de 1925, le directeur de la Revue des Beaux-arts reproduit Le Ruisseau aux Vaches, cette peinture étant « l’une des meilleures toiles exposées », qui présente dans un paysage champêtre un berger et son troupeau, figurant son fils Jean-François en modèle choisi. Les sujets religieux deviennent omniprésents dans ses présentations aux Salons parisiens, notamment Visitation (1924), Nativité (1926) et Saint-Jean d’inspiration néo-renaissance (1928), Jean-François servant à nouveau de modèle. En marge de ces productions religieuses, Victor Dupont participe en 1926 à la prestigieuse rétrospective Trente Ans d’Art Indépendant, 1884-1914, tenue au Grand Palais à Paris, où il accroche six œuvres, dont le Corsage Rouge. En juin 1927, il présente enfin sa première rétrospective à la galerie de la Palette française (boulevard Haussmann) et propose au public 31 toiles et dessins représentatifs de son art : des maternités, des vues d’Auvergne et du Pays Basque, des scènes religieuses, et des sujets boulonnais. La presse est unanime et salue l’artiste qui « a réuni une trentaine de ses chauds et solides tableaux dans lesquels on trouve facilement le résultat de vingt-cinq années d’effort soutenu ». C’est un beau succès.

Durant cette période d’entre-deux-guerres, l’artiste participe activement au Salon d’Automne (1919 à 1926, 1932, 1935 à 1938, 1940), où il présente au total 37 œuvres. Au Salon des Indépendants, il montre ses tableaux régulièrement (1920 à 1926, 1932 à 1941). En 1925, on lui doit notamment le Portrait de Paul Signac (1863-1935), président du Salon et inventeur du « divisionnisme » (technique de peinture qui consiste à peindre par juxtaposition de touches de peinture de couleurs primaires) avec Georges Seurat. Au faîte de sa gloire, Victor Dupont se fait écrivain pour résumer son art : « Ce que je demande à la peinture, c’est d’être plus qu’un simple ornement, qu’une parure d’appartements, qu’une agréable virtuosité. Le peintre fait œuvre d’artiste quand, avec les moyens plastiques dont il dispose, il provoque chez le spectateur une émotion ».

À cette époque de la maturité, Victor Dupont est quinquagénaire, l’État lui achète deux tableaux destinés au musée du Luxembourg, Le Petit Violoniste (huile sur toile de 1922, 95 cm x 80 cm) et Vase de Fleurs (huile sur toile, 46 cm x 38 cm), acquises le 20 janvier 1927 (aujourd’hui en dépôt au Fonds national d’art contemporain de Puteaux-La Défense). Toujours à l’affût d’expériences artistiques nouvelles, Victor Dupont se met avec succès à la lithographie originale, reprenant souvent des scènes intimistes, comme cette maternité intitulée sobrement Scène d’Intérieur, montrant une mère cousant et son enfant installé dans sa chaise haute (Fernande et une des plus jeunes filles). En juin 1928, l’artiste montre à la galerie Martin (rue de l’Université à Paris) une série de petits tableaux, notamment un portrait de sa mère. En décembre 1928, aux galeries du Fuseau chargé de Laine, « le rare Victor Dupont présente un ensemble d’ouvrages qui résume tout son effort. C’est un groupe magistral, qui fera admirer un très haut sentiment artistique et, en particulier, un coloris très orignal ». Son entrée du port de Boulogne y est remarquée. En mars 1929, Victor Dupont participe à l’exposition tenue à la galerie de l’Arc à Paris, consacrée aux portraits de femmes, aux côtés d’œuvres prestigieuses des peintres Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Renoir, Gauguin, Modigliani, Odilon Redon et d’autres grands noms. L’artiste, qui excelle dans les maternités colorées et intimistes, reçoit une critique chaleureuse.

