Henri Rovel (1849-1926) – ami vosgien du couple Demont-Breton

Sur la Côte d’Opale, Wissant a attiré de nombreux artistes durant tout le 19ème siècle, à l’instar de Boulogne, Étaples, Équihen et Berck. Dans ce petit village pittoresque, qui bénéficie alors de la présence voisine de la nouvelle gare de Rinxent, vient s’installer le couple d’artistes célèbres Virginie Demont-Breton et son mari le paysagiste Adrien Demont. Ces deux peintres habitent le Typhonium, leur maison au style égyptisant achevée en 1900, et accueillent nombre d’artistes en herbe pour leur apprentissage et les conseiller. Ce « Groupe Demont », aussi connu comme « École de Wissant », marque durablement l’époque qui perdure de nos jours encore, à travers les œuvres de Georges Maroniez, Félix Planquette, Édouard Houssin et bien d’autres. Certains artistes sont simplement de passage chez leurs amis wissantais, travaillent avec eux comme Francis Tattegrain, ou reçoivent leurs précieux conseils. Ingénieur de formation, Henri Rovel est très éclectique dans ses passions et ses activités. Il vient à plusieurs reprises à Wissant et croque la Côte d’Opale, essentiellement les villages de pêcheurs ainsi que Boulogne. Si son travail orientaliste, fruit de ses pérégrinations au Maghreb, est aujourd’hui reconnu, ses peintures boulonnaises restent encore confidentielles. Bien qu’elles soient rares, elles méritent un éclairage nouveau.

Henri Rovel est né le 8 juillet 1849 à Saint-Dié dans les Vosges, d’une famille de cultivateurs. Son père, Jean-Baptiste Rovel, s’établit dans cette ville et exerce l’activité de marchand de papier peint. Orphelin à 10 ans, le jeune enfant est recueilli par M. Wolfrom, un commerçant amateur d’art. Il l’encourage dans ses études. A 15 ans, l’adolescent part à Nancy pour suivre une classe préparatoire.  Il intègre l’École Polytechnique en 1868 et y devient ingénieur. Il en sort officier d’artillerie quand la guerre de 1870 se déclare. Au début du conflit, au temps des premières défaites, Henri Rovel parvient à s’échapper du siège de Metz et rejoint l’armée de la Loire. Dans la « Lorraine Artiste » en 1892, l’artiste se confie sur cette épreuve de jeunesse : « Après la capitulation, je fis la route de Nancy à Bourges en traversant les lignes prussiennes… De Tours, on m’envoya à Rennes et je partis à l’armée avec le capitaine Douvres. Blessé et prisonnier, il me laissa le commandement de la batterie, j’avais 21 ans et il me restait 3 hommes par pièce… ». Vers 1871, il rencontre Adrien Demont à Douai. Après la guerre, Henri Rovel rédige quelques mémoires appréciés sur les questions militaires, mais cette carrière de contraintes ne l’enthousiasme guère. En 1874, il démissionne et préfère « se lancer dans l’étude de la peinture. Je n’avais jamais touché une palette, mais j’en avais le plus vif désir… J’ai toujours travaillé seul et si j’ai été chez Cormon, c’est pour pouvoir facilement y dessiner le nu ».

