Eugène Vail (1857-1934) – peintre américain de l’École d’Étaples

A la fin du 19ème siècle, de nombreux artistes fréquentent la Côte d’Opale à la recherche de sujets pittoresques. Déjà, avant eux, beaucoup s’étaient rendus en Bretagne pour peindre, de l’École de Pont-Aven autour de Gauguin à la colonie d’artistes américains à Concarneau. Boulogne, sa pêche industrielle et son service transmanche attirent beaucoup de peintres français et d’ailleurs. A Étaples, engagés dans une pêche plus traditionnelle, les gens de mer sont étudiés et croqués par des artistes de tout horizon, des Français bien sûr comme Eugène Chigot (1860-1923) et Gaston Balande (1880-1971), mais aussi par des étrangers, anglais, américains, australiens… C’est la « Colonie d’Étaples », qui perdure jusqu’à la Grande guerre. D’origine américaine, Eugène Vail s’inscrit dans cette veine naturaliste, où les retours de pêche agités, la plage parsemée de navires échoués et les pêcheuses laborieuses alimentent son œuvre.

Eugène Vail est né à Saint-Malo le 28 septembre 1857, d’une mère bretonne, Clotilde Le Gué, et d’un père américain. Son grand-père s’est exercé à l’art de la miniature à New-York, quand son père pratique l’aquarelle. Aux États-Unis, après ses études primaires, il fait une formation d’ingénieur dans le New-Jersey pour suivre les vœux paternels. Lors d’un long voyage scientifique en Amérique, il réalise les portraits de ses collègues ce qui va lancer sa vocation. Après un passage rapide à la « Art Students League » (École d’art de New-York), il revient en France en 1882 pour entrer dans l’atelier d’Alexandre Cabanel (1823-1889) à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il y reçoit une formation classique, axée sur le dessin et la forme. Sur les conseils de Cabanel, il quitte Paris en 1884 pour rejoindre Concarneau, Audierne et Pont-Aven, sur les traces de ses illustres prédécesseurs, afin d’y peindre en plein air. En 1885, il vient à Étaples pour la première fois. A l’automne 1889, il rentre en Amérique pour s’y marier en janvier 1890 avec Gertrude Mauran, une riche héritière rencontrée à Paris. Élevée en France, son épouse parle le français et a étudié le dessin et l’aquarelle. De retour en Europe, le couple fait un passage à Dordrecht (Pays-Bas), où l’artiste s’exerce. Il y retournera plusieurs fois.

A l’automne 1890, il s’installe à Étaples et se lie naturellement avec les nombreux artistes qui vivent dans ce petit village côtier, notamment avec les Anglo-saxons. En 1893, Virginia Couse, la femme du peintre Irving Couse (1866-1936), célèbre pour ses tableaux étaplois et son album photographique, témoigne de l’importance d’Eugène Vail au sein de la communauté des artistes locaux : « C’est un artiste américain qui vit ici depuis une dizaine d’années […] Les parents de sa femme sont très riches et leur viennent en aide. Bien que M. Vail soit un bon peintre, ses tableaux n’ont pas l’air de se vendre beaucoup. Mme Vail a conscience de son rang et prodigue ses conseils aux peintres et à leurs épouses ». En effet, en dépit de son talent, l’œuvre d’Eugène Vail peine à trouver son public. Contrairement à d’autres artistes, il ne bénéficie pas des commandes de l’État pour écouler ses grands formats et, seules les expositions plus modestes semblent lui permettre quelques ventes. Le contexte se durcit davantage encore après la guerre 14-18, où des artistes et des courants plus modernes remportent l’intérêt grandissant des collectionneurs qui achètent de la peinture pour orner leur intérieur. La qualité de ses grandes compositions figurant des pêcheurs à l’ouvrage ne suffit plus à intéresser les acheteurs, qui se tournent de plus en plus vers des œuvres décoratives aux couleurs chatoyantes.