Dans les années 1930, au crépuscule de sa vie, Victor Dupont s’est séparé de sa femme et souffre de l’absence de ses enfants. Les difficultés de l’entre-deux-guerres, aggravées par la crise économique, affectent l’artiste. Les méventes deviennent préoccupantes. Les raisons en sont diverses : absence d’un galeriste fidèle, omniprésence des œuvres religieuses qui peinent à trouver leur public, et positions politiques trop marquées. Son ami Maurice Denis s’émeut des difficultés grandissantes de Victor Dupont depuis ces dernières années : « Il n’est pas fait pour réussir. Sa peinture est trop moderne pour une catégorie d’amateurs au goût petit, trop solidement traditionnelle pour l’autre, celle que le snobisme mène». En juin 1933, il participe à l’exposition Jeunesse et Maternité à la galerie Sambon au « profit de l’œuvre de préservation et de sauvetage de la Femme », qui réunit 200 peintures et sculptures, provenant en grande partie de collections particulières. Sont présentes des toiles d’Auguste Renoir, Berthe Morisot, Mary Cassatt et Maurice Denis entre autres.

A l’automne 1935, grâce à son amitié ancienne avec le peintre lillois André Léveillé (1880-1963), Victor Dupont participe à une expérience des plus novatrices pour l’époque : le Train Exposition des Artistes. Cette exposition itinérante, forte d’environ 500 œuvres, parcourt la France durant un mois et demi. Partie le 17 septembre, elle passe par Chartres, Laval, Cherbourg, Caen, Rouen, puis Beauvais, Amiens, Abbeville, Boulogne (9-10 octobre), Calais (11 octobre), Dunkerque (12-13 octobre), Arras (14-15 octobre), Lille (19 octobre), et s’achève le 31 à Soissons. Le concept est simple : les visiteurs contemplent les œuvres exposées dans les wagons à quai et peuvent les acheter directement. Le succès est immédiat et nombre d’artistes célèbres y participent : Georges Andrique de Calais, Abel Bertram de Saint-Omer, Omer Bouchery graveur de Lille, Félix Desruelles sculpteur de Valenciennes, le peintre-mécène Henri Duhem de Douai, le fauve Othon Friesz, Georges Griois de Boulogne, Marcel Gromaire et Henri Matisse, Lucien Jonas, Jules Joëts de Saint-Omer, Henri Le Sidaner, André Lhote, Richard Maguet d’Amiens et Robert Pinchon, maître de l’École de Rouen. Victor Dupont y présente deux grands paysages colorés : Le Ruisseau et Pâturage Boulonnais mis en vente 1.200 et 1.500 francs, ce qui constitue de bons prix.

En octobre 1935, il répond au journaliste boulonnais Jean Carvalho : « Où ai-je passé mes vacances ? Je ne puis vous nommer l’endroit, mais je n’ai guère quitté Paris. La crise. Les travaux en cours ? La recherche continue du beau métier des anciens. J’ai une Ève que je viens de terminer pour le prochain Salon d’Automne, c’est elle qui me fait vivre quelque temps au paradis terrestre ». Le journaliste conclut : « Dans les pénibles moments qu’ils traversent, nos artistes gardent toujours leur bonne humeur ». Le Conseil général de la Seine acquiert en novembre de la même année Le Pont Neuf. En mars 1937, lors de l’exposition des Rosati, Victor Dupont retrouve ses amis Jules Joëts, Henri Le Sidaner, Henri Matisse, André Léveillé, Richard Maguet et Abel Bertram à la fameuse galerie Durand-Ruel, avenue de Friedland à Paris. C’est sa dernière exposition privée, en marge de sa participation aux Salons des Indépendants (1937 à 1940) et d’Automne (1937, 1938 et 1940).  

Toute sa vie durant, Victor Dupont n’oublie jamais son Boulonnais qu’il aime tant. Jusqu’à la fin des années 1920, l’artiste rend visite régulièrement à ses parents, qui vivent toujours à Boulogne, dans le quartier de Capécure. Son père Louis y décède en janvier 1923, sa mère Juliette Dagbert, dix ans plus tard. Quand il revient dans sa ville natale, Victor Dupont loge chez son beau-frère Alex Mony, époux de Rosette, la sœur de Fernande Jaspart-Dupont. Le couple tient un hôtel-restaurant au 5 rue Monsigny, proche du théâtre. Cet établissement est acquis vers 1907 et en activité jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Une photo de famille, datant d’août 1922, montre la mère de Victor accompagnée de Fernande et de ses enfants posant sur la plage de Boulogne. Tout ce beau monde est endimanché et heureux de se réunir. En père aimant, Victor Dupont emmène ses plus jeunes filles se promener sur les collines du Mont-Lambert, admirer le port et la ville en contrebas.