Dans l’atelier Cormont, il suit l’enseignement académique de ce vieux maître. Il y apprend la peinture classique pour réaliser des paysages, des nus et des portraits. Il se veut « peintre réaliste, ressemblant, pragmatique et presque commercial ». Membre de la Société des artistes français, il expose régulièrement au Salon des Champs-Élysées à partir de 1882 et aux Salons de province à Saint-Dié, Épinal et Remiremont. Amoureux de sa région natale, il croque son environnement et ses traditions, notamment des vues vosgiennes : « Dans les Vosges » (1886), « Schlitteur » (1888), « Le Pêcheur de truites dans les Vosges » (1896). Certaines de ses œuvres régionalistes sont conservées au Musée Pierre-Noël de Saint-Dié : « Vue de Lusse » (1890), « Pêcheurs sur le lac de Gérardmer » (1908), « Calvaire Vosgien » (24 cm x 33 cm), « Schlitteurs dans les Vosges », « Le Pont des Fées près de Gérardmer » (musée de Toul), « La Skieuse » (musée de Saint-Dié). Grand voyageur, Henri Rovel se nourrit de la couleur et de la lumière du sud de l’Europe : en Espagne notamment avec « Danseuse Espagnole » (1886), « L’Église Santa-Isabel à Séville » (1891), ainsi qu’en Suisse avec « Vue du château d’Arroccato » (1888). A cette époque, Henri Rovel fait découvrir au couple Demont-Breton, la région des Vosges. Dans ses mémoires, Virginie Demont-Breton raconte : « Nous fîmes avec lui un voyage à pied, sac au dos, dans les Vosges, sa chère province. Il était si fier de ses belles forêts, de ses coteaux roussis au soleil, de ses étourdissantes cascades… ».

En mars-avril 1895, Rovel accompagne les Demont-Breton au Maghreb. En cette fin du 19ème siècle, l’Orientalisme est très en vogue auprès du public. Ce courant marque l’intérêt et la curiosité des artistes et des écrivains pour les pays du Couchant et du Levant. En 1893, la création du Salon des peintres orientalistes consacre le succès des thèmes exotiques. Puis, en 1908, la Société coloniale des artistes français rassemble les peintres orientalistes. Virginie Demont-Breton parle de leurs pérégrinations en Afrique du Nord de manière affectueuse, et révèle au passage le caractère cabotin et sympathique d’Henri Rovel : « Au départ, tandis que le train nous emportait vers Marseille où nous devions nous embarquer pour Alger, à bord du Général Chanzy, Rovel dit : Il faudra que chacun de nous inscrive ses impressions sur les pays merveilleux que nous allons visiter. En tirant de sa poche un petit carnet tout neuf, il inscrivit en première page : Notes Hebdromadaires ».

Si Virginie Demont-Breton peint beaucoup autour de Biskra, des campements, des tentes et leurs bédouins, Henri Rovel semble plus éclectique dans ses sujets. Attiré par la lumière de ces terres dorées, Henri Rovel voyage davantage. Il y peint dans la tradition orientaliste et laisse des vues de Tunis et des oueds africains, aux couleurs chatoyantes : « Village Fortifié en Tunisie », « Vue de Tunis au coucher du soleil » (achat par l’État en 1896, musée d’Épinal), « Plage de Monastir », « Oued Gabès », « Vue de Gafsa » (1900), « Village fortifié en Tunisie » (27 cm x 43 cm) visible au Musée Pierre-Noël de Saint-Dié. L’artiste séjourne également en Algérie et en rapporte dessins, croquis et peintures : « Vue d’Alger » (1899) et « Soldat Arabe », une très grande toile figurative, très colorée et expressive. Dans cette veine orientaliste, il réalise également des affiches pour les chemins de fer : « Vue de Tunis, Kairouan, El Djem, Tebessa, Bizerte », affiche en couleurs, lithographiée par la Société Lyonnaise de photochromographie (110 cm x 80 cm).

En marge de sa peinture, Henri Rovel réfléchit à la création artistique et publie en 1908 un article important intitulé « Les lois d’harmonie de la peinture et de la musique sont les mêmes ». Il pratique également la musique, notamment le piano. En plus des arts, Henri Rovel reste un polytechnicien et s’intéresse à la science. Passionné par les phénomènes météorologiques, il consacre les quinze dernières années de sa vie à l’observation et à la prévision du temps à venir. Observateur de son époque, il se montre également auteur engagé en laissant des ouvrages économiques et sociologiques : « Roman et étude sociale – Pour l’Humanité et la Patrie – Suppression de la misère » (1897), « Association du capital et du travail, seule solution pratique du problème social » (1901), « Le droit à la vie et l’éducation » (1908).