Durant sa carrière, Eugène Vail peint surtout à Étaples, mais réalise aussi des œuvres à Boulogne et à Berck. Il voyage également à Venise, où il compose des vues de la place Saint-Marc et des canaux, dans une approche plus impressionniste et lumineuse. Il peint aussi à Florence et à Sienne. Au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, il présente : Dans Venise la Rouge, La Salute, Nuit de Gala en 1902, Saint-Marc, Clair de Lune, Le Grand Canal et Vieux Murs en 1903, puis un triptyque intitulé Nocturnes à Venise en 1906. Durant la Grande guerre, le couple Vail se réfugie en Suisse, à Saint-Moritz (scènes d’hiver) et à Davos, où Eugène Vail peint à ses temps perdus. Longtemps établi sur la Côte d’Opale, c’est pourtant à Paris qu’il meurt le 25 décembre 1934. L’année suivante, la Société Nationale des Beaux-Arts honore sa mémoire en organisant une rétrospective de son œuvre.

Malgré la mévente récurrente de ses œuvres, Eugène Vail participe à de nombreux salons et sociétés d’art. En Amérique, il est reconnu avec une médaille d’argent remportée à la Lousiana Purchase Exhibition de Saint-Louis (Missouri) en 1904. Il fait une exposition personnelle à la Rhode Island School of Design à Providence en 1906. En Europe, il est récompensé à Munich, à Anvers, à Berlin (grand diplôme d’honneur en 1891, puis médaillé avec Soleil de Mars en 1900) et à l’Exposition Universelle de Liège en 1905.

En France, Eugène Vail expose au Salon des Artistes français pendant une dizaine d’années, répondant aux affinités classiques demandées par le jury. Il commence en 1883 avec Seulette, puis Le Port de Pêche à Concarneau l’année suivante, L’Avant-port à Dieppe en 1885 et Sur la Tamise en 1886. A ce Salon officiel, il obtient une première mention en 1886, puis une médaille de troisième classe en 1888, et enfin une médaille d’or à l’Exposition Universelle à Paris en 1889 avec Paré à Virer. En août 1894, il reçoit la Légion d’Honneur aux côtés de Virginie Demont-Breton (1859-1935). Ensuite, l’artiste se tourne vers la Société Nationale des Beaux-Arts pour en devenir sociétaire dès 1896, et y exposer douze années durant. En décembre 1897, la galerie Mancini à Paris accueille « Eugène Vail, que des succès antérieurs avaient signalé depuis longtemps à l’attention des délicats, qui est en ce moment en pleine évolution, et c’est à une nouvelle forme d’art qu’il consacre désormais son talent arrivé à pleine maturité. C’est un évocateur. Ses colorations vigoureuses et calmes donnent une émotion profonde, car ce peintre traduit la nature sans mièvrerie et sait faire passer dans l’esprit du spectateur le sentiment et l’impression qui se dégagent des êtres et des choses. Heureux mélange de symbolisme et de réalité, troublante évocation d’art, telle est l’œuvre d’Eugène Vail, qui a su imprimer à ses toiles une individualité consciencieuse, hardie, originale, qui mérite de fixer l’attention des amateurs d’art les plus éclairés » (L’Intransigeant, 1897). Il participe au Salon de Rouen en 1893, au Salon de Bordeaux en 1897 et 1901, et expose au Salon des Peintres orientalistes français en 1904 et 1906 (œuvres vénitiennes). A l’Exposition Universelle de Paris en 1900, il montre au public Matin d’Octobre, Voix de la Mer et Soir en Bretagne, florilège de son talent.