En marge des visites familiales, Victor Dupont en profite toujours pour fixer les chemins de la campagne boulonnaise ou prendre un instantané de la vie maritime. Ce sont là ses deux thèmes de prédilection, qu’il développe et expose sa vie durant, aux côtés des œuvres de genre (scènes intimistes, maternité ou œuvres religieuses). La production boulonnaise reste privilégiée dans son œuvre. Déjà, à la fin des années 1890, ses premières toiles décrivent souvent l’immensité de la mer, dans son plus simple appareil, à l’instar de La Vague et de Vagues et Rochers, conservées au musée de Beauvais. Dans La Vague, Victor Dupont adopte une mise en page recherchée, ne laissant subsister qu’une mince bande de ciel, tandis que l’intérêt se reporte au premier plan sur le jeu des vagues et des filets. La rapidité de la notation rejoint la justesse de l’effet. Il peint également des natures mortes (harengs) et Rue de la Beurière, emblématique du quartier des marins boulonnais, qui subsiste encore aujourd’hui.

Dix ans plus tard, les œuvres maritimes ont encore gagné en maturité et adoptent une pâte toujours plus moderne. Après la révélation du Fauvisme en 1905, Victor Dupont réalise des huiles où se mêlent couleurs crues et cernes noirs. Dans Le Quai Gambetta (1906), le peintre croque un moment de la vie maritime boulonnaise. Cette œuvre, des plus accomplies, n’est pas sans rappeler Albert Marquet, ses grisailles portuaires troubles, ses perspectives obliques, ses silhouettes, son fondu. Dans sa facture, Victor Dupont adopte une touche plutôt grasse et large. Le cadrage, rompu, est très japonisant et la simplification puissante, sans maniérisme graphique. Ces tableaux fauvisants révèlent à la fois un parfait usage des couleurs et des mises en scène du sujet abouties. A la même époque (1909), dans un style sobre et appliqué où le dessin prédomine, son jeune fils Pierre apparaît dans un très beau portrait, croqué en Matelot Boulonnais.

Après la guerre, dans les années 1920, le peintre réalise encore des toiles typiquement boulonnaises, parfois monumentales comme les Matelots, présentée au Salon des Indépendants en 1924 et aujourd’hui non localisée. Une idée précise de cette œuvre transparaît dans le tableau sobrement intitulé Port de Boulogne (étude sans les personnages). Bien composée, la scène décrit le quai Gambetta encombré de cordiers (bateaux à vapeur) tandis qu’un voilier se dresse au milieu du chenal. L’artiste y impose une ambiance brumeuse servie par des tons camaïeux. Un aperçu des personnages composant les Matelots est rendu possible avec la vue d’un Islandais, auquel son fils Pierre a servi de modèle. Avec ce pêcheur qui arbore fièrement sa vareuse orange en regardant l’horizon, Victor Dupont cherche à exprimer symboliquement des sentiments intérieurs, l’angoisse du départ, de la séparation et de la mort, souvent vécus par les marins au long cours. Cette œuvre reçoit une bonne critique, notamment : « J’aurais pu citer à part M. Victor Dupont, pour ses Matelots de Boulogne et sa Nature morte, qui sortent très particulièrement du commun, sans ostentation ». Au Salon d’Automne de 1925, l’artiste présente sa fille Marie-Louise coupant une pomme. Dans ce joli portrait intimiste, Victor Dupont use de sa palette chatoyante et fait contraster les couleurs chaudes portées par l’enfant et l’arrière-plan, traité dans un frais camaïeu de verts et de bleus.