Dans la débâcle de la guerre de 1870, Henri Rovel rencontre Adrien Demont en passant à Douai. De cette rencontre va naître une longue amitié, à la fois intellectuelle et artistique. Cet artiste paysagiste lui fait connaître par la suite sa femme, Virginie Demont-Breton, et son beau-père, le fameux peintre Jules Breton. Virginie Demont-Breton raconte : « Au printemps 1888, peu après la naissance de notre petite Adrienne, comme j’étais encore alitée ayant été très souffrante, j’entendis un jour une exquise mélodie inconnue qui montait du salon, situé au rez-de-chaussée, et je reconnus le style très original de Rovel. […] Il venait de l’improviser. Il lui donna pour titre : La Jeune Mère, et me la dédia ». Invité à plusieurs reprises à Montgeron, Henri Rovel est reçu dès les années 1890 à Wissant, où le couple Demont-Breton a fait construire le Typhonium, leur belle demeure égyptisante, et découvre ainsi la Côte d’Opale. Les sujets wissantais puis boulonnais apparaissent alors dans son œuvre picturale.

Ses vues de Wissant sont interprétées dans la lignée du travail de Virginie et d’Adrien Demont. Henri Rovel traduit la vie maritime et les gens de mer dans un goût naturaliste, mais tout en privilégiant les paysages. Datée de 1896, sa toile la plus importante reste « Calvaire de Wissant » (huile sur toile, 64cm x 91cm) : dans cette composition apparaissent l’influence vosgienne et son goût pour les grands espaces verdoyants. La toile est divisée en deux parties égales, partagée entre le décor naturel traité en un camaïeu de verts, et le ciel et la mer confondus dans des tons bleus, verts et roses. Au premier plan, un groupe humain composé d’un vieux marin, d’un pêcheur habillé pour partir en mer, et d’une matelote agenouillée en habits traditionnels (calipette et robe à jupons), sont en prière devant un Christ en croix. Cette représentation forte du calvaire de Wissant, installé en contrebas du Typhonium, est un témoignage de la vie maritime et des croyances chrétiennes, qui aident à survivre aux drames de la mer.

La vie de ces marins transparaît également dans « Pêcheur de Wissant » (huile sur toile, 42cm x 24cm). Pris sur la dune, ce portrait en pied présente un pêcheur vêtu de ses habits traditionnels : les houssiaux (grandes bottes de pêche), la vareuse ocre, le bonnet surmonté d’une houppette rouge. Avec sa barbe touffue, fumant sa petite pipe, l’homme regarde au loin la mer plate et le Cap Griz-Nez, fermant la baie. Dans cette œuvre pittoresque, le dessin est posé et omniprésent, la palette reste cantonnée à la plus simple expression des couleurs réelles du sujet. Ainsi, Henri Rovel s’inscrit dans la veine naturaliste exercée à maintes reprises par Virginie Demont-Breton, qui peint la réalité des gens de mer de Wissant.

Une autre œuvre reprend un sujet emblématique, représenté par la plupart des artistes de l’École de Wissant, par Adrien Demont et Alexandre Houzé : « Le pont à l’entrée de l’Herlen » (huile sur toile, 31cm x 43cm). Prise de nuit, la vue figure le pont traversé par l’Herlen à la sortie du village, un soir de pleine lune. Dans des tons très monochromes, le bourg et son église se dessinent à peine à l’arrière-plan. Seule la lune, comme un phare céleste, éclaire de reflets bleutés et éclatants la petite rivière qui traverse le village.