En marge de ces divers Salons, Eugène Vail présente son travail dès 1896 dans la prestigieuse galerie d’art Georges Petit. En février 1882, le marchand Georges Petit avait ouvert une luxueuse salle d’exposition 8 rue Sèze à Paris. Très rapidement, l’adresse devient incontournable pour les amateurs fortunés et les artistes. Grâce aux vernissages grandioses, Georges Petit parvient à attirer la haute société parisienne et étrangère. Eugène Vail accroche ses toiles aux cimaises de cette galerie jusqu’en 1906. En 1900, il intègre la Société Nouvelle de peintres et de sculpteurs, riche de 22 sociétaires, dont les grands artistes du moment, et ses collègues nordistes, Henri Le Sidaner (1862-1939), Henri Duhem (1860-1941) et le norvégien Fritz Thaulow (1947-1906). Ce groupe expose chez Georges Petit à chaque printemps, et devra cesser ses activités avec l’entrée en guerre à l’été 1914. Eugène Vail y revient en juin 1921 lors d’une exposition personnelle composée de 83 tableaux, saluée par la critique, dont une vue d’Étaples et des paysages du Nord. Dans cette galerie, sa rencontre avec ces artistes plus avant-gardistes le fait évoluer et éclaircir sa palette. Ce changement est notamment visible dans ses tableaux italiens, baignés de lumière et de couleurs coruscantes.

Dans son œuvre boulonnaise, la vie des marins et des matelotes, mise en scène dans une description précise des activités halieutiques, revêt des accents véritablement ethnographiques. Eugène Vail aime partager la vie des pêcheurs pour y trouver l’inspiration la plus juste. Dans une palette sobre aux couleurs froides, « parfois tristes comme en deuil » (Le Matin, 1897), ses compositions demeurent souvent impressionnantes, servies dans des formats gigantesques. Si la plupart ont aujourd’hui disparu, certaines se trouvent encore dans les musées, notamment américains. Cependant, les nombreuses études travaillées sur le motif nous renseignent parfaitement sur ses sujets de prédilection. Les Salons parisiens et provinciaux se font l’écho de son art régionaliste, très présent dans les années 1890-1900.

Au Salon des Artistes français de 1887, l’artiste débute avec Veuve ! (huile sur toile, 230cm x 160cm). Dans ce premier grand format, une femme vêtue de noir tient par la main une fillette. Le drame des disparitions en mer est ici évoqué en filigrane, de manière subtile, sans mièvreries. Puis, en 1888, c’est Paré à Virer, tableau impressionnant qui recevra l’année suivante la médaille d’or à l’Exposition universelle. Satisfait de son ouvrage, l’artiste se fait photographier fièrement devant l’œuvre. Localisée à Boulogne, elle est aujourd’hui conservée au musée de Chicago (huile sur toile, 238cm x 318cm). A l’arrière d’un bateau de pêche, des marins manœuvrent dans une mer démontée. Sujet également représenté par Francis Tattegrain (1852-1915) et d’autres artistes du moment, Eugène Vail montre dans cette toile sa bonne maîtrise dans la figuration de cette tranche de vie des marins, qu’il a sûrement observée à bord.

En 1889, Eugène Vail présente Mon Homme ! une autre œuvre monumentale. Dans cette composition impressionnante, l’artiste y représente une matelote courant sur la digue de Boulogne, lors d’un retour de pêche mouvementé. Plus tard, en 1894, Eugène Vail réinterprète ce sujet dans Retour de Pêche à Boulogne. Réalisée en automne, durant la saison du hareng, cette œuvre reçoit des tons froids, des camaïeux de gris et de marron. Seules l’écume de la vague tempétueuse et la « calipette » de la matelote éclairent la toile. Debout sur la jetée, la mère et sa jeune fille regardent le ballet incessant des navires de pêche, le visage marqué par une anxiété palpable. Au premier plan, presque centrée, la fillette emmitouflée dans un châle accompagne sa mère. Toute menue, elle paraît bien fragile dans cette atmosphère venteuse et glaciale, et semble faire face aux éléments naturels en se réfugiant contre des jambes maternelles plus solides. D’une image pittoresque, Eugène Vail parvient, sans fioritures, à attendrir le spectateur, ému par la précarité de cette frêle silhouette enfantine. En résonance avec ces grandes compositions, l’artiste convainc aussi par les portraits, plus intimistes, qui rendent hommage à la communauté maritime telle cette Léonie, présentée de profil avec sa coiffe traditionnelle, matelote étaploise anonyme sublimée à la manière d’une femme de haut rang.