En marge des œuvres maritimes, Victor Dupont croque à l’envi la campagne boulonnaise. Ses paysages « montrent l’attachement de l’artiste à la nature et l’émotion particulière qu’il sait si bien extérioriser dans ses toiles». Dans La Maison sur la Colline, datant des années 1900, l’artiste représente un coin du Mont-Lambert sur les hauteurs de Boulogne, encore vierge de toute modernité à outrance. Vue presque abstraite, marquée par les Nabis et Paul Sérusier, qui s’emploient à simplifier les formes et à donner le pouvoir à la couleur, cette toile étonne par sa modernité. Dans un cadrage original, les tons vifs explosent sur la toile et écrasent le ciel gris, réduit à la portion congrue. A la même époque, il réalise La Voie Ferrée, où la mise en scène soignée confronte une nature paisible à une locomotive qui dévale la colline à vive allure. Ce paysage boulonnais bénéficie d’une influence cézannienne dans le traitement cubiste des maisons. Au fil de ses promenades, le peintre produit une série de chemins campagnards, dont Le Chemin et Le Chemin du Moulin, traités avec une pâte généreuse, où les toits rouges typiques de la région du Nord sont omniprésents. Victor Dupont explique comment il obtient sa palette audacieuse et ses coloris fauves : « Je ménage l’acidité de mes couleurs pour qu’au bout de 5 ou 6 ans, elles aient pris une maturité durable. La beauté du coloris est obtenue par un emploi savant des verts et des rouges, soit purs, soit habilement rompus».

Plus tard, présentées au Salon des Indépendants en 1912, Vallée de la Liane et Route de la Vallée montrent des pins parasols installés sur la route partant de Boulogne et menant à Saint-Étienne-au-Mont, Hesdigneul et Carly. Les ocres puissants et les verts tendres dominent le ciel éthéré. Au printemps 1927, lors de sa première rétrospective à la galerie de la Palette française à Paris, l’artiste propose au public 31 œuvres, notamment des vues boulonnaises : Jeune Fille sur la Falaise, Vieux Remparts, La Vallée de Boulogne-sur-Mer et La Haute-Ville, Porte Gayole. Les sujets boulonnais sont aussi récurrents dans les achats de l’État. En octobre 1935 et juin 1936, le musée de Saint-Quentin acquiert deux grandes huiles Paysage Boulonnais et Pâturages en Artois, qui sont un hymne à la nature vierge de son enfance.

La carrière et l’œuvre de Victor Dupont sont emblématiques d’une époque troublée et engagée. Si l’artiste suit tout d’abord un parcours académique, il s’engage rapidement vers les expériences nouvelles du Fauvisme et de l’Expressionnisme. S’il aime le dessin, Victor Dupont privilégie l’usage intensif de la couleur pour construire ses œuvres et mettre en scène ses sujets. Comme d’autres artistes, c’est aussi un homme marqué dans sa chair par l’horreur de la Première guerre mondiale. Ce choc le radicalise dans ses convictions et enflamme sa foi chrétienne. Alors qu’il croit révolutionner l’Art en participant aux Ateliers de l’art sacré, il s’enferme au contraire dans des conventions parfois dépassées, se coupe d’une partie de son public, et refuse l’appui des galeristes pour vendre son travail. Très marqué par les derniers bombardements de Boulogne, c’est un homme malade et un artiste quelque peu oublié qui subit bien malgré lui la débâcle de 1940. Affaibli par une malnutrition chronique et atteint de tuberculose, Victor Dupont décède le 7 juillet 1941 à l’hôpital Laënnec à Paris. Dans cette période troublée, le monde artistique est affecté par la disparition de ce petit homme élégant à lunettes, la cigarette toujours à la main, ancienne gloire postimpressionniste, qui a animé pendant plus de trente années les grands Salons parisiens. Sa production reste limitée, composée d’environ 400 œuvres peintes et d’une centaine d’aquarelles, gouaches, dessins et gravures. Sous l’impulsion de Maurice Boudot-Lamotte, le Salon d’Automne de 1941 lui consacre une rétrospective. Son ami lui dédie alors ces quelques mots qui résume bien la force artistique de Victor Dupont, qui fut un « dessinateur solide, d’exécutant vigoureux et de coloriste puissant chez qui l’harmonie ne résulte pas de l’atténuation des teintes, mais de la science des accords ». Depuis, l’artiste n’a plus été consacré. A nous de faire revivre l’œuvre chatoyant de Victor Dupont et de mettre aux cimaises de notre musée les Enfants au Chien figurant sa famille, adorée par l’artiste, et ses autres beaux sujets boulonnais.

Auteur : Yann Gobert-Sergent