Henri Rovel peint aussi Boulogne, la ville et son port. Il laisse notamment « Bal des Capucins à Boulogne », montrant une foule en liesse sur la Place Saint-Nicolas. Il participe également à l’Exposition d’Art de Boulogne en 1901. En effet, presque quinze ans après le succès de 1887, une nouvelle Exposition Internationale d’Art est organisée à Boulogne. Le comité qui rassemble entre autres le couple Demont-Breton, Francis Tattegrain, Fritz Thaulow, veut plus particulièrement mettre à l’honneur les sujets boulonnais. Adrien Demont en est le vice-président. L’exposition se déroule du 18 juillet au 15 septembre 1901, quai Gambetta, dans les nouveaux locaux de la Chambre de Commerce. Près de 600 œuvres sont exposées au public, essentiellement dans la « section internationale », le reste dans la « section boulonnaise » et dans la « section école de dessin de Boulogne-sur-Mer », qui rassemble les travaux des élèves primés. Aux côtés de ses amis artistes, Henri Rovel présente deux petites huiles, « La Liane à Boulogne-sur-Mer » et « Le Bassin à flot à Boulogne-sur-Mer » (n° 293 et 294), qui reçoivent un bon succès. Contrairement à son habitude, où l’artiste aime s’appuyer sur un dessin abouti servi par des couleurs franches, Henri Rovel expérimente cette fois-ci une palette plus douce qui construit l’espace. Dans « Le Bassin à flot à Boulogne-sur-Mer » (huile sur toile, 44cm x 27cm), l’artiste utilise un format vertical afin de renforcer le champ et la perspective de la vue. Au premier-plan, un voilier amarré au quai laisse échapper un bout de sa coque rouge. A l’arrière-plan, bateaux à moteur et voiliers sont alignés en attendant la prochaine sortie en mer. Tous ces navires semblent flotter sur une mer aux tonalités brunes. Les deux autres tiers de l’œuvre sont dévolus à un ciel traité en fines touches, légères et évanescentes, aux accents postimpressionnistes. Ainsi, dans cette toile, l’artiste se montre davantage évocateur de l’ambiance portuaire, que véritablement peintre naturaliste. En 1903, toujours aussi proche des Demont-Breton, il présente à l’Exposition des Beaux-arts de Boulogne un portrait des filles des peintres wissantais. Au Salon des Artistes français, Henri Rovel expose « Travaux du port de Boulogne-sur-Mer – Effet de Nuit » (1905) et « Un coin du port de Boulogne-sur-Mer – La Cale au Bois » (1906). Ces deux œuvres sont les dernières présentées par l’artiste à Paris.

Dans son tableau « Le dernier vol du capitaine Ferber au champ d’aviation de Wimereux » (huile sur toile, 25cm x 42cm), l’artiste représente le drame qui s’est joué le 22 septembre 1909. Ce jour-là, Ferdinand Ferber, ancien polytechnicien et pionnier de l’aviation, inaugure « La Semaine de l’Aéronautique de Boulogne-sur-Mer ». Lors de ce meeting aérien, le pilote fait un mauvais atterrissage, son avion Voisin touche un sol inégal et les roues se calent dans une rigole. La catastrophe n’est pas tout de suite visible. L’appareil bascule en avant à l’arrêt et le moteur s’écrase sur Ferber, qui néanmoins se dégage seul. « C’est bête tout de même, un accident comme cela » déclare t-il avant de succomber à une hémorragie interne un quart d’heure plus tard. De cet événement, Henri Rovel laisse une œuvre naturaliste, montrant la campagne boulonnaise, ses collines et ses moulins, ses prairies verdoyantes et ses chemins tortueux. L’avion biplan apparaît discrètement, réduit à la portion congrue, comme pour masquer le drame inéluctable.

Durant sa vie très riche en activités, événements et amitiés, Henri Rovel semble toujours vouloir apprendre. Sorti de l’atelier de Cormont, qui finalement ne lui enseigne que les bases académiques, l’artiste s’enrichit au contact du couple Demont-Breton, avec lequel il partage des moments d’amitiés et de créations picturales, à Montgeron puis à Wissant. Si les sujets boulonnais restent rares dans sa production, Henri Rovel a néanmoins bien saisi les paysages, les marines et les gens de mer de la Côte d’Opale. Doucement, il se libère du dessin, parfois trop rigide, pour s’ouvrir à une palette plus douce et lumineuse qui construit les volumes et l’espace. Virginie Demont-Breton salue son ami qui disparaît le 1er août 1926, âgé de soixante-dix-huit ans : « Jusqu’à la fin, il a étudié la météorologie et il a écrit. Quelle que soit la foi ou la philosophie qui l’a secouru à sa dernière heure, on peut dire qu’il est mort en contemplant le ciel ».

Auteur : Yann Gobert-Sergent