Au Salon des Artistes français de 1893, l’artiste expose Pêcheurs, Mer du Nord, figurant un déchargement de la marée à Étaples. Cette gigantesque huile (457cm x 915cm), dont l’étude est conservée au musée du Touquet (huile sur toile, 69cm x 99cm) est probablement son record en termes de format. En 1890, son collègue Louis Dessar (1867-1952) raconte que ce tableau obligea Vail « à faire un trou dans le plancher pour le sortir de son atelier ». Puis, en 1894, Soir d’Automne à Étaples décrit, « dans une atmosphère toute grise, une femme et sa fille qui s’en vont sur une passerelle au bord de l’eau, toutes deux courbées sous le vent qui vient du large chargé d’embruns. Il y a de la largeur dans le dessin et une mélancolique harmonie sur toute la toile ». C’est un succès car le tableau « frappait tous ceux qui connaissent la baie de Canche et le pont qui relie Étaples à Paris-Plage. L’exactitude des moindres détails jointe à l’effet si bien observé de la brume crépusculaire a fait le succès de cette belle toile » (Dépêche de Brest, 1894).

Au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, Eugène Vail présente Rue de Village en 1896, Enfants et leur Mère en 1897, sept œuvres en 1898 dont Crépuscule, Il pleut sur la Ville, Portraits, Voix de la Mer, six œuvres en 1899 dont Heure de Prière et Marine. Après sa série de tableaux vénitiens réalisés de 1902 à 1906, il abandonne ce Salon. Dans les expositions régionalistes du Nord de la France, le peintre y envoie ses études de tableaux. Au Salon de la Société artistique de Roubaix-Tourcoing en 1888, il montre La Grande Sœur. En 1894, au Salon de la Société des Amis des Arts de Douai, son tableau Crépuscule à Berck reçoit un bon accueil du public.

Après sa mort survenue en 1934, Eugène Vail revit à travers des rétrospectives posthumes qui mettent à l’honneur un corpus de ses œuvres. En France, la galerie Charpentier expose son travail en juin 1937 et édite un catalogue préfacé par son ami Henri Le Sidaner. A cette occasion, le fameux critique d’art, Louis Vauxcelles, salue « cet harmoniste qui gradue musicalement ses modulations beiges ou argentées, avec une sensibilité pénétrante ». D’autres manifestations suivent aux États-Unis de 1939 à 1941, sous l’impulsion de son épouse. Mais, la Seconde guerre mondiale puis le modernisme artistique envoient au rebut l’œuvre naturaliste d’un grand nombre d’artistes du début du 20ème siècle. Eugène Vail est alors oublié. Heureusement, depuis une trentaine d’années, le regain d’intérêt pour les artistes qui ont peint la Côte d’Opale à la Belle Époque annonce son retour dans les expositions. Aujourd’hui, l’œuvre d’Eugène Vail est surtout représenté dans les musées américains (New-York, Washington, Chicago, Rhodes-Island, Gloucester, Hagerstown, Worcester), à Rome (trois tableaux à l’ambassade américaine) et à Venise, à Paris aux musées du Louvre (Port de Concarneau) et du Luxembourg, et dans les musées de province (Le Touquet, Hazebrouck, Brest, Gray, …). « Heureux mélange de symbolisme et de réalité, troublante évocation d’art, telle est l’œuvre d’Eugène Vail, qui a su imprimer à ses toiles une individualité consciencieuse, hardie, originale, qui mérite de fixer l’attention des amateurs d’art les plus éclairés » (L’Intransigeant, 1897), et qui s’inscrit définitivement dans le cercle des grands artistes de l’École d’Étaples.

Auteur : Yann Gobert-Sergent